Travailler

 

 

Il a passé la nuit là, comme s’il était chez lui ( une clause de son contrat, cependant, stipule que si un détournement de ce type est constaté, il sera foutu à la porte sans pouvoir prétendre à quelque indemnité que ce soit), mais notre agent s’en fout comme de sa première location(moi aussi d’ailleurs, mais je n’ai guère voix au chapitre). Il se peut même qu’il soit ou ait été accompagné d’un-e ami-e (de nos jours on a des moeurs libérées, on fait comme on veut, avec qui ont veut – on se protège n’est-ce pas tout de même – et la langue elle-même tient compte de ces géantes avancées – même si ça a eu lieu, et de tous temps)au loin le ciel poudroie, le soleil flamboie, il est huit heures du matin, le froid a commencé de s’étendre sur le peri-urbain (on est bien dans cette banlieue dite grise, rassurez-moi : il s’est levé, au lit repose son élu-e, la griserie de bafouer la loi, sans doute est-il nu, braver les interdits), évidemment comme la maison(s) reste témoin, on n’y a pas droit au chauffage (il est factice, mais notre agent a apporté – pas si con – un petit convecteur, allumé l’électricité et le compteur tourne aux frais d’une certaine princesse)cette chaleur dans les tons, bientôt un autre jour est là, d’autres visites, d’autres personnes, des gens comme vous ou moipar la fenêtre, ces gouttes par milliers, collées, en attente d’évaporation, surtout ne pas les brusquer, il fait froid c’est le début de l’hiver, bientôt le lotissement sera hanté de voitures grises, de bambins et de vélos, à l’heure dite on s’en ira à la ville gagner de quoi assurer les mensualités, mettre de côté des trimestres, revenir à la nuit des courses plein le coffre de la petite auto… Pour le moment, il faut se lever, se laver, se vêtir comme disait le poète (pour ma part, je ne goûte pas trop ses chansons, mais tant pis) et puis un petit déjeuner frugalet hop…

Les amis dans la chambre

 

 

On ne sait pas bien, exactement de quoi il retourne avec ces fantômes qui resurgissent de quelque lointain siècle dernier, c’est avant ma naissance, c’est plutôt à Paris, ce sont des musiciens, leurs images qui les font à peine réapparaître, ils sont tous morts, ainsi que le type qui les a faites. Il a aussi réalisé un film qu’il a intitulé « Bye » où il prend congé de nous (en 1990, cancer de la prostate – cette goule qui nous guette nous autres mâles, tout comme au sein la branche femelle), il est dans sa baignoire, explique : « j’aime bien rejeter en arrière mes cheveux quand ils sont mouillés » on comprend quelque chose du partage, on le voit se faire couper les cheveux, la barbe, puis plan rapproché de son visage « bye » dit-il. Un sourire, un geste de la main. Une merveille, donc. Avec cette satanée communication de nos jours, cette  publicité et ses incessantes injonctions, il y a toujours un pan de ce qu’on rapporte qui aurait quelque chose à voir avec une espèce de recommandation, « allez-y » dirait quelqu’un voulant vanter le truc, faire en sorte qu’on en parle afin qu’on y vienne, et qu’ainsi la présentation devienne un succès (notamment financier, mais aussi symbolique etc. : tous les plans sont bons à prendre -sur le site de l’artiste on ne peut pas voir les films) – mais foin : quelques photos, en voici une, à l’entrée de cette pièce de la maison(s)témoin, un pousse-pousse asiatique, les colons, l’esclavage… et puis passent les jours et passent les semaines. Je travaille à l’édification de ma culture personnelle. C’est dans la chambre d’amis.

