Série sorcières #3

 

 

 

La suite des témoins à charge, qui fait la part assez belle aux producteurs de l’époque, commence par l’apparition de Jack Warner

jack-warner(1892-1978) qui avait trois frères (Harry, Albert et Samuel) (il les a évincés et escroqués : esprit de famille, sans doute… Harry en est mort), tous dans les débuts dans cette même affaire de cinéma (on dit « la Warner » comme la « Metro Goldwyn Mayer » ou la « Fox »), les voici ces quatre millionnaires (homme/blancs/cravates…)

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difficile de trouver ce type de dessin sympathique, mais que fait-on ici sinon divulguer des visages (plutôt) inconnus de gens qui exprimèrent leur haine du communisme, leur défiance vis à vis d’une idéologie dont, en effet, on avait à se méfier ? Une façon de dire qu’on appartient au « monde libre » ? L’autre ne le serait pas, ou moins ?

Vint ensuite un autre patron d’un des grands studios, celui à la lionne qui rugit « c’est l’art qui reconnaît l’art » -quelque chose comme ça- Louis Burt Mayer (1884, né à Minsk- 1957)

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on s’emploie à dire son existence, sa foi, sa dignité – difficile de ne pas souscrire à ce type de discours, mais pour quoi faire ? Dire et dénoncer… (où est Spyros Skouras, président de la Fox ? je ne sais…) (mais on va cependant poser une photographie de lui – un peu déboutonné…- accompagné de Marylin Monroe en spéciale dédicace à Anne Savelli qui travaille sur le sujet

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de la seconde blonde, je ne connais point le patronyme…).

Vient la seule femme à paraître Ayn Rand (1905-1982) auteur d’un best seller, ex-soviétique, qui apporte à cette barre des injonctions :

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ne pas dénigrer les industriels, ni la libre entreprise et l’individu indépendant, ni la richesse, ni le profit, ni le succès… C’était au siècle dernier, il n’y a pas soixante dix ans (soit l’âge du nouveau président us soutenu par le klan, lequel correspond tant à ces injonctions…). Viendront ensuite des célébrités, ici Gary Cooper (1901-1961)

Portrait of American actor Gary Cooper (1901 - 1961), dressed in a cowboy hat and a short-sleeved shirt, 1950s. (Photo by Hulton Archive/Getty Images)

puis voici Robert Taylor qui danse -l’autre type viendra plus tard à la barre, Ronald Reagan –

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(c’est aussi qu’on aime s’amuser) (le regard de la cavalière de Reagan est à mettre au compte de l’amour qu’il inspirait alors), il y aura aussi Leo MacCarey (1898-1969, réalisateur producteur de nombreux films de Laurel et Hardy)

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puis Robert Montgommery (1904-1981)

montgomeryrobert-1904-1981beau mec non ?(enfin les photos aident, et les comédiens savent se tenir) des idées frelatées trois ans après la fin de la guerre, des bombes atomiques, inspirées par les pires idées qui puisent être, en droite ligne des coups les plus tordus (ici par exemple -la photo doit dater du début des années soixante dix, Richard Nixon et John Edgar Hoover (1895-1972)

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le type à la tête du FBI -federal bureau of investigations – durant 48 ans quand même…) : marigot ou simplement rouages de l’Etat, coulisse du pouvoir ? (on a vu, il y a très peu, ce que ce bureau fédéral de renseignements avait en tête vis à vis d’Hillary Clinton, par exemple : mais nous avons, nous autres, à nous méfier aussi du « tous pourris » qu’emploient si aisément ceux qui lorgnent ces mêmes pouvoirs…). Outre ces deux promis à (comme on aime à dire) la « magistrature suprême » du pays US, à la barre viendra

