Comme des bêtes

 

 

Il m’est soudain apparu que si cette maison dont nous sommes les témoins tendait parfois à accueillir des humains, ou des goules des fantômes des trolls des revenants des striges (je l’aime bien celui-là), il y manquait des animaux, des bêtes, des vraies, des domestiques ou non, sauvages ou barbares ou ont-elles donc une âme, ou encore ceux de compagnie, les meilleurs amis de, les plus nobles conquêtes et autres  allégories de quelque chose dont on ignorerait la composition ou les sentiments, mais qui, non loin de là, oeuvrerait à notre bien-être. Quelque chose à laquelle on aimerait croire ? en tout cas, ici, ils auront le beau rôle.

Evidemment, le cinéma nous en a souvent apporté (on a aimé « King Kong » (Ernest Schoedsack, 1933), comme celles du Comte Zaroff (du même mais en 1932), apprécié les serpents de « Duel » (Steven Spielberg, 1971, téléfilm mais n’importe), moins le squale des « Dents de la Mer » (le même mais en 1975), détesté ses dinosaures ( encore lui : « Jurassic Park », 1993 – sorti le jour de mes quarante ans t’as qu’à voir- en vérité cette espèce-là, si elle a jamais existé autre part que dans les esprits légèrement embrumés de quelque fantôme ou autre empreinte n’a pas fini de nous faire sourire doucement), il y a eu le « Max (mon amour) » de Nagisa Oshima (1985), tant d’autres), et ici il n’y en aurait pas ?

Balivernes.

Les voici un peu héros de ces trois films.

Trois volets magiques (pas vu le troisième vu qu’il ne sort que demain mais on s’en fout).

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Si l’histoire « pleine de bruits et de fureur » est racontée « par un idiot », on dira qu’ici il est bien joli (Shéhérazade est interprétée ici par Cristiana Alfaiate- voix off formidablement utilisée, j’adore ça). On verra « L’inquiet », « Le désolé » et « L’enchanté » plus de six heures qui passent comme un rêve. Dans le deuxième, un chien tient une place sensible mais plane

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(il parait que dans le monde réel (?), il porte le nom de Lucky), on l’appelle Dixie et il change de costume à chaque plan où il paraît (ou presque). Dans ce deuxième épisode, j’ai beaucoup aimé le fait que les deux suicidés retraités ou presque laissent leur appartement rangés comme jamais.

Dans le premier, et par ailleurs, on avait droit à un coq bavard

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qui portait son nom générique de bête à ravir. C’est le souvenir que j’en garde. J’espère que dans le troisième volet les choses se donneront un air plus enjoué (il faut dire, peut-être, que le film retrace une année au Portugal, où, comme en Grèce ces temps-ci, la plupart des habitants ont été sommés de rembourser aux banquiers -ici priapiques- fonds monétaires banque centrale européenne ou autres, je ne sais plus,  des sommes qu’ils n’avaient pas empruntées, faisant ainsi le bonheur de ces rapaces (beau film d’Eric von Strohein, 1924) mais le malheur d’une population (presque) entière).

Je garde en mémoire l’épisode des Magnifiques

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où le monde va se baigner au premier janvier, je garde en mémoire la beauté des paysages de l’épisode Siamo « sans tripe », je pose ici ces quelques images pour me souvenir des films précédents de ce réalisateur (Miguel Gomes) à qui on doit « Ce cher mois d’août » (2008) et « Tabou » (2012) magnifique, retenant aussi le son de tous ces films dû à Vasco Pimentel (dont on parlait ici).

Bêtes et hommes, dromadaires, baleines, coqs loups, d’autres sans doute (j’en oublie) forment les capitales figures de ces histoires modernes, contemporaines, vivantes et tellement touchantes.

 

 

Le Sacrifice (brûler…)

 

 

 

 