Il y avait dans la bibliothèque une espèce de biographie plus ou moins romancée d’Ella Fitzgerald où il était dit qu’elle ne cessait pas de chanter, dans le bus des tournées, à ses débuts, cette femme-là, qu’est-ce qu’on peut l’aimer 

et aussi cette idée qu’elle avait de n’être jamais à la hauteur de ce qu’on attendait d’elle, mal aimée peut-être mais pas de son public (elle m’a quelque chose de la diva du Cap Vert, cette autre merveille de la chanson Césaria Evora), elle est toujours là, Ella Fitzgerald et son sourire, les années cinquante, le jazz et cette merveille

ce sourire magnifique, à peine esquissé, vivante et magique (claquer des doigts). Il s’agit de photographies prenant beaucoup d’objets (les voyages, les amis, les gens) mais un des versants s’intéresse aux gens qui font le jazz captés dans des moments professionnels si on veut parler de ça.

Il y avait Ella Fitzgerald, il y a aussi Sarah Vaughan, on l’entend presque chanter « Strange fruit » (sous le lien, c’est « April in Paris ») on estime le cadre et la lumière, il y aussi Duke Ellington

on pense souvent à ces (presque) rixes entre solistes qu’il organisait, ces rides qui expriment peut-être une sorte d’inquiétude, le jazz et les noirs, captés par un blanc, néerlandais nommé Ed van der Elsken, le sourire d’Oscar Peterson qui nous explique ce que c’est que la musique, la vie, l’humanité et la chance

et puis un autre artiste, plus clair de peau non pas musicien mais peintre, léger sourire, un détail d’une photo de Karel Appel (en 1953, à Paris)

 

Une exposition du musée du Jeu de Paume

Bon film, hein…

 

 

Ma mère (il faut quand même que j’en parle de temps à autre) avait coutume de schtrater pour aller au cinéma – elle aimait beaucoup Errol Flinn si je ne m’abuse, et j’ai toujours cette vision de lui dans « Les aventures de Robin des bois » (Michaël Curtiz et William Keighley, 1938) en train de manger du poulet (le pilon, bien sûr), dans la forêt de Sherwood) (y’avait aussi Olivia de Haviland, mais bon, bref) (schtrater c’est son mot (à ma mère, pas à Olivia, entendons-nous bien) pour sécher, n’y pas aller, envoyer chier l’emploi du temps, comme tu veux – et pour ma part, j’ai suivi des études de cinéma – je n’avais pas à m’emmerder la vie avec de fausses raisons, j’allais au cinéma pour l’étudier – jusque quatre fois par jour, tu imagines la détresse…)

Mais à présent, ça commence à m’ennuyer sérieusement (je me suis dit je vais faire autre chose dans cette maison-fantôme comme un vaisseau, je suis le Hollandais Volant (je suis James Mason) et le voilier jamais plus n’accostera, ou alors peut-être seulement un soir, tard, à la Vallette… J’ai gagné une place, j’y fus hier – j’écris aujourd’hui, c’est mardi, demain c’est mercredi, on change de film et tout ça tourne encore et toujours… Pour faire autre chose, je repasserai (mais j’ai une chronique sur le feu, avec ce « Une fuite en Egypte » (Philippe de Jonckheere, inculte) bardé de points-virgules : ce sera pour une autre fois, mais bientôt; et je te le flanquerai dans la cuisine; non mais eh; pourquoi pas ? Enfin bref.

Il semble que ce beau pays (où des présidentiables aiment à se faire offrir des costumes à six mille cinq par des amis) (les présidentiables ont les amis qu’ils méritent, hein) (enfin deuzèf) dans ce beau pays, donc, on a produit l’année dernière plus de trois cents longs métrages. Hier, j’en ai vu l’un d’eux, voilà tout.

