En prison

 

 

Bakırköy Kadın Kapalı Cezaevi C 9 Koğuşu : telle est l’adresse où on peut envoyer des mots, des lettres, des avis d’existence et de soutien à Asly Erdogan emprisonnée depuis plusieurs mois pour délit d’idée. Ecrivain, femme, libre : les atouts pour la prison, peut-être – si nous ne faisions rien – à vie.  On garde de l’espoir – on a une adresse, les mots,les lettres, les soutiens lui parviendront-ils ?

On  a des outils (même si on les agonit, parfois) : copier/coller dans la barre de navigation, on arrive ici

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le surlignage bleu correspond aux lieux visités photographiés répertoriés par le robot. On voit l’aéroport Mustapha Kémal-Atatürk à gauche (on sait comme on aime ces dispositifs ici)

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et à droite cadre, l’île où le robot n’allât point, à côté d’un stade de baskett à la mode, on découvre

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la prison où est enfermée, entre tant d’autres femmes pourtant, celle à qui cet article de la maison(s)témoin  est destinée : la prison pour femmes de Bakirköy, à l’est d’Istanbul, c’est en Turquie où sévit un autocrate ancien joueur de football semi-professionnel dit sa notice wiki (aussi bien Ronald Reagan fut-il acteur de second plan). Le robot donc n’est pas admis aux abords, les satellites sont loin, mais les optiques fortes

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on pratique par zoom avant

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(ici le robot vous gratifie d’une vue dite en trois dimensions, on n’y croit que peu, mais le nord n’est plus en haut, on est un peu perdu), retour au système référentiel normal

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toits rouges, on les aperçoit si on se positionne près du stade de sport

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de plus près je ne puis.

Mais plus loin, et plus avant dans notre monde qui communique, on parvient à un site. Il s’agit d’une présentation commerciale comme une autre au fond : on informe sur ce que se trouve à l’intérieur, par des photos afin de faire connaître (mais à qui sinon aux personnes libres ?) où sont enfermés leurs proches, j’imagine… Entrée :

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(les traductions sont du robot), vue de dehors :

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(quelle photo…), puis les salles diverses, d’autres la cantine (le restaurant : les nappes…)

restaurant

la salle de spectacle (sans doute sous les regards d’Ataturk ?)

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salle de travail :

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dentiste :

dentiste

(on voit aussi l’infirmerie, la salle où ont lieu les visites, d’autres encore) la bibliothèque

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le salon de coiffure :

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toutes sortes de choses qui se tiennent dans des pièces fermées de grilles, mais le plus formidable, bien sûr, comme on le voit, c’est que sur ces photographies, il n’y a personne…

En Turquie, les prisons sont pleines.

Tu sais quoi, ce monde-là, celui qui se permet de donner en spectacle des lieux où des détenues subissent des peines, sont privées de la moindre des libertés, ce monde qui exhibe ces lieux, ce monde-là (n’)est (pas) le mien.

Dur de s’en rendre compte.

Je préfère regarder d’autres images plus représentatives de la beauté du monde : j’ai longtemps cherché dans mes tentatives d’illustrations des aéroports (ceux visités par l’avion solaire notamment) des avions en vol. C’est ici que je l’ai trouvé, alors pour elle, pour elles toutes, et pour eux, pour eux tous, emprisonnés par des lois iniques, absurdes et inhumaines ici cet envol

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et une vue du même réalisé en trois dimensions

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Tenir, tenir encore et ne pas lâcher.

Diacritik relaie tous les jours des textes d’Asli Erdogan, une pétition est lancée pour sa libération.

Sur L’aiR Nu une page initiée par Anne Savelli qui donne à entendre d’autres textes.

Pour ne pas les oublier, ni elles, ni eux.

Le voyage du seuil

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J’ai ouvert la porte à deux heures précise. Je l’ai noté dans mon carnet. Sur la toute première page, sur le premier centimètre carré de texture blanche. C’était une heure de jour. Pas une heure de nuit. Une heure où émerger de la misère des ténèbres et se révéler contre ses propres misères.

J’étais restée longtemps derrière la porte. Certains diront que, dans l’immobilité parfaite, le temps n’a que peu d’importance. Aucun événement pour tailler une encoche dans la mémoire des jours… Qu’avais-je fait de tous ces mois ? Quelle chose aurais-je alors pu retenir dans les filets de papier et d’encre d’un carnet de voyage ? Rien… ou… Peut-être cette courbe fragile de mes doigts s’écartant en de minuscules assauts de leur noyau de stupeur vers l’éventail d’un espace ré-apprivoisé.