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un certain Georges Murphy (acteur, 1902-1992) puis encore celui-ci (qu’on vit dans « Les Sentiers de la Gloire » par exemple (Stanley Kubrick, 1957)

adolphe-menjou1890-1963cet Adolphe Menjou (1890-1963). Enfin, vint à la barre Walt Disney (producteur, 1901-1966) qui nous a donné un autre donald (cette photo date de 1954) (entre ce deuxième canard, le type d’Ankara qui emprisonne à tour de bras, et celui du kremlin qui se débarrasse des journalistes gênant -voir Anna Politovskaïa – on a un trio contemporain qui me fait furieusement penser à celui qui s’exerçait dans les années 30 en Europe, bénito, adolphe et antonio – l’histoire ne répète pas, mais bégaye-t-elle ?)

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Ici donc, cette galerie de types tous plutôt souriants, qui témoignent devant cette cour des activités anti-américaines qui, bientôt, va en condamner d’autres à la prison (les « Dix d’Hollywood » qu’on verra dans le billet suivant) pour des idées qui ne leur plaisent tout simplement pas (en spéciale dédicace à Asli Erdogan, emprisonnée en Turquie, contre laquelle est requise la prison à vie…) (et à Olivier Bertrand, en ce samedi 12 novembre, journaliste en garde à vue dans le sud de la Turquie – il a été libéré dimanche 13 novembre).

 

Suite et fin de la série : #4

 

 

 

Fuocoammare

 

 

 

C’est par centaines de milliers qu’on recueille les réfugiés, ils viennent d’Afrique noire, sous le Sahara qu’ils ont traversé, passant par la Libye où ne règne plus que le chaos, on les jette en prison, des mois, des années, ils meurent, ils survivent, comment payent-ils ces milliers de dollars aux passeurs, on ne sait, ils meurent elles succombent les enfants, des milliers et des milliers, des réfugiés chassés par les guerres, les religions, les impostures armées, la force et la servitude, les tortures, les exactions les meurtres les viols. Des hommes à d’autres hommes… Des centaines de milliers.

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Ils accostent parfois sur l’île de Lampedusa (on ne les voit guère, ils passent la nuit, ou au petit matin, on ne les voit pas, on vit) et les enfants comme les adultes vivent quand même. Ce n’est pas que ce soit une honte, non, mais c’est tellement injuste (qui a dit que la justice existait ici ?).

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Des jeunes garçons, celui de droite se nomme Samuelle, il mangera des pâtes à la sauce tomate et aux encornets préparées par sa grand-mère, laquelle lui expliquera le froid, l’hiver, la mer et les pêcheurs, elle coud des ourlets à ses serviettes ou ses torchons. Ils vivent. Les autres aussi, ils jouent au football, on les voit de temps à autre, nous seuls, pour les habitants, sans doute est-il impossible de se savoir ici, presque bien portants, presque heureux au fond, de la vie qu’on mène. Nous autres, la crème de la terre…

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Un seul homme dans le film nous indique s’en occuper, c’est le médecin, qui bien sûr en fait des cauchemars, bien sûr des morts si fréquentes, des images qu’on ne peut soutenir, des morts, des frères, des soeurs, des vies volées, pourquoi les leurs, pas les nôtres ? On ne sait pas. Ils et elles meurent, femmes violées battues emprisonnées, enfants estropiés, dénutris assoiffés morts de faim  de soif morts, tant et tant de morts, sur cette île

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entre la Libye et la Sicile, l’Italie qui les recueille « Où êtes-vous ? dit la radio, quelle est votre position ? » et la même  radio qui diffuse cet air « Fuocoammare » (qui veut dire « la mer en feu ») une chanson douce dédiée par Maria à son mari en mer, et cet autre pêcheur qui va, cageot en mer, chercher des oursins, cette mer-là, la même, qui engloutit tant et tant de vies, ces guerres qui déciment tant et tant de belle jeunesse, inflige tant et tant de morts…

 

« Fuocoammare », un film documentaire de Gianfranco Rosi (2016).