 

C’est une histoire tragique même si l’héroïne (Claire alias Catherine Frot) fait un métier magnifique – sans doute le plus vieux du monde, s’il s’agit d’un métier – elle est sage-femme, et met au monde (« en vrai mais en Belgique » dira le réalisateur présent à la séance du Louxor) (en France, on n’a pas le droit de filmer ce type d’exercice) des humains, futurs quelque chose espérons, dans des conditions parfois difficiles. Béatrice (Catherine Deneuve) va mourir, je dévoile, c’est égal, et cherche à revoir son amour (il se trouve que c’est le père de Claire, il se trouve que cet homme s’est suicidé et on n’en saura pas vraiment la raison – il flotte dans l’air le fantasme qu’il se serait tué parce que Béatrice l’aurait quitté, mais bof, ça ne tient pas tellement) mais la force du fantasme, c’est que cette éventualité est défendue par Claire qui donc, au début du film, éprouve pour cette Béatrice quelque chose comme de la haine (lorsqu’elle s’en est allée, toutes deux s’entendaient bien, elles riaient etc etc). Elles en rient encore un peu, trente ans plus tard (je mets cette photo-là parce que mes mômes sont nées là-bas, c’est tout).

(c’est laborieux, putain). Tant pis, Béatrice va mourir, elle le sait, tumeur au cerveau elle est condamnée, elle le sait, elle s’en fout, boit du pif, fume des clopes, joue aux cartes. Irruption dans la vie de Claire qui vit plutôt seule avec son fils (Simon, interprété par Quentin Dolmaire – qu’on a vu dans le film d’Arnaud Desplechins, « Trois souvenirs de ma jeunesse » en 2015)

et qui cultive un bout de jardin dans la banlieue de Mantes-la-Jolie, où elle habite. Le voisin du jardin, c’est Paul (Olivier Gourmet) (enfin le fils du voisin)

Paul conduit un poids-lourd jusqu’en Pologne, en Russie peut-être, il rapporte de ses voyages du caviar du vin des trucs, il est sympathique, elle aussi, les voilà ensemble, et Claire qui débarque dans cette vie, pour y mourir.

Des dialogues formidables, surtout pour Béatrice, un rôle en or massif comme ses bijoux, une merveille en réalité qui, si elle est ici expliquée, perd tout son charme. Le merveilleux qui s’établit, c’est dans les baisers qu’on le trouve : il y en aura au moins trois. Le premier, c’est celui qu’échangent Claire et Paul (jusqu’ici, tout va bien). Le deuxième, tellement juste, c’est celui que Béatrice sans y penser donne à Simon (il faut dire que c’est le portrait craché de son grand-père). Le troisième, magnifique, c’est celui que Claire donne à Béatrice. C’est cette forme de relation mère-fille qui est magnifique – et d’autant plus que Béatrice n’est pas la mère de Claire, sinon dans la fiction, celle-là même qu’on voit se dire sous nos yeux. On aime l’appartement de Mantes-la-Jolie, on aime le jardin, la barque, le poids lourd, on aime à peu près tout. On le dit. Voilà tout.

En prime, le réalisateur, Martin Provot, a déjà réalisé « Séraphine » (2008) avec une Yolande Moreau formidable. Donc, ici aussi, deux femmes formidables, et la sage-femme n’est peut-être pas seulement Claire. Bon film, hein…

Dans trois mille ans

 

(publicité, propagande, j’ai beau faire attention à ce genre d’injonctions – si j’en vois une, je ferme… – comme j’aime le cinéma (même celui de chez l’oncle sam) j’en parle un peu avec des scrupules) (ce type d’italiques, en début de billet, ça permet de lancer la machine, mais c’est aussi, j’espère, dissuasif : sans un tout petit peu de sympathie pour Hollywood – une once, presque rien- on peut passer son chemin. Ici, dans la maison(s)témoin, on accueille toutes les sortes de fantômes goules et autres bizarreries, et c’est à peu près normal aussi qu’on y trouve des entités qu’on nomme « extra-terrestres » -bien qu’elles le soient, terrestres, évidemment, puisqu’elles ne sont que l’émanation d’esprits plus ou moins habités par ces histoires imaginaires – je les ai placées dans la chambre d’amis, parce qu’elles ne font que passer, et aussi dans la salle d’eau, parce que c’est sans doute grâce à l’eau qu’on parvient, ici, à les comprendre…).  

