visite virtuelle #6 garder la main

 

 

– En tout état de cause, c’est vous qui gardez la main… Mais certainement, vous et vous seuls  êtes les propriétaires, il s’agit d’un home-unity de toute beauté, une communauté de vie, un commun comme on dit aujourd’hui, quelque chose qui inspire comme une idée de partage, et d’ailleurs toutes les énergies sont ici renouvelables, les aliments bioéthiques, ça ne fait aucun doute, la durée du séjour est illimitée, le lieu est tout simplement magnifique et parfaitement adapté à tous les usages, les vôtres évidemment, comme ceux de votre dame, tout autant…

– Ah oui… Alors, attendez que je regarde… Oui, alors ah oui… un établissement d’hébergement pour… oui, tout à fait, oui… Mais parfaitement, le cas de la dépendance est évidemment prévu dès l’élaboration des plans de la maison, vous pouvez à votre choix, comme à votre guise, prendre le standard de plain-pied, ou celui avec un étage et ascenseur intérieur… Ah oui, c’est un peu plus onéreux mais le service est hors pair…

– Plain-pied, si vous le souhaitez. Les diverses options sont extrêmement distinguées, taupe ou gris, comme vous voyez, vous gardez la main comme vous préférez, en option la teinte écaille d’oeuf est assez prisée, mais il y a aussi une possibilité… Oui, par exemple vous voyez, le couple qui vit en face, ce sont des Islandais, ils viennent pour la douceur du climat bien sûr et eux ont aussi opté pour une présence estompée mais de framboise… Moyennant un supplément certes… Ah je ne pourrais pas vous dire exactement, mais de l’ordre de quinze à vingt pour cent, oui je pense… Ah mais oui, tout à fait oui, vous avez remarqué, oui, en effet mais les moeurs des propriétaires ne nous regardent pas, nous proposons et vous disposez, vous gardez la main sur tout… En ce qui concerne les soins, vous ne pouvez pas vous trouver à une distance de plus de cinq cents mètres du dispensaire, tout est prévu… Tout, oui tout à fait un médecin sur place, deux infirmières, deux garçons de salle, tout est prévu… Eh bien, dans les deux semaines, la disponibilité est totale… Il y a une trentaine de home-unity en activité, mais nous tablons sur le triple d’ici quelques mois, oui… Vous serez très bien, servis, choyés, c’est certain… Les repas sont servis chez vous, nous disposons d’un menu coloré, lundi rouge, mardi jaune et cetera… Une image pimpante, voilà exactement tout à fait… Midi et soir, la teinte peut varier, c’est vous qui gardez la main, si vous le désirez, vous nous le dites… Et oui, parfaitement, nous appliquons… Il y a un barème… ici, voyez… Ah oui, c’est un peu plus oui mais ça reste très raisonnable… Voilà, oui tout à fait, comme vous voulez, c’est à vous de garder la main… Pour le transport ? Eh bien nous avons opté pour un partenariat avec cette firme allemande, tout à fait sérieuse comme vous le savez qui a repris l’ancien modèle qui avait cette tendance un peu fantaisiste propre aux sujets de sa Très Gracieuse Majesté, oui enfin, cette production a  duré, mais de nos jours, les nouveaux modèles sont entièrement électriques… Une petite voiture de golf, parfaitement, mais oui, mais oui, je vois que vous avez une mémoire fidèle et extrêmement précise et fiable, tout à fait oui cette série, anglaise je crois oui, avec cet acteur séduisant voilà, Patrick Mac quelque chose, n’est-ce pas ? Oui, voilà mais oui… une image difficile, vous trouvez ? Ah à cause du titre de la série ? Oui, c’est amusant, mais évidemment ici personne n’est retenu, si vous le désirez, vous pouvez même vous promener en campagne, sans problème… Et vous pourrez aller en ville aussi, bien sûr, vous êtes à dix minutes de la gare, privative, oui, un petit cabriolet vous y emmène, et la voiture se trouve en tête du convoi, privative elle aussi, parfaitement, ceci a été négocié aussi avec la société privée nationale, nous avons tout prévu… Vous serez au centre ville en quelques dizaines de minutes, et là, shopping, jeux, casinos ou même divertissements particuliers, rencontres distinguées, spécifiques, c’est vous qui gardez la main, notre devise « loyauté fidélité fiabilité »… Mais bien sûr, lorsque vous rentrez, nous vous attendons en gare et nous vous ramenons… Parfaitement. Un supplément dont le paiement peut-être étalé, mais bien sûr que oui, parfaitement, cela sera négocié avec l’établissement bancaire de votre choix, c’est vous qui gardez la main sur tout…