 

 

Série sorcières #1

 

 

C’est indéniable : il manque ici un coin où déposer les ordures – en même temps, personne n’y vit, pas de déchets, pas de commodités non plus, on comprend bien mais enfin, tout de même et malgré tout, cette série-là que j’entreprends sans savoir si je vais jamais parvenir à tenir -tous les mercredis – quelque chose sur le bouquin – je crois que ça peut durer huit itérations – cette série-là y aurait une place puisqu’elle retrace une période assez idoine, mais qui m’importe -je suis né là-dedans, dans un département protégé il me semble, loin de la neige et des pluies d’automne, à peu près dans le moment où les choses se gâtaient un peu – en mars de cette année-là (celle où je vis le jour) celui qu’on nommait le « petit père des peuples » cassait sa pipe (plus bas PPP) (peu de regrets stuveux), en juillet à Panmunjeom (le 27, à peine avais-je six semaines) l’armistice était signée en Corée, quelques années plus tard dans notre beau pays, celui qu’on nommera « tonton » début quatre vingt créait les compagnies républicaines de sécurité, les peuples commençaient à vouloir et à pouvoir disposer d’eux-mêmes (on se souvient aussi de la conférence de Bandung de 1955, aussi, quand même).

Comme ce que j’avais entrepris pour les femmes de ce pavé titré « Le Nouvel Hollywood« , je continue mon exploration d’un lieu créateur de cette industrie étazunienne première exportatrice de ce pays.

Commence ici donc la mise en images du « Les sorcières d’Hollywood » de Thomas Wieder (Ramsay poche cinéma, 2006)(de la prouesse selfique ou selfiesque duquel  on se souvient peut-être – on voit qu’il aime le cinéma, hein) –  ici au premier plan alors que là-bas dans le fond – le protocole est respecté – nono et son homologue Barak attendent qu’on en finisse avec ce cirque

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) sous titré « Chasse aux rouges et listes noires » – j’aurai mis une majuscule à « Rouges » mais chacun fait ce qu’il peut. Des sorcières, comme des fantômes, ou des êtres surnaturels. Voilà tout. On remarque que, pour des sorcières, il ne figure guère que des hommes… Les desseins des pulsions de cette part de l’humanité sont parfois parfaitement éclatants. 

La seule ambition de ces billets sera de montrer, si je les trouve, les visages de ces gens-là.

 

Le commencement sera dû (disons, pour faire simple) à un certain Martin Dies (affilié au klan (une ordure de plus), eh oui, démocrate et texan : la complète)

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préparateur en chef de la chasse aux communistes dans les états des années trente et quarante (le communisme a assez bon dos : en fait, il s’agit d’abord de chasser du pouvoir Roosevelt et consorts).

Ici une image de Franklin Delano Roosevelt, y’a pas de raison (encadré par Winston « no sport » et le PPP à Yalta) (manque Charly dG sur la photo, il en sera bien marri).

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Viendra ensuite, sur les traces immondes de Dies, Sam Wood, réalisateur (connu aussi au préalable pour ses films mettant en scène les Marx brothers) ici avec Mickey Rooney (à gauche et jeune, c’est déjà une star)

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(Sam Wood connu aussi pour le fait de stipuler dans son testament – la classe, ça ne s’invente pas –  qu’il déshériterait ses enfants s’ils s’inscrivaient au parti communiste). Recommandable ? Je ne sais pas trop, mais ça ne fait que commencer. La « chasse aux sorcières » comme on  l’a appelée : il s’agissait de flanquer tout ce qui n’était pas d’extrême droite en prison (je simplifie à peine). Les années quarante voient donc l’émergence de ces charmants garçons (beaucoup de garçons, très peu de filles, mais elles ne tiennent rien du pouvoir – le mois prochain, je pense que les choses vont s’inverser…).