Ce type est un cinglé (mais on ne le sait pas exactement, on le suppose seulement) il est vieux (c’est un acteur fétiche) il a commencé juste après la guerre (la deuxième mondiale) avec Ingmar Bergman mais je l’ai connu aussi dans un film dont j’ai rédigé le découpage plan à plan (pour « l’Avant-scène Cinéma » du temps de Claude Beylie) « Dimenticare Venezia » de Franco Brusati (« Oublier Venise », 1976) dans lequel une vieille femme (je crois me souvenir qu’il s’agit de sa mère-mais plus sûrement, à me relire, de la bonne ou de sa nourrice) incarnée par Nerina Montagnani déclare « rose rouge, coeur ardent » qui m’est comme le seul et unique langage des fleurs qui me reste aujourd’hui ( le langage des fleurs, comme la carte du Tendre, sont pour moi des choses que je ne veux pas chercher à élucider). Je divague, c’est cette maison qui en est le témoin : dans ce film-ci, elle se trouve toujours sur cette île où Ingmar Bergman a tourné nombre de ses films (Gotland). Le héros en est un vieil homme (on n’a pas tellement avancé, je sais bien) qui veut conjurer le sort qui échoit au monde (une guerre mondiale – la troisième donc- qui dévastera tout). Si je l’ai choisi ici, c’est pour renouer avec la maison(s)témoin, parce que abandonnée quelques semaines, il faut y faire quelque chose d’assez spéciale (le film, au début et à la fin, baigne dans la musique de Bach – la passion selon Saint Matthieu- et c’est assez spéciale en effet) (1). Mais Andrei Tarkovski est, lui-même assez spéciale aussi.
Il a dédié ce film à son fils et depuis sa sortie (en 1986, grand prix spécial du jury à Cannes -président Sidney Pollack) j’ai cherché à le voir. Puis, vu, après « Andrei Roublev » j’ai aussi vu (il y a peu – compte en est rendu ici) le film de Chris Marker, où on voit précisément ce fils venir embrasser son père (celui-ci est mourant et mourra, en effet, quelques semaines plus tard). Il y a quelque chose chez Tarkovski et dans son amour du cinéma qui tient d’une sorte de miracle (lequel miracle est à l’oeuvre dans son dernier film, ce sacrifice donc).

Le vieil homme, incarné par Erland Josephson, donne à Dieu tout ce qu’il possède et c’est ainsi qu’en un plan extraordinaire en fumée s’envole sa maison.

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À la vérité, je dois de dire que je n’ai pas exactement compris ce film (ici, il est accroupi devant sa maison en flammes et se rend compte, peut-être, du sacrifice qu’il a consenti). A la première vision j’ai juste été subjugué : on voit que le feu est mis, c’est lui qui l’allume, il n’y a personne dans la maison, toute la famille est partie se promener.

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C’est lui qu’on voit (difficilement) au premier plan : son sacrifice, est-ce le fait d’un fou ? On se dit « non c’est pas possible…! » d’autant que la maison est dépeinte d’un bout à l’autre du film comme idyllique et belle, joyeuse et tranquille…

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Voici la famille qui revient : le prend-on pour un fou ? L’est-il devenu ? L’imminence de la guerre est-elle, a-t-elle été réelle ou une simple vue de son esprit malade ?

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Toute la famille est submergée (l’eau qui affleure ici est tellement magique). La maison brûle.

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Et lui, ce vieil homme, voit cette femme, sa voisine

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en qui il croit, et il la remercie.

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La maison est en cendres

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et on emmène le vieillard vers l’ambulance qui le conduit à l’asile (l’affaire est entendue donc : on a affaire à un fou).
Tout au long du film, je suis resté subjugué par les images. Ce plan où la maison brûle, où on court après le « fou », où on le rattrape

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car il faut l’interner (déchirant)

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il en va de la vie du monde, peut-être : du vrai cinéma.

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Et donc, et comme à l’accoutumée, tout est, encore, à refaire…

Y voir une allégorie de l’art, de la religion, y comprendre que la voisine agit comme un être doué de pouvoirs de sorcellerie (blanche puisqu’elle est censée avoir permis d’éviter la troisième guerre mondiale…), pourquoi pas ? Restent, toujours et comme toujours au cinéma, les images qu’on en a gardé…

Et donc, dans cette maison(s)témoin, l’une des plus belles façons de dire, au monde, qu’il faut y croire.

 

 

 

(1) : on pourrait expliquer le fait que ce billet soit posé aujourd’hui par la conjonction qui a voulu que dans les flammes, durant la nuit dernière, en fumée se sont envolées des milliers de choses qui auraient du participer à l’édification de la « quatrième travée » de la Cité des sciences et de l’industrie, accident (probablement) qui ne peut laisser l’auteur indifférent.