– Ah oui, eh bien je suppose qu’il faut en parler, votre santé et votre bien-être sont au centre de toutes nos attentions, nos préoccupations, vous disposez d’un bracelet comme ceci directement relié au centre de soins, à toute heure du jour ou de la nuit, vous appuyez ici et vous disposez d’une écoute bienveillante, experte, dédiée, votre dossier personnel et individualisé fait partie des prérequis bien sûr… Géolocalisé, absolument, mais vous vous y connaissez, n’est-ce pas… Ah eh bien pour votre épouse, c’est à peu près la même chose… Oui, j’ai bien compris, oui bien sûr, mais elle disposera d’une chambre, particulière et médicalisée…  Suivant son état monsieur, c’est vous qui garderez la main… Oui, le diagnostic est assez réservé semble-t-il, oui, mais enfin pour les semaines à venir, nous ferons le nécessaire, bien sûr, vous pourrez évidemment bénéficier de toute l’attention spirituelle que vous désirez, quelle que soit votre foi, votre religion, votre croyance, nous sommes là pour exclusivement votre bien-être, et celui de vos proches, bien entendu…  Parfaitement oui, vos enfants pourront tout autant… Eh bien, dans les années à venir, ce bien vous est acquis pour toute la durée de votre présence, jusqu’au dernier vivant bien sûr et puis il est remis en jeu, si vous voulez me permettre cette métaphore, et lorsque vos enfants ou l’un d’eux, ou sa famille désirent en prendre possession, nous évaluons avec eux la durée approximative du séjour, comme nous le faisons ensemble aujourd’hui, et ce seront à eux, alors, de prendre et le relais et la main…  Mais voilà oui, tout est parfaitement clair simple limpide et transparent, parfaitement…

Vous signez là.

Voilà.

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visite virtuelle #5 accord chromatique