Fin quarante cinq (son altesse Truman au pouvoir, on se souvient des 5 et 9 août de cette année-là quand même : deux ou trois cents mille morts…), arrive John E. Rankin, sénateur du Mississipi (clapote en 1960) à la présidence de la Commission des activités antiaméricaines

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qui débute vraiment cette chasse, poursuivie par ce John Parnell Thomas (il tient des listes noires) : c’est le deuxième en partant de la gauche

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lui aussi sympathisant du ku kux klan (cette pourriture ne nécessite pas de majuscule) cinq joyeux drilles, pas à dire, et qui voit-on là, droite cadre ? Eh oui, Richard Nixon avec ses potes, sans doute le plus jeune.

A la fin des années quarante, cette panoplie d’enchapeautés assez canaille va faire régner la délation, la trahison, la haine et la peur à Hollywood et dans tout le cinéma étazunien d’alors…

 

 

la suite au prochain numéro

 

Dans les arbres

 

(Que mets-je/mettre en cette maison(s)témoin ? Des fantômes, comme on(je) les aime, ceux qui hantent un peu nos(mes) rêves, ceux qu’on aime retrouver même s’ils ont un peu vieilli (Bernardo Bertolucci commence à taper les soixante quinze quand même, mon ami)… Que posé-je en ces pièces en ces murs ? Des objets (ou des pièces) appartenant à des films que j’ai aimés, ou que j’ai assez détestés, n’importe des histoires qu’on raconte aux enfants avant ou pour qu’ils s’endorment, des histoires, l’humanité et ses histoires… Le drame, la tragédie, la comédie, je m’essaye à raconter, je crains la lourdeur, je tente l’ironie, je me souviens de cette chanson -je sais pourquoi elle me revient, c’est que je l’aime- « Charpie de chapka » qui n’a rien à voir mais ça ne fait rien, elle fait partie de ce qui tourne toujours (Etienne Roda-Gil) comme certains films – celui-ci n’en est pas un mais depuis quarante six ans qu’il est sorti (1970) je ne l’avais jamais vu. Voilà tout : l’histoire est jolie parce que je l’ai vu (le film, pas l’histoire) dans un cinéma nommé Le Brady (boulevard de Strasbourg, à Paris, lequel boulevard fait suite au Sébasto de Jean-Roger Caussimon cher à « Ruelles« ) où pour la première fois j’allai… J’aime ces conjonctions, j’aime Paris au mois d’Avril comme je l’aime au Portugal, enfin, des chansons, des films, de la musique et de la conscience. Que fais-je dans cette parenthèse italique ? Je m’explique, vu que cette maison a l’audace de changer (de l’audace, toujours de l’audace)  (j’adore ça) : je continue mon attitude, j’essaye de comprendre ma façon d’agir. J’écris, je prends des photos des films annonce qui tourne sur mon écran d’ordinateur, j’illustre) 

 

C’est une histoire d’arbres

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en vrai c’est en forêt que ça se termine (ça pourrait aller au jardin, s’il y en avait un, et s’il y avait des arbres ). C’est l’histoire assez horrible de l’Italie d’avant la deuxième guerre (mondiale, juste avant, en 38), celle de l’ordure et de l’infamie, expliquée par le traumatisme sexuel subi dans l’enfance. C’est aussi l’histoire du fascisme : comment le devient-il, fasciste, ce héros au sourire si doux (Jean-Louis Trintignant, qui interprète le rôle d’un Marcello Clerici) (et lorsque sa femme à l’écran -interprétée par Stéfania Sandrelli qui tient fort son rôle, dirigée magnifiquement- l’appelle par son prénom, on a l’impression que c’est Marcello Mastroianni qui va apparaître) ?

