dans la bibliothèque de la maison[s]témoin, La Nuit de Gigi de Dominique Dussidour

.

.

Gigi n’est pas le personnage principal. D’ailleurs on ne la suit pas tout de suite. C’est parce qu’elle se trouve à une intersection, un nœud, comme ceux que font les plantes-lianes à l’endroit où ça se resserre et où ça repart en tiges et en vrilles, poussé par la faim de trouver la lumière, ici et là. Dominique Dussidour emmène, au sens propre. Elle dit Viens, regarde ici cette rue qui mène à ce pont, elle dit allons voir plus loin, littéralement, un peu comme l’accompagnatrice au chapeau choisi pour être reconnaissable, c’est plus facile pour rallier les touristes autour d’elle, qu’ils ne se perdent pas, elle porte un classeur ouvert contre sa poitrine avec tous les détails importants, elle guide, elle dit Ici… et lève le bras pour montrer une petite maison posée sur la pierre d’un clocher, à des centaines de mètres au-dessus des têtes, elle raconte qu’un soldat dans cette petite maison coincée là-haut, il y a des années et des années, faisait le guet.

Elle, Dominique Dussidour, ne fait pas le guet, parce qu’elle n’a pas envie de rester sur place et immobile, il lui faut au contraire garder la liberté d’aller un peu partout, elle est très libre, et le parcours qu’elle suit est comme elle, gourmand, le passé, le présent, ce qui se voit de l’extérieur et même les endroits inconnus qu’on sait déceler, mais qu’on ne sait pas toujours nommer. Elle observe les fils enchevêtrés pour nous, avec nous, sans autoritarisme, avec le même genre de curiosité qu’a une Agnès Varda, une volonté de voir comment les choses se déplacent, s’articulent, se chevauchent, disparaissent tout en se créant.

Il y a un groupe d’amis et d’amies, il y a des conditions atmosphériques, un été là, de la pluie plus loin, une rivière où se baigner, un appartement à l’étage, un vieil homme qui a fait le tour de sa vie, et la vie capturée dans des dessins d’enfants.

La nuit est un moment spécial où toutes les choses se rejoignent, c’est l’endroit préféré des plantes-lianes, car ce qui semble être dû au hasard, ces petits détails accumulés, ces vestiges du jour trouvent de quoi s’agglomérer ensemble pour former un tout. Un vrai tout, c’est-à-dire un tout en expansion, non limité à ses bordures. Un tout poreux, comme les pierres blanches que l’on ramasse sur les plages, mangées de trous.

Il y a Lola, il y a Gabrielle, il y a Honoré, il y a une exposition de films et de photos, des adolescents en révolte ou simplement en recherche de quelque chose, de quoi on ne sait pas, mais cela flotte constamment, ce désir de trouver ce « quoi » que l’on cherche et qui ne finit pas avec l’âge. C’est la vie. Et comme la vue de Dominique Dussidour est panoramique, elle n’oublie pas, dans la vie qu’elle raconte, de placer les creux, les absences, les impossibilités, les empêchements, ces petits trous dans la pierre.

Ce n’est pas une vue mélancolique, nostalgique du temps qui, en passant, malaxe les vies de Jacques, de Léo et des autres.

Il y a une grande sérénité. Les choses graves sont acceptées, telles que. À la même échelle que les petites merveilles dessinées au crayon de couleur par les petites mains de Gabrielle enfant. Tout est grave, tout compte, tout est léger, ne pèse pas plus qu’une plume, et tout est lourd, marqué à jamais en creux.

Les poissons exotiques Gnatho, un disque de PJ Harvey, une chanson de Josquin des Prés, les œufs de cochenilles qui colorent de rouge les bâtons d’aquarelle, la géomancie, tout compte, tout est lourd et léger. Ou plutôt, tout pèse son poids, son poids interne, ou sensible, la hiérarchie de la vie étant bizarre, bizarrement dérégulée, de minuscules choses aussi fines qu’un conte d’Andersen étant aussi massives, ou plus, qu’un chapiteau de foire.

Au cœur de La Nuit de Gigi il y a un creux immense. Une disparition. Comme si une bombe était tombée. Gigi au milieu des gravats, rassemble, et rassemble les morceaux éparpillés. Je ne sais pas comment fait Dominique Dussidour pour braver la tristesse, la retourner, envers sur endroit. La Nuit de Gigi, avec sa tragédie centrale, n’est pas triste. Elle dit que oui, nous le savons, la vie est une tragédie, mais Viens, avançons au milieu des poissons. Oui, on peut penser que tout semble gratuit ou dérisoire, comme si rien n’avait de sens, mais si on regarde mieux c’est faux, tout est utile, toutes les vies servent, même celles qui se sont arrêtées, car en regardant mieux on voit bien que celles-là, les finies, continuent, comme les plantes-lianes s’arrêtent contre un obstacle, tâtonnent et le dépassent, la mort est un obstacle comme un autre, elle fait partie des cloisons et des contorsions que la vie charrie, naturellement.

Et puis il y a le degré de perception de Dominique Dussidour. C’est très fin. Ça claque et fuse. Très délicat. Et simple. Ouvert. Traversé par. Vivant. C’est paisible et terrible. Sans chercher l’exhaustivité ou le contraste décoratif (non, ça n’est pas décoratif).