Une main m’avait conduite jusqu’à la porte. Une autre m’avait tirée dehors. La première dégageait une chaleur d’épiderme salé, de confiance maternelle caressée dans la moindre fibre d’une enfance ressurgie comme refuge premier. De l’autre je ne savais presque rien.  A peine devinais-je le visage de l’offrande ou la voix de la salutation.

La première m’avait admonestée : pars, sors, franchis cette frontière qui est posée en toi plus que devant toi. Ouvre cette porte, marche ta guérison ma si petite fille, efface la malédiction enclose dans ton souffle serré. Marche. Et ne me reviens jamais plus pareille.

La seconde, longue chorégraphie d’envol, sémaphore battant la chamade, ellipse d’un soulignement… la seconde avait tracé la multitude des points entre mes pieds scellés de peur et le seuil émouvant d’attente. Elle m’avait amenée à imaginer le moindre détail du plan de route. Les vallées de nausée, les monts d’espérance, les gouffres de panique, les fleuves de larmes, les sentes étonnées et les essoufflements de terrain… toute une carte du « tendre vers », toute une expédition de quelques immenses mètres.

Le carnet de voyage sur le ventre, enfoncé dans les chairs crispées, j’avais si longuement, si méticuleusement imaginé le périple, puis l’immense victoire, la découverte nue. Je savais que je serais exsangue, presque évaporée de crainte. Je savais que le plus dur n’était même pas imaginable. Mais le carnet me rassurait, clos mais tendre, souple et patient. Enfant sur mon ventre. Enfant dont le père était là, au coin de la rue.  Âme du kiosque à journaux.

Il lui avait suffit d’un geste, anodin mais d’une générosité brûlante. Prendre dans son étalage ce petit carnet ocre qui me tentait tellement avant que tout ne bascule. Le glisser dans une enveloppe. De ses doigts rapides rabattre le triangle de papier. Avec cette sorte d’amour désinvolte, le pousser dans la fente de la porte, pour qu’il s’échoue, un peu ivre d’air frais, tout contre mes pieds. Il m’avait suffit d’une danse lente, d’un rituel réconcilié, de l’innocence d’un geste simple : ouvrir l’enveloppe et en sortir le carnet ; il m’avait suffit de la surprise pour oublier, graciée pour un instant, ma peur du monde. Ensuite tout c‘était emballé, l’effroi vrillait mon regard, effilochait mes jambes, kidnappait mon souffle. Mais le carnet criait contre mon ventre son besoin d’exister dans ce si long trajet vers l’homme derrière la porte, vers la lumière réapprise et vers ces premiers mots balisant ma traversée.

Certains diront que je ne suis qu’au seuil du voyage. Mais qui peut comprendre, sinon lui, cette joie d’accomplir, des profondeurs de mon exil, ce si bouleversant voyage du seuil ?

 

 

Florence Noël

Dans la boite aux lettres

 

 

 

« Une femme dans chaque port » pourrait tout aussi bien convenir comme titre à ce film (1983, Alain Tanner) mais ici le port est  la ville, blanche dit-il, une sorte de personnage.

(Moi ce que je préfère, ce sont justement ses couleurs-passées, pastelles- les céramiques de ses façades, l’eau un peu éparse mais si présente. C’est elle, mon personnage, mais elle n’est pas ici exactement comme je la connais).

L’homme est arrivé en bateau

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sur le Tage vers la ville, il passera sous le pont du 25 avril (les oeillets de 1974, tu sais bien), l’homme s’arrêtera dans un bar, qui fait aussi pension/hôtel, non loin des tramways

vous êtes fou aussi ?

une salle où les aiguilles de l’horloge tournent en sens inverse : l’histoire, la jeune femme (elle sert au bar, elle nettoie les chambres, elle ne couche pas avec des inconnus), le lieu, le balcon qui donne sur l’estuaire (chambre trois cent quatre), la gentillesse des autochtones, la ville qui se laisse approcher, prendre par les rires, la joie, ses escaliers et ses descentes, au loin les linges aux fenêtres, au loin les marchés aux poissons, le pont

vers le port

on voit bien, on s’aime on se prend on se laisse on se termine on s’oublie, une histoire comme dans chaque port mais un rythme heureux peut-être est-ce ce Paul (Bruno Ganz)

sur les quais

qui tout à l’heure, à la nuit, pour quelques dollars, prendra un coup de couteau, s’en remettra (ici il suffit de passer le pont, c’est avant, c’est tout se suite l’aventure)

sur le pont

qui comme à une étape ici s’arrête, écrit au loin à sa femme probablement (sa? qui peut savoir connaître accepter ce possessif ?) (femme ? épouse ? compagne ? dans quel port du Rhin vit-elle ? où est-ce à Hambourg, ni gris ni vert comme à Oostende et comme partout ?) à qui il écrit, à qui (voilà trente deux ans) il envoie des selfies animés, vers qui (sans doute probablement qui sait ?) il retourne par la gare, la gare de Lisbonne qui de l’intérieur ressemble à n’importe quelle autre gare

la gare de Lisbonne

et elle, à sa fenêtre longtemps avant la fin de ce film lent beau lourd contemporain mais déjà démodé, elle qu’on ne reverra plus (« elle s’est envolée » dira son patron), elle Rosa qui dit « non »