 

 

 

 

DLM 8 | flageoler

 

Avant-hier, Force verte a ouvert la porte, c’était l’heure du repas journalier, mais à peine venait-il de la refermer à clé et de se retourner qu’il a perdu l’équilibre ; le plateau qu’il tenait dans ses mains est tombé avec lui, devant moi, alors sa tête a cogné le sol et il est resté là, inerte et muet. Comme j’ai pensé que c’était un piège de plus, encore un test, je n’ai pas bougé : les flageolets pouvaient attendre et surtout ils ne valaient pas une raclée supplémentaire de la part de mes geôliers. Au bout d’un moment j’ai demandé si ça allait, une première fois doucement puis une deuxième fois un peu plus fort : Vous allez bien ? Comme il ne répondait rien et ne se relevait pas je me suis rapproché de lui et du bout de mes orteils je lui ai chatouillé une main, les cheveux, une oreille, le nez. Je puais tellement que l’odeur aurait dû réveiller un mort et pourtant Force verte ne bougeait toujours pas, j’ai pensé : Il est plus résistant que la mort ou alors c’est mon odeur qui n’est pas encore assez insoutenable. Je me suis rapproché un peu plus de lui et accroupi j’ai commencé à le secouer en posant une main sur son épaule. Il y avait des flageolets partout sur le sol et le plateau était fendu en quatre morceaux de différentes tailles. L’un d’eux était assez pointu pour trancher une carotide ou un poignet alors je l’ai envoyé valser à l’autre bout de mon couloir en me disant que j’en aurais peut-être besoin bientôt. La clé de ma prison était sans doute accrochée au trousseau qui dépassait d’une de ses poches mais laquelle était-ce et quand bien même je la trouverais était-il prudent de la subtiliser ? J’étais nu et sale, je ne savais pas ce qu’il y avait derrière la porte, je ne connaissais pas le lieu de ma détention mais l’occasion était trop belle pour être vraie. Soudain il y a eu du bruit derrière la porte, Force verte avait trop tardé sans doute, les autres avaient trouvé ça louche. J’ai fait quelques pas en arrière, je me suis assis la tête dans les genoux, mes bras enlaçaient mes jambes qui s’étaient mises à flageoler. Mes deux autres ravisseurs étaient là maintenant, Force rouge me secouant tant qu’il pouvait pendant que Force bleue tentait de ranimer son coreligionnaire. T’as fait quoi, putain, qu’est-ce qui t’a pris, tu vas parler ou je te défonce le crâne… J’attendais que l’orage passe. Puis : allez, parle-moi, dis-moi ce qui s’est passé. Alors j’ai raconté ce que j’avais vu puis Force bleue a dit : Il a marché sur ses lacets c’t’andouille… mais je crois que ça va aller, il respire en tout cas. Force rouge a regardé si toutes les clés étaient dans la poche de l’inanimé, il s’est retourné vers moi, a dit : Ça va, c’est bien, c’est bien mon gars, mange maintenant, et à Force bleue : Bon, portons-le, on va voir ce qu’on peut faire avec lui. La porte s’est refermée, j’ai ramassé les flageolets un par un, je les ai mangés puis je suis allé vérifier que mon morceau de plateau cassé était toujours là. Alors j’ai gravé mon nom tout en bas du miroir, en petit, et à côté du signe = j’ai écrit « innocent ».
De l’autre côté de la cloison il n’y avait pas de bruit. Ça faisait bien une semaine que la maison était vide.
Ce midi, c’est Force bleue qui est venu m’apporter mon assiette de flageolets.

La maison cassée

En entrant dans la pièce, on lui trouve un aspect des plus banals. C’est une salle de séjour comportant une grande table en bois, un buffet bas surmonté d’une glace, une étagère dans un coin,
un canapé avec sa table basse – sur laquelle sont posés un ordinateur portable et un grand cendrier bleu – et un grand élément de rangement qui intègre une vitrine à double porte. Il y a aussi un coin cuisine ou plutôt un mur cuisine avec un petit frigo, un évier, une gazinière.

La pièce a l’air habitée, des objets sont posés un peu partout,
des assiettes dans l’évier, des tasses sur la table, des vêtements accrochés ici et là. C’est en la parcourant et en s’approchant des meubles que l’on découvre sa particularité. C’est une maison cassée. Tout, absolument tout est brisé. Tous les meubles, tous les objets en bois, en verre, en plastique sont cassés, tous ceux qui sont en tissu sont déchirés. Tous ont aussi été recollés ou recousus : et cela, de manière à ce que, de loin, il n’y paraît pas, la pièce semble normale, tout à fait banale, mais tout change dès qu’on la regarde de plus près ; les réparations ont été faites de manière à ce que les cassures, déchirures, lacérations restent visibles.

Cette pièce, on peut la voir à la Maison Rouge, 10 boulevard de la bastille, 75012 Paris, dans le cadre de l’exposition My Buenos Aires. C’est une œuvre des artistes argentins Martin Cordiano et Tomás Espina.

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(Photos ELC)