— Les murs gris, ou écaille d’œuf, ou taupe.
— Et quelle couleur pour les rideaux ?
— Gris, ou écaille d’œuf ou taupe.
— Les meubles de cuisine ?
— Gris. Ou écaille d’œuf. Ou taupe.
— Les canapés ?
— Gris, ou écaille d’œuf. Ou taupe.
— Les tables basses ?
— Gris. Ou écaille d’œuf, ou taupe.
— Les bibelots ?
— Gris ou écaille d’œuf, ou taupe.
— Excusez, ma question va sans doute vous paraître bien naïve, mais il y a une raison ?
— Une raison ?
— De choisir le gris, l’écaille d’œuf ou le taupe, constamment ?
— Mais oui. Les couleurs ont une histoire. Ce ne sont pas des organismes innés, ou atones (haha). Il ne faut pas croire que les couleurs soient des données valables à prendre au pied de la lettre. À envisager sans considération pour la masse de ce qu’elles véhiculent. Bien sûr c’est d’une complexité de l’ordre du non-dit, du non-déterminé ou de l’approximativement inconcevable. Mais, malgré tout, nous devons rester vigilants.
— Euh, oui… Pouvez-vous approfondir ?
— Par exemple, l’alliance, au demeurant fort réussie, entre noir, blanc et rouge. Ne croyez pas qu’il est possible de passer outre. De prendre ça à la légère.
— Ça quoi ?
— L’alliance entre le rouge, le blanc et le noir. C’est très joli bien sûr. Ça pète, comme on dit. Mais historiquement, ce sont les couleurs du nazisme. Lorsqu’on a le choix, je veux dire vraiment le choix, est-ce qu’on peut, est-ce qu’on va s’autoriser ces couleurs-là, les trois ensemble ?
— Oui, non. Alors donc, ce choix délibéré du gris, ou du taupe, ou de l’écaille d’œuf, ce serait sous l’impulsion d’un mouvement antinazi en quelque sorte ?
— Ce que je veux dire, c’est que rouge, blanc et noir, sont des couleurs dangereuses. À manipuler délicatement. Un peu comme ces substances chimiques aux propriétés explosives. De même que la question du bleu est compliquée. Pendant longtemps, dans l’histoire de l’humanité, on n’a pas eu de mot pour désigner le bleu. C’est une couleur très primaire, primitive même, au sens où elle fait appel à des forces qui nous sont inconnues, de grands mouvements de fond qui bouleversent, des entités qui nous échappent, une extravagance d’espace. Une ouverture vers l’incommensurable… Le jaune, c’est la traîtrise, le péril. Le vert l’inaction. On ne badine pas avec les couleurs.
— Ah. On se demande comment il y a eu des artistes.
— Des fous. La seule explication.
— Et donc, ces trois couleurs, précisément ?
— Le gris est passe-partout. L’écaille d’œuf est sans intention. Le taupe indistinct. Tout le monde peut se les approprier.
— Ah oui.
— Par « tout le monde », j’entends tous les clients potentiels d’une acquisition immobilière avec combles aménagés spécial investisseurs. N’importe quel passant lambda est en mesure d’aimer le gris, l’écaille d’œuf et le taupe, parce que c’est élégant, élégamment impersonnel, une élégance qui ne s’abaisse pas à faire remarquer qu’elle est impersonnelle, indistincte, sans intention et passe-partout.
— Et le rouge ?
— Là, c’est sanguin. C’est moderne, c’est violent, c’est conflictuel, c’est chaleureux. C’est fatigant au fond. Et les gens viennent aussi acheter ici pour se reposer… Allons dehors. Quand vous faites visiter le jardin, n’hésitez pas à insister sur la qualité de l’espace sonore.
— Et visuel !
— Et visuel, certainement.

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Tempête

 

Le fait est qu’il faut aussi faire en sorte que le cinéma vive : je ne suis pas complètement sûr que ce que je fais soit digne (?) d’attention pour le cinéma – le cinéma français – qui est un peu différent des grosses machines qu’on peut trouver ailleurs -jte parle même pas de l’Inde, hein, ni de la Corée ni de la Chine, ni mondial ni rien, jte parle du cinéma d’ici – je n’ai pas de prétention à la critique savante, je fais vivre ce lieu de ces images qui, une fois diffusées sur écran se perdent dans des limbes inconnues un peu comme lorsqu’on fait une faute de frappe et qu’on efface cette lettre, ce mot, qu’on le dépose où ? Qui dira la tristesse des mots laissés dans les corbeilles ? là c’était en DVD alors on pourrait le mettre dans le salon, mais non, c’est cette maison-là, toute entière, peuplée de fantômes et de revenants : les personnages de ce film-ci, le fils Mattéo

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Mayliss la fille -adoptée, on ne lui connait pas de père – sinon celui-ci-

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et le père Dominique

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interprètent des rôles, ce sont les leurs (les mots sont beaux, de temps à autres : ce sont des leurres, oui) il y a peut-être quelques années de cela. L’histoire est un peu la leur, ils jouent