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C’est un couard, un lâche – ça ne ferait rien s’il n’était aussi avide de pouvoir, tu comprends…

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Ici c’est la scène d’ouverture, le trio  chnte, lui est avec son ami aveugle dans la coulisse, dans la cabine peut-être de sonorisation, d’enregistrement, ils parlent et il explique qu’il veut être comme tout le monde, avoir une  « bonne épouse » – i.e un peu conne- une vie normale, il sera donc dans les affaires normales de l’Italie d’alors, on lui confiera une mission afin qu’il prouve sa loyauté au Duce, il faudra qu’il tue quelqu’un, son ancien professeur de philosophie devenu opposant au régime, et il le fera par meurtriers interposés, lâchement comme il sied à des hommes de cette trempe…

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Contrefaits, arrogants, sévères, monomaniaques, les hommes qu’il servira seront à l’image de ce qu’il deviendra sans doute  mais le film raconte ces journées-là où il va faire tuer d’une façon horrible (des dizaines de coups de couteau) son ex-professeur qu’il fera mine, tout au long du film, d’admirer. Ca se passe un peu dans un Paris reconstitué d’avant guerre (le musée d’Orsay est encore la gare dans laquelle on a installé un grand hôtel, les images sont magnifiques).

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C’est ce double langage qui est à la base de la réalité qui est montrée – et on ne doute pas, à voir la politique menée ici (en Pologne ces temps-ci) ou là (en Hongrie, au hasard par exemple aussi), de la réalité de ces agissements, car cette extrême-droite-là existe encore de nos jours. Voir ce film aujourd’hui donne un sale goût dans la bouche.

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L’homme, Marcello donc, se marie et pour ce faire, est obligé de se confesser, n’en a cure puisqu’il le faut, il se constitue ainsi : une mère opiomane qui trompe un mari aliéné, avec le chauffeur nommé « Arbres » -traduction du nom du chauffeur asiatique.  Tout est assez transparent – abusé quand il était enfant par le chauffeur de son père, le petit Marcello tuera son violeur -ou pensera le tuer – et durant toute sa vie, ce traumatisme le hantera. Devenir normal, tendre vers la normalité à travers son adhésion à cette idéologie (pourrie), voilà le but ultime du héros. De l’empathie pour lui, non, mais l’acteur est formidable, le film superbe (une image de Vittorio Storaro nuancée sensible douce claire, une merveille), doublé d’une musique de Georges Delerue, magnifique…

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Et à la fin, il finira par encore trahir son ami… Déliquescence, horreur, indignité : itinéraire à ne pas emprunter.

« il tue ce mur »

La maison est vide en ce moment. Comme c’est un printemps un peu frais, que le ciel est grisé, les ombres ne se découpent pas sur le carrelage de la cuisine, sur les dalles claires du salon, au seuil des portes neuves, comme si ici était un lieu hors sol, hors pesanteur – car que pèse-t-on, débarrassé de l’ombre –, comme si les pièces étaient les membres ramenés entre eux d’un grand corps accroupi qui attend, la maison témoin qui écoute.
Il y a des voix de femmes, des rires, des cris. Beaucoup de musique, quand leurs fantômes traversent le couloir, les chambres, et on entend parfois « coupez ! », mais on ne coupe pas, il y a des liens indéfectibles. Il y a ce qui reste des visites, un morceau de papier plié avec un bout de téléphone ou le début d’un nom. Des produits ménagers sous l’évier, des prospectus. Un des faux livres décoratifs de la bibliothèque est écorné – un enfant qui voulait vérifier que c’était une boîte, que ça ne s’ouvrait pas cette mystification, l’a arraché en douce avec son ongle pendant que les adultes parlaient. Il fallait bien qu’il réalise que c’était vrai ce mensonge.
Dehors le trottoir est sale devant le panneau d’affichage qui rappelle les horaires de visites, il fera bientôt nuit.
La nuit arrive, comme elle résonne dans les murs vides, de cris, de rires, qui viennent de loin, plus loin que le trottoir, c’est un vacarme vague, actif et concentré, de qui se réunissent, ne veulent pas dormir, veulent rester debout. La maison est inquiète. Plus légère sans son ombre, elle y prend goût à ce printemps. Elle aimerait bien ne plus entendre « coupez ! » – et elle a cette idée que les fantômes ne sont pas morts. Elle voudrait des slogans qui s’allument et clignotent sur l’écran imité de la fausse télé du salon. Que les fruits en plastique du saladier se talent, mûrissent, pourrissent même, qu’on puisse les jeter sur ce qui avilit, ce qui violence, ce qui monstre d’aveuglement. Elle en a marre d’être témoin peut-être ?