Ici, une jeune femme, linguiste (on l’appelle Louise – comme madame Brooks et ses araignées, au hasard – et Banks – comme je ne sais pas exactement quoi) (Amy Adams). Elle se trouve ici devant l’écran, une épaisse plaque de verre transparente sur laquelle, avec elle, correspondent les nouveaux venus (une douzaine de « coques », « vaisseaux » ou quoi que ce soit, habités par des genres de calamars à sept bras réparties sur toute la Terre (il ne s’en trouve point en France, désolé) – au fond de l’image, noire et grumeleuse : la paroi du « vaisseau »)

premier-contact-1

Elle a l’honneur, ou la chance, ou le culot, d’entrer en relation avec des êtres supérieurs (sans doute) qui lui disent venir en ami sur cette planète afin d’aider l’humanité à surmonter ses divisions (entre US et Chine, malgré les efforts de Nixon, ce n’est pas, comme on croit le savoir, l’entente cordiale) (on ne parle pas – trop – de la Russie : la géopolitique du monde est changée depuis que l’union soviétique -ça fait bizarre de parler de ça, pas vrai ? – n’est plus). Plus loin, ces entités (nommée « heptapodes » -z’ont sept « pieds » – discutent par flots d’encres interposés, sont tout puissants, s’en iront à la fin dissous comme nuage de lait dans thé anglais…) veulent nous aider car elles auront, dans trente siècles – une paille – besoin de nous (disent-elles) (car elles connaissent, tout comme Louise, l’avenir). En tous cas, douze trucs arrivent sur Terre : l’armée est sur le pont (ici, l’armée et son chef, incarné par Forest Whitaker – sont moins bornés qu’à l’accoutumée…) (colonel Weber) (on pense à Folamour, et Sterling Hayden (alias Colonel Jack. D. Ripper…) et à ce que cette venue aurait pu provoquer chez eux…)

premier-contact-2-forrest-whitaker

On cherche et on finit par trouver : grâce à la culture scientifique (très scientifique) de ce garçon-là (très très scientifique, physicien en diable) (Ian Donelly, incarné par Jérémy Renner) on parvient à comprendre le langage des extraterrestres, et surtout leur but ultime.

premier-contact-3

Même la CIA (dont on voit, dans l’image ci-dessus l’incarnation qui guette à la jumelle l’avenir) ne peut parvenir à mettre des bâtons dans les roues du (bientôt) couple. Et donc on discute le coup avec eux (les deux entités présentes aux US), et grâce à cette préscience dont est dotée cette mademoiselle Banks, on parvient à ne pas créer de dissension trop forte entre les divers Etats de cette planète afin de l’unir dans un but commun : continuer à vivre. Et à procréer (fatalement, pourrait-on suggérer) (on nous épargne la scène de lit, merci). Las, la progéniture est atteinte d’une maladie incurable… C’est donc en vain, en un sens, que tout ce qui a été entrepris se sera résolu. Mais enfin, nous verrons : dans trois mille ans puisque les fantômes s’en sont allés, et que la planète, elle, continue de tourner…

Le film (budget : 47 millions de dollars quand même) (en a rapporté, pour le moment, plus de trois fois plus…) (le cinéma est une (très) bonne affaire et aussi – bizarrement ? – le premier poste d’exportation du budget étazunnien, stuveux) est assez dramatique, le montage très alambiqué (on croit à des flash-backs, mais c’est l’inverse), l’image parfaite, les effets spéciaux réussis (on pensera à nouveau à Stanley Kubrick pour les changements de gravité entre l’intérieur du « vaisseau », et la Terre) : un beau film de science fiction au cinéma, ce n’est pas si courant…

 