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ici au scrabble, ils interprètent, ils sont eux-même tout en étant des acteurs de leurs vies passées. C’est un très joli abyme : une tempête parce que le métier du père (le « grand métier » dit-on) c’est « d’aller à la mer » (pécheur sur un chalutier en haute mer : escale à Cork (Irlande) où débute le film, passage aux Sables d’Olonnes, puis dans la campagne environnante, petite voiture) : dans ce dispositif, on pense à ce film avec le Lindon (il y incarnait un agent de sécurité) (en même temps je cherche dans mon souvenir le titre, « La loi du marché » voilà (Stéphane Brizé, 2015) où les acteurs eux-mêmes jouaient leurs propres rôles -pas le Lindon qui reçut cependant un prix d’interprétation à Cannes si je me souviens bien) (on n’a guère le droit de se tromper de nos jours, avec cet internet où on peut tout vérifier) ou cet autre film, je ne sais plus, où cette cinquantenaire (je me souviens que cependant Nicole Garcia avait présidé à l’octroi, pour ce film d’une récompense : mais tout ceci est trouble) cette cinquantenaire donc décidait de retourner à son métier d’entraîneuse alors qu’un mariage avait toutes les chances d’aboutir (c’était « Party girl » caméra d’or en 2014 -Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis). Le réalisme documentaire, une sorte de sillon tracé ici, décalé de la fiction d’une certaine manière dramatique mais aussi comique, ou burlesque parfois.  Ici, ce film nommé « Tempête » (Samuel Collardey, 2015) fait la part belle aux acteurs qui sont dans leurs propres rôles, le film fonce sans pathos. A voir (le père, Dominique Leborne a reçu un prix type Lion d’or je crois, ou coupe Volpi à Venise) (je rechercherai, j’ai pas le temps) je m’en vais…

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visite virtuelle #4 Le jardin

 

 

Ah, mais c’était il y a longtemps, ça, oui, on en mettait autour des propriétés c’était du grand standing oui bien sûr, un peu ce genre de truc, c’est de la ferraille, de la vieille et bonne ferraille mais comme vous voyez, ça peut rouiller aussi, enfin, c’est quand même un truc fait pour durer pas comme maintenant, des dizaines et des dizaines d’années, maintenant on aime quand ça change, ça ne se fait plus non, mais oui c’était là pour ceindre, on avait l’ambition de donner aux choses des abords singularisés et distingués, oui, on avait aussi la possibilité de mettre des murs de briques tout autour des jardins, parfois on les doublait d’une haie en troènes, puis une porte en bois dur, parfois même pas, ça entourait, ça disait ici c’est privé, aujourd’hui, comme vous savez, ce sont, nous avons opté pour des pelouses rases rasées qui entourent les bâtiments, les lotissements, les pavillons… Oh, c’est beaucoup mieux, mais on mettait ça en ville surtout, autour, on pouvait voir au travers, il y en a aussi autour des gares…

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c’est juste fait pour ceindre, pour empêcher aussi qu’un de ces olibrius désemparés se jette sur les voies et empêche les trains de faire leur boulot par le fait, c’est arrivé, vous ne croiriez pas l’imagination que peuvent avoir ces individus pour se supprimer, c’est à ne pas croire, mais enfin voilà, ici vous avez votre magnifique portion de gazon, là, semblable à celle que vous avez sur l’arrière, une plante grasse, ça habille, c’est un peu la campagne comme vous le voyez, et aussi là, vous pourrez emprunter le chemin qu’on va garnir pour le coup avec des petits cailloux – la teinte est standard partout, sur tous les lots oui, voilà,  c’est uniforme et c’est joli, ça donne à l’ensemble une gaieté particulière, vous ne trouvez pas ? un peu ce qu’on a coutume d’appeler une « french touch » n’est-ce pas ahah… et puis pour garer l’auto, il y a une place aussi pour la petite voiture dans le garage, ah oui, c’est spacieux, ah mais oui bien sûr, c’est en béton lissé, le petit portail est électrique bien sûr la porte… ah oui blanche, oui, c’est contractuel ça, oui, en matériau composite de dernière génération, léger, fiable, imputrescible,  on l’utilise pour construire les fusées vous savez, eh oui, tout à fait, c’est garanti, absolument, alors bien sûr, si vous y tenez, mais il y a un supplément non négligeable tout de même, on pourrait si vous y tenez faire en sorte de vous faire bénéficier d’une sorte de comment dire ? reconstitution de ce type de grille, oui, c’est une grille voilà…

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non, mais ça cache aussi la vue, c’est certain, ça a un effet dissuasif mais c’est aussi un peu gênant, ça ne s’utilise qu’en ville en même temps, vous pouvez bien sûr en bénéficier si vous y tenez mais je ne vous le conseille pas, ce n’est pas que ce soit interdit, comprenez-moi bien, c’est une dépense inutile je pense, c’est certain oui, mais vous verrez comme ça change tout d’être propriétaire, on jouit d’une position assurée, stable, confortable, d’autant plus qu’ici nous avons l’ambition de donner à nos clients une gentrification à échelle et visage humain…