Il y a aussi la question de la filiation. Ce qui est donné et transmis,  inconnu, incomplet, ce qu’on connaît bien mal de l’enfant qu’on a porté pourtant, ce qu’on connaît bien mal du parent dont on vient pourtant, comme cette guerre qui restera non-dite.

Si La Nuit de Gigi était un tableau, ce serait La Tempête de Giorgione. Une vue de la réalité, avec sa part d’énigmatique, gentillesses et douceurs, grandes inquiétudes incluses. Ou bien ce pourrait être certains tableaux de Zao Wou-Ki, par exemple Water Music.

Un peu de Perec aussi, dans la tentative d’épuisement de lieux qu’on n’épuisera jamais.

Le regard flotte pour extraire des indices. Et comme les choses ne sont pas délimitées, c’est une broderie de fils, tous distincts, différents, qui se rejoignent.

.

J’aurais bien voulu pouvoir dire tout cela à Dominique Dussidour de vive voix, mais ça n’est pas possible, alors je vous le dis à vous.

.

.

Nous sommes quatre, épisode 19

.

.

Nous sommes quatre, moi y compris. Mais les trois autres n’ont rien à voir avec moi.

Il faut peut-être un temps de grandes bourrasques comme aujourd’hui pour que clairement je le formule. Il faut peut-être un hiver qui traîne et refuse de partir en emportant son ciel gris poisse, je le constate, j’ai besoin d’utiliser deux fois en deux jours le mot « clairement ».

Nous sommes quatre. Par ordre hiérarchique, le père, la mère, le fils, la fille, c’est-à-dire moi, et je ne sais pas encore, à l’époque de ma maison d’enfance, que certains combats se reprennent toujours depuis le début, depuis zéro. « Jour zéro », c’est ce que j’ai proposé comme titre pour nommer une maison d’édition, « maison d’enfance », « maison d’édition », c’est en l’écrivant que je vois ce qui est au travail dessous.

Nous sommes quatre. Aucun des trois ne lit, n’a lu ou ne lira ce que moi, la quatre, j’écris, pas besoin de masquer en écrivant un texte à clés.

Numéro un, le père, ne lira pas. Rapport à l’art ou à tout ce qui touche à la création, à l’esthétisme, limité à la propreté. Propre et carré sont les concepts les plus civilisés qui existent à ses yeux (qui plus est, il est mort).

Numéro deux, la mère. Ne lira pas, car occupée à faire muter les mots en perles d’un collier qu’on égrène dans le noir pour se donner du courage. Une fois enfilés (elle travaille obstinément, correctement), les mots perdent leur capacité à faire lien, sens ou message. Ils deviennent accessoires. Décoratifs. Vidés.

Numéro trois, le fils, ne lira pas. C’est un bon fils. Il a grandi sur ces fondations transmises, propreté, non communication, respectueusement.

Le fils (mon frère) me dit qu’il va partir en vacances quelques jours à Dubaï. Me décrit son futur voyage, organisé, propre et carré. Je glisse d’une petite voix les mots « respect des droits humains », sans agressivité, comme on tâte le sol pour en tester la résistance, « oui bien sûr », il en est conscient, de formation scientifique, il a saisi le rapport pollution / trajet touristique en avion, diplômé, et même surdiplômé, il passe simplement à autre chose. Ce n’est pas le sujet. La planète qu’on encrasse, une perle dans le collier. Les cellules de quatre mètres carrés où les militants des droits humains sont enfermés, une autre perle à égrener.

Une grande propreté suppose beaucoup d’énergie dépensée à gommer, effacer.

À la fois ce qui est vu, sur toutes les images reçues.

Puis à l’intérieur même de la pensée, du cerveau.

Je n’ai rien à voir avec eux.

Je ne veux rien effacer.

J’ai besoin de ne rien effacer.

Le Jour zéro sert à reprendre au point de naissance tout ce qui a existé auparavant. À le récupérer. Le Jour zéro, c’est j’attrape avec la main depuis le début des temps, et puis je recommence, qu’est-ce que je peux dire de mieux. Les trois n’ont jamais empoigné quoi que ce soit. Cela s’explique par leur peur, si prégnante, si puissante.

L’autre nuit

(la nuit est le négatif photographique du Jour zéro)

j’ai rêvé que la peur n’avait pas existé chez nous quatre.

Nous n’aurions pas eu peur de la saleté que provoque le chaos, et nous aurions eu faim de sa fertilité, de sa capacité à laisser croître les lianes qui peuvent relier les maisons entre elles, les messages, les mots, les gens.

Nous nous serions débarrassés des chapelets de perles mortes, de leurs sons creux. Nous aurions été plus heureux peut-être (plus vivants, c’est certain).

Ma maison d’enfance est une tombe, mais elle ne l’est pas devenue après-coup, elle a été construite ainsi.

Ma maison d’enfance est scellée, mais elle n’est pas scellée dans le passé.

J’ai écrit beaucoup de choses pour appeler les trois, pour leur faire signe.

Écrit pour batailler contre leurs gommes, leurs effacements.

C’est peut-être un moteur utile. Une chance.