il tue ce mur

faites le mur

 

Plus qu’à

Toutes les maisons témoins sont différentes, toit orange, jaune ou gris, une véranda ou pas, et les buis dans leurs pots ne sont pas disposés de la même manière.

Toutes les maisons témoins portent des noms, il suffit de feuilleter un catalogue : « maison individuelle Argus », « Sagesse », « Noctuelle pourpre », « Grand nacre », « Perle », « Labry »,  « Aurore azuré », « Ambiance », « Noir jaspée », « Histoire », « Jouvence », « Vert doré ».

Les visages du couple prêt à remplir la demande d’information sont souriants, incrédules.

_Grand nacre, chérie ? Crois-tu que c’est dans nos moyens ?

_Quelle sera notre vie en Noctuelle pourpre ?

_Ambiance possède des volets verts et une balançoire.

_Tu as vu cet onglet « qualités des maisons » ?

_Et celui d’à côté, « qualité du bâti »…

_Car ce n’est pas la même chose, une maison sans qualités peut être bâtie comme un pied.

_Ou le contraire.

_Dans la rubrique « Pourquoi construire ? », je note beaucoup d’avantages.

_Mais quand même un inconvénient : « L’architecture contemporaine peut parfois ne pas plaire à certaines personnes »

_Hum… « certaines personnes »… Ces gens-là ne sont pas comme nous. Certaines personnes sent l’anormal, l’inadapté. Ça frise le gauchiste, le révolutionnaire. Ça peut avoir des mœurs étranges, voire étrangères. Comme être homosexuel ou libanais.

_Ah, par exemple !

_Comment, en toute conscience, être certaines personnes ? Pourtant ce constructeur est magnanime. Il se penche sur leur cas. Il ne les ignore pas.

_C’est généreux.

_Il dit « Certaines personnes, chez nous, on s’en occupe, ne craignez rien. On les matera. On leur mettra deux buis en parallèle et à plusieurs endroits ».

_Comme tu y vas !

_C’est que je veux des voisins propres. Des voisins comme moi. Avec des volets bleus, des balançoires, des entrées de garage immaculées Perle ou Ambiance ou Noir jaspée.

_CONTACTEZ-NOUS… ?

_Plus qu’à cliquer.

maison témoin 1

 

 

similaire

De temps en temps il est nécessaire de rénover la maison témoin, de repeindre les murs, changer le papier peint et l’évier de la cuisine dont l’éclat s’est terni. C’est un passage obligé pour que le visiteur soient satisfait et choisisse d’investir dans une construction qui lui ressemble.

Les objets sont alors effacés. Ceux qui servaient à la décoration ne touchaient que la couche superficielle de nos désirs, ils ne portaient en eux aucune intention d’être portés, caressés, déplacés, envisagés avec tendresse.  Ils doivent disparaître sans marquer d’au revoir, aussi fugaces et élégants qu’ils sont venus,  copies de pensées affectueuses, de souvenirs, et les tableaux de liège étalent des photos de visages que l’on ne connaitra pas.

Sur le frigo de la cuisine qui offre aussi de l’eau et des glaçons à volonté, les post-it ne verront pas leur couleur passer sous la lumière, et les messages qu’ils portent, à ne pas oublier, n’entreront dans aucune mémoire.