Une gentrification ?…  Mais c’est un sursaut, un bond en avant, une réelle adaptation au milieu des classes supérieures aisées, de la vidéo-surveillance aux contrôles aux entrées du…

Mais évidemment, par des personnes assermentées, bien sûr…

La plupart des lots sont déjà partis, vous êtes au courant je suppose mais il ne s’agit pas de vous presser, non plus que de vous imposer quoi que ce soit, il est certain que, cependant si je peux me permettre évidemment, il est certain que pour ceindre rien ne vaut un beau gazon bien entretenu d’ailleurs vous pourrez constater que nous proposons la prestation, ici, voilà oui, là, payable au mois, afin d’entretenir comme il se doit ce petit coin de campagne, ce sera une merveille, une espèce de paradis individuel… Oui, la plupart des personnes qui nous ont approché ont décidé de prendre une option sur ce service, oui, c’est normal, tout à fait normal bien sûr, on comprend que quand on travaille toute la semaine, bien sûr, on préfère jouir de son coin de ciel bleu plutôt que de s’échiner à entretenir bien sûr, et puis l’outillage, il faut aussi y penser, bien que, naturellement, vous ayez la possibilité avec le garage… Evidemment, il faut réfléchir.

Bien sûr, évidemment.

Oui.

Quand vous voulez, nous sommes à votre disposition.

Sept vingt quatre, parfaitement, sur notre site, réponse garantie dans l’heure moyennant un supplément, vous savez de nos jours, tout se paye, n’est-ce pas…

Voilà. Oui, c’est pour vous…

Uniquement pour vous, c’est notre devise… Voilà, oui, madame, monsieur au plaisir, oui. Parfaitement, ici, mon téléphone, personnel et direct. Voilà.

A vous aussi.