Nous sommes quatre et j’ouvre les yeux à la place des trois autres.

(peut-être pour eux, parce que quelqu’un doit s’y coller ?)

J’ouvre les yeux à la place des trois autres

(grâce aux trois autres ?)

mécanique logique, parce qu’eux trois les ont tenus si bien fermés.

La nature est comme ça, elle crée des contrastes, des inversions. C’est ainsi qu’elle avance, en tâtonnant. Je suis un tâtonnement.

.

.

.

pas de côté, épisode 17

.

.

.

Tant que tu ne vois pas tes limites, tu ne peux pas espérer les dépasser. Il y a cette discussion entre un professeur d’université blanc et James Baldwin dans I’m not your negro. Lui, le blanc, estime que nous sommes tous frères en humanité, au-delà de notre couleur de peau ou de nos croyances. Baldwin, le noir, sait que c’est un mythe. Il le sait dans sa chair, dans son expérience de vie, dans ce qu’il a vu et vécu. Il voit les limites, ce qui est le présupposé pour les dépasser. Le blanc prétend qu’elles n’existent pas. C’est pourquoi son raisonnement reste circonscrit à l’intérieur. C’est pourquoi rien ne change.

Dans une discussion avec un écrivain anthropologue où les questions posées le sont toutes par de jeunes hommes, le présupposé, qui est aussi le point de départ d’un livre de l’écrivain anthropologue, est le confinement. Pas « un » confinement, mais « le » confinement. C’est-à-dire, lorsqu’il l’explicite, celui d’intellectuels qui se sont trouvés reclus, empêchés de sortir de chez eux, forcés de remplir une attestation. On appelle ce confinement « le » confinement, le seul et unique, car il est écrit par ceux qui savent écrire. Y’a-t-il des livres sur un hôpital en temps de confinement, ou un hypermarché en temps de confinement, ou une épicerie, ou une station-service, ou un service de nettoyage en temps de confinement, des livres qui montreraient un autre confinement que celui qu’on a « tous » connu (dixit la discussion autour de l’écrivain anthropologue) ? C’est la limite. Tant que cette limite ne sera pas vue, donc que l’expérience de vie de soignants, d’éboueurs ou de caissières en temps de confinement comptera pour rien, tant que ce qui est vu et vécu par une partie de la population sera ignorée, il n’y aura pas de dépassements possibles, pas d’après, pas de demain. Tant que les discussions entre jeunes mâles blancs intellectuels leur sembleront admissibles et dignes de déboucher sur un échange d’idées, tant que de jeunes mâles blancs intellectuels trouveront pertinent de discuter entre eux d’une situation mythique car inopérante pour une partie de la population, il n’y aura pas de monde d’après. Tant que ces jeunes mâles blancs intellectuels ne s’arrêteront pas une seconde pour se poser quelques questions pratiques (Pourquoi avons-nous tous ici environ trente ans — Qu’est-ce qui fait que nous sommes tous blancs autour de cette table — Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes parmi nous — Pourquoi discutons-nous entre membres d’une même classe sociale), demain ressemblera à hier.

Au moins, quand je parle de ma maison d’enfance ici, j’en connais la délimitation, qui ne s’exerce pas uniquement dans l’espace au sol occupé, ni dans l’espace sensoriel ou mémoriel évoqué, mais qui se trouve aussi ancrée dans mon âge, mon genre et ma classe sociale. Ça devrait servir à ça, écrire. À délimiter. Pour pouvoir ensuite, plus tard, grâce au luxe de ce temps disponible passé à y penser, tracer des portes qui puissent préfigurer une sortie éventuelle.

Tracer des zones, faire exister les zones, pour ensuite pouvoir les traverser, ce serait l’idée.

Au minimum, mettre en place la possibilité que cette traversée puisse avoir lieu (ce que fait Miró en quelque sorte).

Savoir d’où on parle pour mieux comprendre à qui.

Pour résumer, faire un pas de côté ?

.

.

épisode 16, travail

.

.

.

 

On n’avait pas tellement le choix à l’époque. La ville avait décidé pour nous. Enfin, pas la « ville, mais plutôt « le gros bourg ». Un lieu sans paysage ouvert sur horizon où tout à coup tu trouves la Poste, la pharmacie et, avec un peu de chance, le cinéma.

D’autres que nous disaient en souriant que c’était « une ville playmobil » et on était d’accord, les bâtiments s’étaient placés au fur et à mesure qu’on y avait pensé, sans souci de faire beau ou pratique, comme on écrit des phrases instinctivement, en s’arrêtant pour reprendre son souffle avec un rond-point, une virgule.

Au tout début, ou bien à la toute fin de cette ville-rue, selon que tu partais vers le sud ou le nord, tu passais devant des séquelles militaires, preuve qu’il y avait eu ici une garnison, sans doute elle-même née d’une place fortifiée, sans doute elle-même issue d’un campement du néolithique. Des « écuries », comme on les appelait, mais aucun cheval, seulement des murs ordonnés, organisés et perpendiculaires. Peut-être que lorsqu’on approchait cette zone, par capillarité, on se sentait moins empruntés, moins fouillis ou moins volatiles.