Marchand de bonheur

Je ne vais pas cracher dans la soupe : c’est toujours moins cher que l’hôtel et je n’y dors qu’une fois par trimestre quand ma tournée passe dans le coin. Jamais rentable d’ailleurs ma tournée dans leur cambrousse : ils ne se bousculent pas les commerçants qui les prennent mes catalogues « Points Bonheur ». Honnêtement je les comprends : après, les clients réclament leurs timbres à la caisse – des timbres mal prédécoupés et qui collent aux doigts – et une fois le carnet collecteur rempli les clients râlent encore parce que le cadeau les déçoit. Faut dire qu’il y a de quoi. Une belle camelote qui en jette sur le catalogue mais quand vous l’avez dans les mains le plateau faux bois marqueté Angélus, franchement vous regrettez de ne pas avoir choisi autre chose. Mais quoi ? Une pince à sucre, un ramasse miettes, une poubelle de table ? Que des trucs dont plus personne ne se sert. Des stocks à écouler. Il en faut du bagout pour placer les catalogues Points Bonheur, et si c’était pas les points retraite qui me manquent, je te les planterais là vite fait avec leurs pinces à sucre. En attendant, heureusement que je ne passe là que tous les trois mois parce que j’ai rarement vu une installation aussi mal fichue. Sûr que c’est pas un hôtel leur maison et qu’il font ça pour payer leurs traites – et entre nous, des amis prêts à venir jusque là, ils ne doivent pas en avoir beaucoup, toujours dispo leur chambre d’amis – mais ils pourraient quand même faire un effort. Un deuxième porte-manteau et un fer à repasser, tiens par exemple, ça les ruinerait un deuxième porte-manteau et un fer à repasser? Si je prenais pas mes précautions et mon fer de voyage, je sortirais de chez eux le matin en ayant l’air d’avoir dormi tout habillé.

Période d’essai

Je le sentais depuis longtemps qu’elle n’avait pas beaucoup d’atomes crochus avec son beau-frère mais, à ce point-là, je n’imaginais pas. Mon frère jumeau, elle pourrait tout de même essayer de lui faire meilleure figure. Une période d’essai de deux mois dans le coin, on n’allait pas l’obliger à payer l’hôtel ou à louer un gîte mal chauffé alors que notre chambre d’amis lui tendait les bras. Déjà que son divorce lui coûte cher. Et c’est bien qu’il essaie de redémarrer un nouveau boulot ailleurs, de refaire sa vie sur de nouvelles bases, plus près de nous. Mais faut la voir lui tirer la gueule ! J’en suis gêné. Le frérot, c’est la moitié de moi. Jalouse mon autre moitié ? Trois moitiés sous le même toit c’est trop. Deux mois c’est pourtant pas la mer à boire, et puis avec les heures qu’il se tape au boulot il ne fait vraiment qu’y dîner et dormir chez nous, et en semaine encore. Mais plus les semaines passent plus les dîners sont pénibles. Je fais la conversation à moi tout seul : elle le nez piqué dans son assiette qui lâche pas une parole, lui crevé, qui pense tout le temps à son môme. Et quand il le rejoint, le week-end, toutes les réflexions qu’elle balance : « ton frère est encore parti en laissant la télé de la chambre d’amis en veille », ton frère ceci, ton frère cela… Plein le dos. Au point que je me demande si c’était une si bonne idée finalement de lui proposer cette chambre. Et je ne sais plus trop quoi lui souhaiter au frangin : parce que s’il le décroche le job, il lui faudra bien un ou deux mois pour dégoter un logement dans ses prix et s’y installer. Moi je ne le mettrai jamais à la porte mais j’en connais une qui n’a pas fini de faire la gueule. Mais si au bout de sa période d’essai le boulot c’est niet il ne sera pas beau non plus à voir le frérot.