visite virtuelle #3 Le Garage

— Entrez dans le garage. Oui, c’est pratique cette double porte. Électrique. Surface correcte, béton lissé. Très facile d’entretien. Spacieux ! Ça pourrait être chez vous, non ?
— Je ne suis pas bricoleur, mais de la place on en manque toujours.
— Un petit coin atelier. C’est bien pensé. Un étau, et toutes les clés rangées par ordre de taille, à portée de main.
— Le dessin du contour sur le support, pour aider à remettre en place, comme les jeux pour petits, les puzzles, la ferme, la poule et l’oie, le détail de leur silhouette qui permet de ne pas les confondre. Les boîtes à outils, plusieurs. Les compartiments pour les vis, écrous, boulons, crochets. C’est très propre. Un peu comme ces garages de Formule 1 où même les bidons d’huile rutilent. Ça ne me ressemble pas beaucoup.
— Ah ? Serrures sécurisées.
— Chez moi une seule boîte à outil, en fer, avec les tiroirs qui apparaissent quand on l’ouvre, un peu comme les vieilles boîtes à couture en bois. La poignée amovible qui coince la peau des doigts. De la poussière et des clous rouillés coincés dans les recoins. J’entasse sans trier ce qui pourrait servir, au petit bonheur. Et ça ne sert jamais, à part à masquer ce qu’on cherche, qui pourrait être utile, mais qui n’y est pas.
— De la place on en manque toujours.
— On entasse beaucoup. On cherche ce qui manque, qu’on n’a pas. La vis la moins longue ou la plus large. La cheville adaptée, c’est toujours celle qui n’y est pas, qui n’y est plus, elle y était pourtant, mais comme on utilise toujours les mêmes trucs, qu’on a toujours les mêmes problèmes à accrocher, elle a été utilisée. Au fond de la boîte des copeaux, je ne sais pas ce qu’ils font là, je ne me souviens pas. De la poussière agglomérée, où j’habitais avant on appelle ça du schni, je ne sais pas comment ça s’écrit, ça veut dire un tas de minuscules choses sans nom à ramasser.
— Deux voitures peuvent entrer, facilement. Très belle surface.
— Au fond de la boîte des clés, mais je ne sais plus de quelles portes qui ouvraient quelles maisons.
— Être propriétaire ça change tout.
— Au fond de la boîte le mode d’emploi d’un aspirateur emmené à la déchetterie depuis longtemps.
— Très facile d’entretien, madame va être contente.
— Au fond de la boîte une carte postale. Quelqu’un m’avait écrit de là-bas, des vacances. Des îles grecques ? Ah non.
— Être chez soi, vraiment, c’est incomparable.
— Quelqu’un au bord d’un fleuve. Je ne sais pas pourquoi je l’ai mise là, cette carte. Il me parlait de Copenhague. Il disait qu’il voulait aller là-bas, pourquoi, je ne sais pas, mais le nom je m’en souviens, Copenhague, ça semble une grande ville compliquée vue d’ici, de ce garage.
— Qui communique avec la cuisine ! Pour décharger les courses c’est très pratique.
— Il parlait aussi d’Italie, juste au creux de la botte, sous le pied, les falaises qui tombent dans la mer, et parfois on aperçoit en contrebas une carcasse de machine à laver qui a été jetée, par quelqu’un qui ne serait pas bricoleur, comme moi, ou qui n’aurait pas de déchetterie à proximité. Alors on rage. On trouve ça sale. Mais ce n’est pas plus sale que d’autres choses. Il y a des choses beaucoup plus sales. Des façons de faire aussi. Des gens comme des crachats. Cette carte, ça me travaille. Pourquoi je l’ai rangée là, dans ma boîte à outils. À cause du ciel violet. On n’en voit pas de ciels dans les garages.
— Il y a toujours l’option Velux.
— Violet. Saumon, une couleur comme une pommade sucrée. Au moment d’écrire sur cette carte, il a hésité un peu, c’est toujours difficile de dire en quelques mots ce qui est là et ce qui manque. Deux choses énormes. Ce qui est là est impossible à dire. Cette liste. Sans fin. À regarder le ciel. Ce qui manque, impossible à expliquer. Trop compliqué, ce qui manque. Des villes comme Copenhague. Alors il a mis des mots simples, « Bons baisers d’ici ». Il savait que je comprendrais plus. Avec l’arbre. Avec le ciel rose. Il savait que je verrais la ligne du fleuve qui disparaît doucement, et elle lèche l’horizon, comme si tout pouvait durer éternellement, ce n’est pas vrai bien sûr, mais l’espace d’une minute on le croit. L’humilité. Quand on regarde le soleil qui chauffe l’envers des branches, ce feu. Impossible à dire. Il savait que je verrais l’humilité.
— Vous avez fait le tour ? Je vous propose de continuer. Par ici.
— Cette carte, je l’ai mise dans la boîte pour
— Je vous précède, attention à la petite marche. Et en passant, là, regardez, l’emplacement pour la chaudière, tout est prévu.
— Je l’ai mise dans la boîte, je ne sais pas pourquoi, avec le schni, les choses qu’on garde, qui restent, impossibles à dire. Ce qui n’est pas jeté, même ramassé. Le schni, ça se reconstitue toujours. C’est un peu spontané comme apparition. Comme les villes, spontanément elles grossissent, et aussi dans les rêves, on rêve de villes grosses et de leurs noms étranges. Parfois c’est impossible à prononcer. Ou alors il faut être très fort. Ça m’impressionne. Quelqu’un l’autre jour a dit « La littérature est en retard sur le monde, sinon on en lirait plus ».
— Je ne peux pas vous renseigner. Je crois aux choses spacieuses et propres, aux surfaces rutilantes, aux formes pré-dessinées.
— Il y a deux trous d’aération dans le chambranle de la fenêtre de ma cuisine. Ils sont noirs, encore plus noirs du fait que la fenêtre est blanche, et plus noirs encore quand l’obscurité tombe le soir. Dans l’un des deux, le soir, quand je rabats les volets depuis l’extérieur – au fait, je n’ai pas de garage, chez nous il n’y en a pas, mais bref – le soir quand je sors pour rabatte les volets, les trous sont à la hauteur de mes yeux et je vois de petites griffes dépasser, appuyées contre le bord rond. Une araignée. Je ne vois pas son corps. À dire vrai, je ne vois même pas que c’est une araignée, je la suppose. Le lendemain matin quand j’ouvre elle est toujours là, quatre pattes dépassent, comme quatre doigts d’une main avec le pouce qui se maintiendrait dedans. C’est pour ça que je l’ai gardée, la carte postale, dans ma boîte à outils, comme un pouce.