Il y a sûrement des études précises de l’impact de l’environnement sur l’intérieur des têtes. Si tu vis dans un champ, qu’est-ce qui naît de ce champ dans ta pensée ? Est-ce que tu te sens différent, est-ce que tu te sens « champ » (champ des possibles ?) ou bien relié d’une façon différente aux petits monticules de terre ?

On pensait « rue ». On pensait droite, longue transversale, nord-sud on ne savait pas, avec un début et une fin, début sorti de rien ou d’une brume intangible, et la fin sûrement problématique vu qu’on n’avait aucune idée d’où elle mènerait.

Le problème, c’était traverser cette rue pour la petite. Sac de classe sur le dos, personne pour s’arrêter au passage-piéton, car dans ces villes-rues là, on est dans le dur. En arrière-plan, on pense « les gens travaillent », et donc ils ne s’arrêtent pas. Une certaine idée du travail qu’on ne pense pas à interroger sur le moment.

Par exemple D., retraitée. Sans cesse dans son jardin, à repiquer, retourner, déterrer, déplacer, tailler et tondre, à travailler sans prononcer le mot « travail » ni le penser. Si on en parlait avec elle, elle répondait « loisirs », « j’ai de la chance ». Et on était d’accord, quelle chance les fleurs, quelle chance les fruits, les feuilles et les bêtes. Parce qu’on n’avait aucun recul, on approuvait. On laissait advenir son mythe en nous, on l’accueillait. Elle disait qu’elle avait de la chance, on la croyait. Pourtant, en y regardant mieux, est-ce que c’était de la chance d’être dans son jardin à nous parler par-dessus la rambarde ? Et son travail, du moins celui nommé comme tel. Une vie à piquer, panser, soigner, donner son avis sur les analyses demandées par le généraliste, s’occuper bien avant le début du jour et jusqu’à tard le soir de malades (encore que, nommer cette catégorie « malades » ne donne aucune idée de ce que ça représente en termes humains), prendre soin de sa mère, décédée maintenant. Une chance d’amener à la voisine impotente, isolée, les salades de son jardin ? Un non-travail ?

Choix ou chance. Qu’est-ce qui fait que nous posons des mots inatteignables sur nos minutes de vie ?

Peut-être le besoin de les habiller, de nous habiller, de vêtements factices. Factice, lié à « fétiche », ce qu’on dit d’une croyance jugée maladroite ou enfantine. Superstitions. Sans doute que pour contrer le mauvais sort, on essayait maladroitement de faire bonne figure. On était prêts à dire « on a choisi, oui cette vie on l’a choisie, quelle chance on a ».

Peut-être que cette ville-rue, cette ville-bâton, cette ville-tige, cette ville-tiret plantée comme un piquet de tente dans le sol, nous faisait penser comme des piquets de sol, plantés. On était plantés là. Pour mieux masquer et y mettre un peu de tendresse, certains parmi nous disaient « implantés ».

En y repensant maintenant, depuis un autre endroit géographique et temporel, je vois une trame, un maillage, un grillage, plus ou moins tordu ou déformé par les intempéries, mais résistant.

Un maillage sans options. Sans marges, sans à-côtés.

On était posés là, pas loin des mille étangs. Les mille étangs se voyaient sur la carte. Une zone réservée, un territoire à part et un peu féerique. Rempli d’oiseaux venus d’Afrique, ou de plus loin encore. Ç’aurait pu être le territoire possible des possibles. On y était allés un peu inquiets. C’était plus haut que le reste, plus désolé aussi, une sorte de lande à la Brontë. Impossible à cartographier. Trop de ruisseaux, trop d’eau, trop d’étangs, autant que des veines dans une main. Un territoire impossible à penser. La preuve, on y avait croisé que des chasseurs, c’est-à-dire des humains impensables, sans logique émotive ni finesse. Avec leurs pneus énormes, leurs ventres énormes et leurs camouflages de soldats en plastique, ils s’affairaient à délimiter le possible pour le rendre impossible. Ils recouvraient la féerie de routes sèches et de rainures, enfonçaient des piquets dans le sol qu’ils lardaient de cartouches usagées. Ils quadrillaient, abscisses et ordonnées de saleté et d’effroi. Bruits, coup de feu brutal qui place le silence entre deux bornes.

Comment fait-on pour penser autrement avec le seul cerveau qu’on a ?

Certaines tribus inuits, peut-être toutes, je ne sais pas, pensent que l’enfant à naître est fait de quatre composants. Un, le sang de la mère. Deux, les os du père. Trois, le gibier, ou plus largement l’animal dont la mère et le père ont été nourris. Quatre, la lignée invisible, la chaîne de remplacement qui fait que l’on donne à l’avance à l’enfant à naître le prénom de la dernière personne décédée dans la famille, et peu importe qu’elle soit homme ou femme. Si la grand-mère est morte, l’enfant, garçon ou fille, portera le nom de la grand-mère et sera élevé comme elle-même le serait si la vie l’avait gardée proche. Si c’est le grand-père qui vient de mourir, l’enfant à naître, fille ou garçon, portera ce nom d’homme et sera élevé selon ce critère de transmission, lignage, passage, nous ne sommes qu’un instant.

Est-ce qu’en vivant en rond on peut penser en rond ?