Incident diplomatique

La prochaine fois que quelqu’un occupe la chambre d’amis pendant que Papa est chez nous (il tourne entre ses quatre filles, c’est ce qu’il voulait, ne pas s’encroûter) il faudra qu’on pense à enlever l’urne. Parce qu’avec la correspondante d’Océane on a frôlé le drame : « I don’t want to sleep with your dead grand-father in my room – even reduced into ashes». Elle avait beau débarquer du Wisconsin, les yeux pas trop en face des trous, la potiche chinoise sur la commode, elle l’a trouvée bizarre. Et posé des questions. Océane l’a mal pris : elle aimait beaucoup son grand-père (mais l’urne rend moins bien sur les étagères de sa chambre que sur la commode de la chambre d’amis). Je le retiens, le vendeur, obséquieux comme pas deux,  « je vous assure, chère Madame, le plus discret des modèles, idéal pour se fondre dans votre intérieur, 100% de satisfaction : voyez les avis sur Funer’Adviser ». La chambre d’amis est vide les trois-quarts du temps mais c’est toujours quand Papa fait ses trois mois à la maison qu’on a quelqu’un à y loger. C’est pas de veine. Mais je ne vois pas de meilleur endroit où l’entreposer : une chambre d’amis c’est fait pour les gens  de passage.

Quand je vais les voir

Quand je vais les voir, j’aime encore mieux me payer l’hôtel. Au moins je dors en centre ville – enfin tout est relatif, c’est un trou. Evidemment, il faut qu’ils m’y conduisent et ça ne les réjouit pas de ressortir une voiture. Les trois-quarts du temps leur porte automatique de garage déconne : je ne sais pas comment ils supportent toutes les malfaçons de leur maison. Je vois bien que derrière leur souriant « mais bien sûr Tantine, quand tu voudras te coucher, tu nous le dis, on t’emmène »  ils se font des signes (pas si discrets) pour savoir qui s’y colle, elle ou lui ? Le bus qui passe toutes les heures dans le lotissement s’arrête à 20 heures et j’ai beau avoir l’âge que j’ai, je ne me couche pas comme une poule. La première fois, j’ai dû trouver une excuse : mes neveux ne voyaient pas pourquoi leur chambre d’amis ne me convenait pas « idéale pour une célibataire, juste à ta taille, fais comme chez toi ». Ils insistaient lourdement. Je leur ai dit que je me levais quatre fois par nuit et que je réveillerais toute la maisonnée. Les bruits d’eau, la lumière pour atteindre les toilettes à l’autre bout du couloir. Des mètres carrés, ils en voulaient, ils en ont, mais une chambre d’amis sans sa salle d’eau, c’est mesquin. J’en ai rajouté : ma vessie tient encore très bien le coup, merci. Ce que je ne supporte pas du tout chez eux c’est qu’au bout du couloir, là où est relégué l’ami au singulier, leur wifi n’arrive pas. Pas comme dans les chambres de l’hôtel, qui n’a pourtant rien d’un palace, où la wifi fonctionne cinq sur cinq. Je commence à y avoir mes habitudes : mes neveux m’invitent régulièrement, des invitations à crédit différé escompté, si vous voyez ce que je veux dire. Quand j’aurai cassé ma pipe j’espère au moins qu’ils arriveront à revendre leur baraque et à se payer un appartement digne de ce nom dans le vrai centre d’une vraie ville. C’est tout le mal que je leur souhaite.

Chambre d’amis mais

S’ils veulent garder leurs amis ceux qui vivront là n’ont pas intérêt à leur proposer de rester dormir. Je leur donne un seul conseil : servir avec modération, que tout le monde ait les yeux en face des trous pour reprendre le volant après le dîner. Et se tirer d’ici, rentrer à Paris. Vraiment trop nulle, leur « chambre d’amis ». L’architecte n’a jamais dû voir la couleur d’un prix de camaraderie quand il était petit. Un prix de dessin, pas dit non plus. Même pas sûr que la pièce fasse 6 m2 – carré façon de parler, elle tire sur le losange – va la meubler. A la rigueur recevoir les amis un par un mais bonjour l’ambiance. Enfin, tout seul dans un lit de 120, ça va encore. Le lit de 120 pour donner l’illusion qu’il est double : vieux truc des maisons témoins aux chambres trop petites. On me la fait plus celle-là, j’en ai trop vu. Chambre d’ami au singulier : je leur biffe le S sur la porte en sortant. Encore un samedi après-midi de foutu.