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visite virtuelle #2 la Salle d’Eau

 

 

Ce sont deux éviers, deux lavabos, deux vasques, l’une et l’autre dominées par des produits étiquetés codes barres prix qualités compositions emplois, baumes, crèmes, douceurs et satin, beauté et hygiène, extraits et concentrés, ou plus haut placée cette quintessence parfumée, et aussi mousses précipités appareils et émulsions force senteurs, essences et et et… vérification immédiate sur le support de faux argent par des yeux exercés et depuis longtemps rompus à ce type d’exercice -plutôt matinal, mais n’anticipons pas.

Séparer les usages, comme il se doit des genres (sauf à certains moments capitaux que, comme disait le poète, « ma mère m’a défendu de nommer ici ») (il parlait, certes, d’autre chose) : si ici se trouve le masculin, là sera le féminin (on choisira comme on aime préfères-tu, chéri-e être proche de la fenêtre ou …?  – on pensera (plus tard, nous avons le temps) à poser sur les vitres de celle-ci un film, opaque, de préférence à un tulle peu imperméable, afin de ne pas provoquer quelque atteinte à la pudeur, de ne pas choquer un voisinage semblable pourtant en tous points, mais justement cesser de s’identifier et les vaches -hors du lotissement- seront bien gardées…)

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Cette maison nous est proche parce que nous la partageons ; nous accueillons ici des couples (jeunes) (ou des vieux, si elle se trouve de plain pied)  : en salle de bain, certains sont  des habitués (on pense naturellement -naturellement, ce naturel-là est ici marqué au coin de l’usage, de la présence, de l’habitude- à la scène d’ouverture de « L’Arrangement » (Elia Kazan, 1969) (on ne se refait pas, comme on voit, et même s’ il y a pas mal de choses dans la vie, il y a le cinéma, aussi)  d’autres sont des novices un peu comme en amour : faut-il apprendre ou se lancer, tempérament ou caractère, friction fusion, se jeter ou attendre ? Deux visions du monde, insuffisantes peut-être, mais un homme et une femme (et s’il se pouvait qu’il en arrive deux du même genre pour partager cette antre, qu’en dirait le courtier -la courtière – la (ou le) « commercial-e » ? Mais rien. Rien. Non, rien de rien -sans en penser moins, évidemment – : vendre, vendre vendre voilà tout) (comme il est bon de partager le monde en deux, ici l’ombre, là la lumière) différences, onctions, soins de beauté, d’esthétique ou d’hygiène, on partage, il en est aussi ainsi des taches, la lutte pour les places, ici on est nu et on abolit dans l’omission besoins, efforts, tensions chaleurs vapeurs humeurs odeurs pour ne se consacrer qu’à une certaine apparence, s’oindre et se masser, se regarder et rectifier l’alignement des cheveux, du derme des ongles, des rides…

Ici, comme ailleurs dans cette maison, trônent, feulent, passent et disparaissent certains fantômes (on vient d’y croiser Kirk Douglas et sa femme du moment, Deborah Kerr -on emploie leur patronyme à la ville, peut-être ne sont-ce, comme pour Kazan, que des pseudonymes dus aux raccourcissements produits par les gardes d’Ellis Island – on y a vu pratiquement nu (« Allons, mon père ne faites pas l’idiot » disait-il)  Burt Lancaster en guépard, on y verrait sans doute (inutile de convoquer Sir Alfred, son « Psychose » (1960) et Janet Leigh, magnifique comme dans « La Soif du Mal » (Orson Welles, 1958) interprétant cette jeune madame Vargas) encore cette autre jeune femme qui remplace, pour sa grand-mère -qui ne passera pas la fin du film- une baignoire par une cabine de douche -la grand-mère est Claude Gensac, la jeune fille Salomé Richard, le film « Baden Baden » (Rachel Lang, 2016) (à la rigueur) , d’autres encore et tant d’autres hommes ou femmes, enfants ou chiens chats, qui jouent ici quelque chose de la vie réelle et tous les jours vécue par nous-autres, simples mortels à la connaissance binaire oui ou non, y aller ou pas , laver, curer récurer, et rincer, couper, poncer, nettoyer et jeter, frictionner puis détendre, caresser, effleurer, pincer, choyer puis épiler, comparer, regarder à nouveau l’effet au miroir, se reconnaître ou se haïr, un coup de rasoir ici un autre de peigne, là, prêts pour la jungle ou seulement le jardinage, décidément ce monde et cette maison…