La ville où j’habite aujourd’hui, maintenant, n’est pas une ville-rue. Plutôt une sorte de fruit à coque, d’oignon, de bulbe. Une petite ronde faite d’enveloppes successives. Est-ce qu’on pense autrement lorsqu’on se tient au creux de palissades de lignes et de lignes, enchâssées, répétées, cocons tressés ?

Et un texte ? Est-ce qu’on pense autrement un texte si on refuse le début et la fin, si on cherche à piqueter sans s’enfoncer, sans imposer, sans graver de limites aux possibles, si on veut repousser l’effroi des cartouches de fusils qui salissent tout ?

Est-ce que les catégories servent ?

Si oui, à qui ?

Cette idée d’un enfant à naître, ou d’un texte à naître, ou de quelque chose à naître, qui soit relié aux cinq points du récit (un les morts, deux l’inconnu du genre, trois l’animal, quatre le sang et cinq les os), lorsqu’on tente de le penser, est-ce que ça nous ferait fabriquer les mêmes rues ? dire les mêmes paroles ?

Cinq, comme les doigts d’une main, main au travail.

J’ai longtemps parlé depuis là-bas, depuis la ville piquet plantée, en prenant les fictions qui m’étaient accessibles au titre d’émerveillements. Les fictions qu’on nous offre, la seule vraie nourriture qui fait se lever le matin, quelle place leur faire ?

Au présent, on passe beaucoup de temps, peut-être la majeure partie, à se projeter dans une forme, une intention, un sentiment, ou une couleur, tout en prenant appui sur une image visible sur la carte, une image de nous ou de ce qui nous entoure, à l’écran ou bien par la fenêtre. C’est peut-être seulement quand l’image est loin, temporellement et géographiquement, qu’on peut réellement voir, sans nord, sans sud, sans inquiétude, le fond tentaculaire des mille étangs.

.

épisode 15, le cuir

.

.

.

Il y avait le cuir, l’odeur du cuir, pas au début car nous n’avions pas les moyens, et au départ on s’asseyait sur du tissu épais, on dit tissu d’ameublement, quand je dis ‘au départ’ je parle pour moi car le départ pour les parents c’était en guise de table de chevet des cageots ou caissettes initialement prévues pour contenir les bananes, bananes que la grand-mère mère achetait à Rungis je crois, tôt le matin, ma mère dormait accrochée à sa main pour être réveillée quand elle y allait, bananes vendues sur les marchés ou le parvis de l’église de Gentilly, je viens de voir que dans Gentilly il y a gentil, mais ce n’était pas gentil, la grand-mère bataillait ferme, aussi avec les paroissiens, elle disait au curé qui voulait qu’elle aille vendre ses bananes plus loin, toi tu fais ton commerce dedans (montrant l’église) et moi devant, bref donc l’odeur du cuir on n’y a pas eu droit tout de suite. Mais un jour le père a dit et si on s’achetait un canapé en cuir pour changer celui-là (les trous et l’assise affaissée). Je crois que je marche en avant, je suis petite. C’est une sorte de grand espace blanc, très propre, un peu comme un hangar d’exposition sorti d’un film de Jacques Tati (Mon oncle), tout me semble moderne, scintillant, et ma mère est fébrile, car le moderne scintillant l’impressionne, c’est comme ça avec les enfants qui dorment accrochés à leur mère pour être réveillés à l’aube lorsqu’elle s’en va. Le père prend son air impérial, son air de général qui passe en revue ses troupes. Costume bien propre, le pli du pantalon bien droit. Moi je cavale. Le vendeur nous renseigne, ses chaussures brillent. Il est un peu condescendant. Il sent bien ce qu’on est, des gens simples, un peu fragiles, qui ont peur de se laisser faire, par ignorance, ou peur d’être trompé. Des gens avec des principes non formulés, certains non expliqués, des c’est-comme-ça-pas-autrement. Des gens avec une ligne à suivre. Moi je cavale. Je cavale aussi dans les allées du cimetière. J’y suis retournée une fois mais je ne l’ai pas reconnue, la tombe, comme si ce n’était pas moi. Je regarde toujours en arrière quand je cours et ça n’aide pas. J’écris tout en courant et en regardant vers l’arrière, et bien sûr que c’est dur, mais sinon est-ce qu’on en a besoin ? Je veux dire d’écrire.

Écrire et tricoter sont deux termes opposés. Tricoter c’est facile, le fil il n’y en a qu’un, quand il y en a plusieurs on applique la technique adéquate dite du Jacquard, mais pour les fils quand on écrit ils se chevauchent, il n’y a aucune technique pour s’en emparer sans dommage, les dévider correctement, tu tires sur un nœud et tu tires, il est possible que ça te casse, ou bien tu fais un nœud en avançant, c’est autre choses, ça se combine en compromis, en sursauts, en arrachements. la faute à je ne saurais pas dire, ou bien à eux, ceux du passé qui me regardent quand j’écris, la grand-mère aux bananes qui avait perdu la raison, le père au pli du pantalon tout droit qui m’expliquait la marche du cheval sur l’échiquier et puis les autres, ceux qui ne sont pas de la famille mais y ressemble et quand je rentre du dehors penser à eux m’attrape quand je lâche la poignée de la porte, une sorte de sanglot m’arrive, me fonce dessus, à la façon des éperviers qui chassent. Le cuir. Ça sent le cuir, le cuir du canapé existe toujours. Il est marbré et fendillé, fissuré par endroit, ce qui fait qu’il construit une géographie de lieux encore non explorés (mais qui existent peut-être). Il est pelé, recouvert de coussins cache-misère. Se trouve dans une maison déserte.

