La travailleuse

travailleuse-pied-marron

Qui donc a laissé cette travailleuse dans la plus petite
des chambres ? Le nom de cet objet, mi-panier, mi-meuble,
m’est revenu en le voyant. Son bois verni est à peine éraflé.
Trois étages de compartiments articulés et superposés se
dévoilent aux yeux émerveillés des petits enfants de 1930.
Méticuleusement rangés, ils contiennent des bobines de fil
de toutes couleurs, des ciseaux de toute taille, des épingles
avec leur pelote de velours fané, des aiguilles alignées en rangs
parallèles sur le porte-aiguilles de feutre orné d’une application
florale, des boites transparentes de crochets et de boutons-pression, des longueurs de ruban, de biais et de gros-grain
enroulées sur elles-mêmes, des craies de tailleur ébréchées
par l’usage, vieux rose ou gris-bleu. La couturière assise
devant sa machine Singer attire près d’elle la travailleuse
montée sur ses petites roulettes et puise dans ses entrailles le
matériel nécessaire au chantier du jour. Elle pousse un soupir
et lance le piquage en actionnant la pédale plate et ajourée
qui se balance d’avant en arrière. Combien de temps est-elle
restée enfermée dans la maison-témoin ? Et qu’est devenue
sa machine à coudre ?

Chambre d’enfant

J’entends leurs voix, un chuchotement qui oublie peu à peu de l’être.

Ils s’attardent dans la chambre d’à côté.

Leur laisser le temps.

De toute façon je sais, je crois savoir, depuis leur arrivée que c’est une visite inutile pour la boite, que c’est pour eux une façon de mettre en sommeil provisoirement leur tension, d’éloigner la querelle qui rode, refoulée.. et je n’ai pas envie de supporter de servir d’ancre à leur calme précaire… suis fatiguée.

Un coup d’oeil et l’évidence, au moins le soupçon, que ça ne va pas pour eux, qu’on risque le point sensible.

Je pose le tabouret près du lit, ça fera une table de nuit.

Je repousse le petit bureau contre le mur, près de la fenêtre, comme une console.

J’attrape le pantin accroché au mur, je l’envoie au fond du placard..

Il manque quelque chose, je sors dans le couloir, ils parlent toujours, comme s’ils m’avaient oubliée… je glisse les quelques pas jusqu’au bureau, j’attrape une chaise, je reviens, posant silencieusement mes pieds avec une prudence de chat, j’installe la chaise en biais dans le vide de la pièce… le châle russe qui est dans le placard, jeté en vrac, un vrac qui montre bien les fleurs, pour qu’une idée de vase s’installe en même temps qu’un semblant de vie..

Je me plante devant la fenêtre, je regarde le gazon rare, le petit arbre qui ne vivra pas, je les attends.

Posséder

 

 

Parfois, on aimerait pouvoir croire qu’elle n’y est pour rien .

Une maison, un toit, des conditions climatiques, une famille, des chambres à n’en plus finir, un hiver à passer là, à écrire -un peu comme ici.

Parfois on aimerait croire que ça n’a rien à voir avec le reste du monde et qu’il s’agit juste d’une histoire, une fiction comme on dit, à laquelle on n’a pas d’importance à attacher parce qu’elle puise ses sources, ou ses idéaux, son imaginaire ou ses fantasmes ailleurs que dans quelque  repli abrupte ou aigu, le fil du rasoir ou le bord du monde quand il était plat, une partie retirée ou cachée, de notre âme. Un coin, un placard, une porte dérobée, un faux semblant, un trompe-l’oeil.

Parfois, ce serait bien d’y croire. Comme si le monde, le notre, celui sur lequel nous vivons (nous vivons sur le monde) (dedans le manteau, le noyau, les plaques qui se chevauchent et ces effusions, ces effluves, cette chaleur insoutenable, ces fumées et ces fusions, dedans, nous n’y survivrions pas), comme si ce monde-là n’avait pas d’autre existence que celle que nous lui infligeons en y bâtissant des histoires. Elles sont vraiment arrivées, et elles se sont vraiment produites. La preuve, il nous en reste encore quelque chose. On pose trois images (*), et sur la platine un disque, un cercle parfait, parfaitement gravé, complètement réfléchissant, et on entend la musique des sphères (la morna, tendre et chaloupée).

La merveille de cette histoire-là (on trouvera dans l’une des chambres d’enfant un tricycle dans les bleus), c’est sa brillance. Je me souviens qu’à cette époque-là, lors de la sortie -en 1980- de cet étrange sorte d’objet de fantasmagorie, il avait été comparé à une autre histoire d’enfant envoûté (« L’Exorciste », William Friedkin, 1973) (je m’attache aux dates, parce que sans elles, je suis perdu). C’est dans une maison, les choses se passent. Un enfant est médium. Un autre être, (un noir, le noir des US c’est toute leur histoire), un autre être est, du même sort (est-ce un sort, dis-moi ?) habité.

L’habitation, parfois, on aimerait pouvoir croire qu’elle n’y est pour rien. Encore faudrait-il y croire… Rien d’autre qu’un décor, tu sais bien. C’est dans les rouges que les choses se passent (comme ici cela a été indiqué).

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Tiré d’une histoire vraie (c’est à la mode, ces temps-ci). Un roman (comme si le genre n’avait pas d’importance). La porte de la chambre est ouverte.

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Il s’agit de notre monde, le chiffre et le code ça nous dit quelque chose, la possession s’en est emparé (tu sais, posséder aux deux sens). Notre monde, le vrai. Et des portes des ascenseurs s’écoule

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notre vie elle-même, de nos veines, de nos artères, ces liquides et ces humeurs, ces effluves et cette chaleur, une sueur parfois froide, et puis la chambre, les chambres ici elles ne sont que d’hôtel, le labyrinthe dans le jardin, la neige la nuit la chenillette, dans le Colorado (colorisé, ce que les mots nous aident parfois), cette histoire, notre histoire, et de tout temps, des fleuves de sang…

(*) : les photos, toutes en (C)PCH, réalisées bien sûr sans aucun trucage, sont des illustrations réalisées au téléphone portable-ça ne se dit plus- à même l’écran et tirées du disque inclus dans l’intégrale