visite virtuelle #1- l’Entrée

L’entrée : on ne réalise pas tout de suite que c’est l’entrée parce que, faute de place, l’architecte la fait tenir dans un espace qui se situe entre l’escalier, le couloir qui ouvre sur la cuisine, et le salon. C’est pourtant indiqué Entrée sur le plan, donc elle existe (puisque tout ce qui est écrit est réel).

Il faut, en revanche, prendre le temps du resserrement sur soi-même, un peu l’impression d’entrer dans un placard alors qu’on pense accéder au jardin. Mais c’est la vie.

La vie est faite d’aménagements de ce type, où on doit faire machine arrière mentalement, se résigner à ce qu’il est possible de traverser, et tant pis si c’est de la taille d’un mouchoir, tant pis si c’est de la taille d’un désert. L’espace est un drôle de concept qui ne s’adapte pas automatiquement à soi, c’est l’inverse.

Et en se mesurant à lui (l’espace), en tentant de s’y adapter, il est possible qu’on perde un peu de joliesse, un peu de fierté, qu’on perde un peu de commune mesure, de jugement, qu’on perde un peu la respectabilité de l’humain libre (je dis « humain libre » et pas « homme libre », car la moitié de l’humanité n’est pas un homme. Il faudrait certains jours être Navajo et comme les Navajos connaître quatre genres : homme, femme, homme féminin, femme masculine. Et je ne sais rien d’autres tribus qui peut-être en savaient encore plus sur nous même mais dont on a coupé tous les arbres et brûlé toutes les peaux). On perd un peu de ses moyens en s’adaptant aux Entrées courant d’air.

N’empêche, l’Entrée inexistante donne une bonne idée générale du reste. Et la respectabilité d’humain libre, comme elle est élastique et résistante, reprend vite le dessus.

Par exemple l’escalier (on ne voit que lui) est une structure noire et dorée à rampe d’ivoire et inclusion de blasons solaires. Cela réveille la majesté en nous. Nous titille la perruque poudrée du Louis le quatorzième ou de la Pompadour. Avec un escalier comme celui-là, c’est sûr, nous ne vivons pas dehors.

Dehors c’est la boue, la poussière, les manants. Le petit peuple sans genre qui s’active dans l’ombre et la sueur. Nous n’avons peut-être pas d’Entrée, ni la sagesse des Navaros, mais nous avons un escalier cannibale. Un escalier ventru, clinquant, outrageusement agressif (c’est une agressivité de type 2, celle qui ne se voit pas et ne laisse pas d’ecchymoses).

En tant que visiteur virtuel de cette possession virtuelle nous sommes du bon côté du mur, celui sans bandages ni fractures où l’ego se pavane tout neuf. À croire que c’est un ego de métal,  lui aussi noir et doré à rampe d’ivoire et serti de symboles de pouvoir. Les luminaires sont dorés également, preuve qu’on assiste ici à une volonté de construire un monde assorti et cohérent.

C’est la cohérence qui nous manque le plus disait l’autre (il n’aurait pas dit ça s’il avait été décorateur d’intérieur. S’il avait dû décider de l’assemblage de couleurs et de textures entre elles pour qu’elles facilitent la glisse. Qu’on puisse passer d’une Entrée infinitésimale à une propriété où de grands chiens poilus et roux courent derrière des purs-sangs, en une seconde).

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