C’est un peu comme pour un bouquet. On a besoin d’un vase. On installe toutes les tiges. On organise les fleurs, les feuilles. On se dit qu’il en manque, il en manque toujours, toujours une couleur qui manque ou une forme qui fait défaut. Tous les bouquets sont imparfaits, faire un bouquet est impossible. La maison désertée est impossible. Il y manque toujours quelque chose. Et toutes ces joues à caresser qui manquent, tu t’en doutes, tu t’en doutes.

.

.

.

les termites

.

.

.

(« Les territoires d’Afrique » de François Azambourg, maquette)

.

La maison du termite, une fois inoccupée, désaffectée, peut être moulée et transformée en objet de design (un trône ou autre chose). C’est le présupposé (un trône ou autre chose). Et c’est décoratif (un trône ou autre chose). Tout du moins esthétique.
Une rencontre entre art et design.
Le travail animal s’utilise entre art et design (coupe à fruits dont la structure est faite d’alvéoles de ruche, table au plateau de bois décoré de travées creusées par des insectes, vase moulé sur la trace laissée par un chien dans la neige, patère murale en argile façonnée par un serpent, etc.).
C’est très intéressant, cet œil posé sur le travail d’un cerveau autre que le cerveau humain.
Une récupération.
Dans tous les sens du terme.
Avec les signes négatifs qui vont avec.
Une sorte de greenwashing (« voyez, je m’intéresse aux animaux, ils ont tant à nous apprendre, non, vous ne pouvez pas payer en plusieurs fois, oui, ça s’adresse à des porte-monnaie dodus, à une certaine classe sociale, mais bon une classe sociale avec des pensées sociétales, pas des gros lourds qui ne pensent qu’à afficher leurs signes extérieurs de réussite, enfin si, mais enfin pas seulement »).
Une sorte de recyclage.
Le travail du termite est admirable, admiré, moulé, refaçonné en coulures d’argent précieux.
Pour créer un objet.
(un trône ou autre chose)
Qu’est-ce que ça dit, ce trône ? (car ce n’est pas autre chose, c’est un trône)
Est-ce qu’on s’assoie dessus pour démontrer notre puissance ?
(l’être humain tout en haut, l’animal riquiqui en bas comme il se doit)
Est-ce que cela dénonce cette puissance ?
(tu peux toujours t’asseoir sur les termites, ils sont plus fins que toi, plus futés que toi, ils ont des millions d’années à leur actif, alors que toi, après trois cent mille ans tu n’as toujours pas remarqué qu’avec une coiffe à plumes ou un pantalon à paillettes ton espèce reste la tienne, ton espèce c’est toi)
C’est le problème, ça se vendra, ça se monnaye, dans tous les sens du terme, trône vendu, trône acheté en tant que signe de puissance ou signe d’humilité, c’est réversible.
(sans doute ce qui fait que je ne l’aime pas)
Et si dans cent millions d’années on coulait de l’argent dans les vestiges de nos maisons désaffectées, l’objet ainsi sculpté  serait-il viable commercialement ?

Et pourquoi ça me fait penser  au cinéma ouvert sur le désastre ?
On écrit, on est aux aguets, voilà.

.

.

Shawn Triplett pour @Reuters, depuis l’intérieur du cinéma de Mayfield, après la tornade

épisode 14, dessin

.

.

.

Retourner vers l’enfance, se tourner vers la maison d’enfance, y surprendre autre chose que de la nostalgie. Une force, une sorte d’invincibilité. Une soif, une avidité de comprendre et d’agir, les yeux ronds, ronds comme des roues de charrette, ronds comme les grandes roues des foires du trône, écarquillés comme dans le conte où des yeux gigantesques aperçoivent le tranchant d’une épine depuis une distance extraordinaire pour aider le héros à passer une épreuve.

Et puis tracer. Coopérer. On dessine toutes les deux aux moments de flottement, lorsqu’on nous donne le droit de faire ce qui nous chante, sur la même feuille une rue, elle fait des visages singuliers, chacun une coiffure différente et je fais les décors, les murs, les lampadaires – je n’en ai jamais vu « en vrai », sur la route pour venir à l’école il n’y a pas de lumière la nuit, c’est un village, je tiens ma connaissance des lampadaires d’autres dessins que je regarde yeux ronds dans d’autres temps de flottement. Parfois on se décale. J’ajoute des détails sur son côté de feuille, elle complète le mien. Et au final tout se tient, une longue rue pleine de passants. Notre technique est telle que nous les faisons de profil, parfois un chien de face. Pour les autres enfants, à ce que je peux en voir, c’est l’inverse (chacun sa feuille, tout le monde de face et les chiens de profil). Je fais les poches, les boutons des manteaux. Elle place une poussette et un passage piéton. Je ne sais plus laquelle, après avoir installé les fenêtres aux jardinières fleuries, s’attaque à dessiner le ciel. Des nuages bien cernés, aux courbes parfaitement rondes, guirlandes. Hier, comme la lumière d’hiver arrivait bas, le dessous des masses allongées brillait et le dessus, violet et sombre, paraissait irréel. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, ma voisine d’encrier. Peut-être comptable – elle était très sérieuse et très organisée, le côté de sa feuille n’était pas chiffonné et sa main savait s’empêcher de frotter l’encre, moi ça bavait. D’ailleurs si je cherche son nom sur grand maître google je vois qu’aujourd’hui elle « dirige 2 entreprises (2 mandats) ». Il est possible qu’elle ne dessine plus, c’est logique s’il lui manque les moments de flottement.