à la fenêtre

sa maison, est-ce sa maison (« c’est tout petit chez moi » dit-elle – Teresa Madruga), on ne sait, une sorte d’arrêt, une manière de pause, une attente, une vie à filmer, à écouter, à entendre et pour le reste, une ville, serait-elle blanche, dont l’âme, à tous les plans, bat

 

 

« Dans la ville blanche » est une production helvetico-britannico-portugaise – Paulo Branco/Alain Tanner en producteurs exécutifs.

Subterfuge

Une fois de plus j’avais égaré les clefs de la maison.
Je devais pourtant y entrer à tout prix (façon de parler, en fait le moins cher possible).
Alors j’ai attrapé le fer à repasser (mode soie) et je me suis soigneusement aplati sans faire de faux plis.
Puis je me suis pris par un coin et glissé dans la fente de la boite à lettres.
J’ai chu sur le carrelage de l’entrée car ce n’est pas une vraie boite à lettres, juste une ouverture par laquelle le facteur introduit dans nos existences post-modernes les dépliants publicitaires et les factures indispensables à notre survie.
Il ne me restait plus qu’à gagner la cuisine (je la reperdrais sans doute ensuite) pour récupérer mes dimensions habituelles. C’est bien d’avoir un but dans la vie.

Courrier en souffrance

Quel genre de courrier arrive dans la boîte à lettres de la maison-témoin ?

Pas grand chose, vous allez me dire, de la pub, du junk mail en bon français. Les feuillets sur papier glacé aux couleurs criardes, constellés de points d’exclamation, s’accumulent dans la boîte jusqu’à ce qu’un triangle de papier en dépasse et qu’on ouvre la boîte pour la vider.

Qui détient la clef de la boîte à lettres, d’abord ? Lequel de nos agents ? Si nous avons une agence, il y a aussi des agents.

Il n’y a pas que de la pub. Voici une circulaire de la mairie, rédigée dans un style administratif tellement abscons qu’on ne comprend même pas de quoi il s’agit. Une carte postale de Douarnenez, l’expéditeur s’est sûrement trompé d’adresse, il croyait la savoir par cœur, eh bien c’est raté. Elle est adressée à Monsieur et Madame Flachet et le texte dit : « Bonjour tout le monde ! Vous n’allez pas me croire mais il fait beau ! La Bretagne, c’est plus ce que c’était. Grosses bises » et c’est signé, diable c’est difficile à déchiffrer, peut-être Nadine, ou peut-être Christiane, allez savoir.

Il y a aussi cette lettre pour lui, qu’elle a déposée dans cette boîte au hasard, puisqu’elle ne connaît pas son adresse. Elle sait qu’il n’y a aucune chance que la lettre lui parvienne ainsi mais c’est mieux que de ne pas l’envoyer du tout. Elle sait qu’il n’y a aucune chance qu’elle le revoie un jour mais c’est mieux comme ça.

Bureau modèle pour maison témoin

carte Florence Trocmé

En vertu de la règle proposée par Florence Trocmé (que je remercie en outre pour cet envoi)

tout colocataire qui envoie une carte postale à un autre colocataire lui donne l’autorisation de l’afficher près de la boite aux lettres. Comme dans les cafés, les bons baisers des clients depuis toutes destinations.

.après avoir rêvé un moment devant les fauteuils, assise devant ma petite table bureau, suis venue afficher cette image évoquant un couple de poésie

méson-témoin

Les mésons sont des bosons sensibles à l’interaction forte […]
dans le modèle standard, ils sont composés d’un nombre pair de quarks et d’anti-quarks
page Wikipedia méson

mais on t'aime
on tait
mais on tait moins
on t'est moins
témoin mais
son thème oint
c'est le méson
méson t'es pair
mais on a beau
on a boson
sans cible
à l'un
sensible
à l'une
à l'un terre action
bobo boson
maisons ont thème
mais on t'aime
ouin
point c'est tout.


Philippe Aigrain