.

le texte impossible

 

 

.
C’est un texte impossible à lire. Mais c’est un texte. On sait qu’il existe. Il devait arriver dans la maison[s]témoin et puis « à quoi bon » s’est dit André, et le texte n’est pas venu. Ce texte parle d’une chambre la nuit où l’on vient secrètement retrouver les souvenirs vivants d’un corps mort. Ce texte parle d’un jeune garçon, d’un accident, ça se passe donc dans une chambre qui a été chambre d’enfant il y a très peu de temps, et cela reste, une chambre où regarder des posters sur les murs, une collection de crayons, de globes terrestres, de gommes usées, de BD aux dos abîmés à force de les prendre à l’arrache car, on le sait, les adolescents prennent tout à l’arrache. Celui-là n’est pas devenu vieux, n’est pas devenu homme, comme celui-ci qui passe avec ses bâtons de marche en écartant les feuilles du ginkgo biloba changées en or. Celui-là est resté flottant et irréel dans les souvenirs réels de la chambre du texte. On ne sait pas ce qu’il serait devenu car son souvenir flottant n’a pas d’avenir. On suppose, on espère qu’il ne serait pas sorti un soir avec une arme automatique, une barre de fer, parce que lorsqu’on écrit un texte impossible à lire, on veut y mettre de la beauté. L’homme, le père, qui entre dans la chambre du presque enfant absent le fait subrepticement, il regarde les posters, les classeurs en désordre subrepticement, car c’est un père qui n’a rien à faire là, dans cette maison vendue à d’autres, aussi il ne restera pas longtemps, puis il ira dans le cimetière se recueillir comme on dit (cueilli une fois de plus, la sensation d’être une fleur coupée une fois de plus) sur une tombe durable. C’est peut-être un texte impossible à lire parce qu’il parle de ce qui est durable et de ce qui ne l’est pas et de la frontière mince indéfinie entre une tombe concrète et le désir d’attraper une chambre d’enfant, maladroitement. Les tombes attrapent toujours les choses maladroitement.
J’ai pensé que ce texte impossible à lire ne devait pas être seul. J’imagine une banque de données universelles où tous les textes indéfinis, flottants, seraient collectés, exposés, montreraient un petit morceau d’eux comme une pierre tombale montre maladroitement le tout qui la retient, défait. On pourrait s’entraider. Quelqu’un s’en emparerait, dirait je m’en occupe, par exemple d’attraper le moment où le père rôde autour de la maison avec la peur d’entrer, et on saurait comment, pourquoi il se décide enfin, ce serait une prise de décision transformée, reprise, recousue, réparée, assemblée par une aide extérieure. De toute façon, il y a toujours aide extérieure. Avec soi, en lisant (écrivant), on trimbale ceux qu’on aime, qu’on a aimés, avec leur regard qu’on dirait tout neuf à force d’en supposer l’accent, on trimbale aussi d’autres sois, les anciens, les enfants qu’on était dans nos chambres.
La banque de données de textes impossibles à lire est gigantesque. On ne le sait pas, mais parfois quand on marche, un texte se propose, et puis on n’a pas le temps, on y reviendra plus tard sûrement, c’est ce qu’on croit, mais il arrive que ce plus tard n’existe pas. Par exemple, le texte de l’homme qui marche, bâtons de marche, au milieu des feuilles de ginkgo, est impossible à lire. Ça ne l’empêche pas d’être disponible.

.

.

épisode 13, organisé

.

.

.

Il y a la domination tranquille des murs trop étroits de la cuisine qui ne tolèrent qu’une personne à la fois ce qui veut dire la mère
Domination tranquille des places à table celle du chef de famille étant la seule orientée face à la télévision tout organisme paravent saladiers ou bouteilles devant se trouver décalé en fonction de
servir le plat dans les assiettes demande des gestes en retrait pour laisser l’air qui délimite le champ visuel du chef inoccupé.
Le champ visuel du chef est important
je lis j’écris en dehors du champ visuel du chef ça n’a donc aucune importance
On entend la domination de la sirène qui dit le travail commence qui dit le travail finit et sonne bien au-delà du périmètre de travail assigné
le chef est assigné à la sirène c’est la technique des dominos toujours quelqu’un plus haut en ce temps-là tu remarqueras ce n’est jamais quelqu’une
Porte de la chambre fermée livre ouvert estomac contre le matelas bras croisés pour que la page de la fable du Loup et du chien reste ouverte
Domination du loup qui dit je suis libre et je vais où je veux
Domination du chien qui dit je mange à ma faim tous les jours
tous les jours on m’apporte une gamelle
Domination de la faim de créer peu importe
peu importe de mourir de la faim de créer
dans l’espace vide inoccupé
dit le loup fonçant entre les arbres
Domination de l’espace culturel qui en posant le regard fait que ce qui a été créé existe
la chaîne du chien décide du périmètre de sa vue
sa vue ne va pas au-delà
ce qui est au-delà du périmètre de la chaîne du chien n’existe pas
On ne peut se faufiler dans l’espace de la faim qu’un·e à la fois
Mais on n’est pas seul·e à le faire c’est certain

.

.

épisode 11, ce foutoir

.

.

.

Dans un monde parallèle et simultané les merles se chamaillent, se repoussent, se cherchent des noises, il s’est peut-être passé des choses entre eux, inoubliables, incompressibles, ou bien c’est une question de territoire, un territoire qu’on ne voit pas, nous et nos yeux défaits, peut-être limité aux ombres du grand arbre sur la façade miel. Ils monologuent parfois, en tout cas c’est certain l’un d’eux a quelque chose sur le cœur et c’est ça qu’on entend, ça qu’on est capables de capter. Dans d’autres mondes parallèles, des poussettes sont abandonnées dans le froid, et la préfète, lorsqu’on lui expose cette urgence vitale de bébés qui traversent les montagnes, tient son écharpe givenchy contre son torse osseux, avec le signe dans ses yeux, visible, évident, qu’elle ne comprend pas, que ça ne l’intéresse pas, menue monnaie elle pense, ça lui parle autant qu’un parcmètre, elle pense parcmètre, elle vit parcmètre, ses boulons et ses engrenages ne lui permettent pas de penser au-delà des capacités d’un poteau de métal.

Assise contre le monde parallèle des merles chahuteurs, une cornemuse épouse le son des cloches, se met dans les interstices. C’est calme ce matin près de la cathédrale. Les feuilles mortes. L’automne. Un passant qui ressemble à Jacques Tati avec sa canne. Les merles reprennent de plus belle comme si les cloches leur cassaient les oreilles. Les cloches s’en foutent, notre monde s’en fout des cris de merles. Notre monde regarde les poussettes abandonnées dans la neige comme on regardait autrefois les tableaux des impressionnistes, qu’est-ce ce que c’est que ce dégueulis de couleurs, tenez-vous bien bon sang, dessinez des trucs propres, et si vous ne savez que faire des taches, allez dans un monde parallèle, ici c’est givenchy, c’est propre et structuré.

Je voulais parler de ma maison d’enfance, elle est très loin, elle est tout près, elle se chamaille avec moi par moments, mais il y a trop d’interférences. Ou bien il n’y en a pas et tout est lié, mais ça n’est pas apparent, comme le territoire des merles mêlé au reste par transparence. La statue d’un évêque contre l’arc-boutant, tout là-haut, lit un livre. La cornemuse reprend. Les cloches. Les merles. Un vrai capharnaüm. Les ombres du soleil entre les feuilles pourraient faire du bruit elles-aussi, juste pour se défendre. Il y a de l’or et du pourri partout, semé sur chaque feuille. L’arbre est très grand et très puissant. Ses racines dépassent du sol, forment des nœuds, des enchevêtrements de cervelle et de veines. C’est vivant, comme les souvenirs, comme les merdes pestilentielles affichées, prononcées. Je n’ai pas le courage tu vois, aujourd’hui, ce matin. Je veux être cette femme en manteau rouge qui sait parfaitement où elle va. Je veux être ce jeune qui prend en photo le clocher.

Une fois j’ai visité là-haut, l’espace des cloches, elles sont à part, c’est-à-dire qu’elles sont fixées sur une charpente autonome, car si elles étaient suspendues à même la pierre, la cathédrale s’effondrerait à cause des ondes sonores. J’aimerais bien que la préfète qui ne voit pas le problème soit suspendue secouée à même la pierre d’ondes de pleurs terribles, que ça lui vrille le cerveau, qu’on l’enferme dans une pièce avec tous les bébés à langer, consoler, emmitoufler, tous ceux qui passent dans la montagne et elle serait toute seule à en avoir la charge, réellement, concrètement, dans ce monde-ci. Parce que là je sais bien qu’elle va manger au restaurant. On la servira avec respect, on lui demandera si tout va bien, si son tournedos roscoff aux truffes de molinar avec sauce plombière est à son goût – je dis n’importe quoi comme noms de plat, je me fous des plats chichis, des plats coussins de velours rouge qui portent de vieilles médailles. On pourrait croire que ça part dans tous les sens ce que je raconte, mais non, il n’y a que de la colère. Comme les merles. Je suis dans un monde parallèle que je n’aime pas, c’est difficile de s’ancrer ici au milieu des cendres. Un monsieur passe, il dit « Tout dépend de qui dit l’homélie ». Je ne comprends pas tout de suite, j’entends Deux qui dit Loméli, tu vois, même en utilisant les mêmes mots, la même grammaire, on ne comprend rien les uns aux autres.

Plus loin, s’il continue de marcher, le jeune pourra prendre en photo les barques, je ne sais pas s’il pensera comme moi à quel point ça se justifie.

.

.