On pourrait penser qu’ils vivent ailleurs, dans un monde parallèle, leurs injonctions ou leur mots doux. Mais c’est une fiction étrange. On se retourne et c’est nous qui passons de l’autre côté du mur, à la fois effacés et présents dans ce qu’on imagine qu’on pourrait dire ou faire, dans ce qui nous plairait de croire, de regarder. Un coup d’éponge et les peintres viennent modifier la couleur du salon pour, semble-t-il, accentuer cette sérénité que l’on cherche, une couleur d’absence (grise ? taupe ? bleue ?), et c’est comme un sommeil que l’on reprend après s’être tourné dans son lit.

Parfois, quelqu’un laisse un objet – c’est un enfant qui oublie un jouet, une femme stressée qui a posé ses clés sans les reprendre, un papier tombé d’une poche, un ticket de caisse ou un lettre qu’il aurait dû poster – et cela agit comme une lacération dans cet espace trop calme, c’est le surgissement d’un temps brutal qui fait désordre. Le similaire est une petite dictature paisible.

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DLM 8 | flageoler

 

Avant-hier, Force verte a ouvert la porte, c’était l’heure du repas journalier, mais à peine venait-il de la refermer à clé et de se retourner qu’il a perdu l’équilibre ; le plateau qu’il tenait dans ses mains est tombé avec lui, devant moi, alors sa tête a cogné le sol et il est resté là, inerte et muet. Comme j’ai pensé que c’était un piège de plus, encore un test, je n’ai pas bougé : les flageolets pouvaient attendre et surtout ils ne valaient pas une raclée supplémentaire de la part de mes geôliers. Au bout d’un moment j’ai demandé si ça allait, une première fois doucement puis une deuxième fois un peu plus fort : Vous allez bien ? Comme il ne répondait rien et ne se relevait pas je me suis rapproché de lui et du bout de mes orteils je lui ai chatouillé une main, les cheveux, une oreille, le nez. Je puais tellement que l’odeur aurait dû réveiller un mort et pourtant Force verte ne bougeait toujours pas, j’ai pensé : Il est plus résistant que la mort ou alors c’est mon odeur qui n’est pas encore assez insoutenable. Je me suis rapproché un peu plus de lui et accroupi j’ai commencé à le secouer en posant une main sur son épaule. Il y avait des flageolets partout sur le sol et le plateau était fendu en quatre morceaux de différentes tailles. L’un d’eux était assez pointu pour trancher une carotide ou un poignet alors je l’ai envoyé valser à l’autre bout de mon couloir en me disant que j’en aurais peut-être besoin bientôt. La clé de ma prison était sans doute accrochée au trousseau qui dépassait d’une de ses poches mais laquelle était-ce et quand bien même je la trouverais était-il prudent de la subtiliser ? J’étais nu et sale, je ne savais pas ce qu’il y avait derrière la porte, je ne connaissais pas le lieu de ma détention mais l’occasion était trop belle pour être vraie. Soudain il y a eu du bruit derrière la porte, Force verte avait trop tardé sans doute, les autres avaient trouvé ça louche. J’ai fait quelques pas en arrière, je me suis assis la tête dans les genoux, mes bras enlaçaient mes jambes qui s’étaient mises à flageoler. Mes deux autres ravisseurs étaient là maintenant, Force rouge me secouant tant qu’il pouvait pendant que Force bleue tentait de ranimer son coreligionnaire. T’as fait quoi, putain, qu’est-ce qui t’a pris, tu vas parler ou je te défonce le crâne… J’attendais que l’orage passe. Puis : allez, parle-moi, dis-moi ce qui s’est passé. Alors j’ai raconté ce que j’avais vu puis Force bleue a dit : Il a marché sur ses lacets c’t’andouille… mais je crois que ça va aller, il respire en tout cas. Force rouge a regardé si toutes les clés étaient dans la poche de l’inanimé, il s’est retourné vers moi, a dit : Ça va, c’est bien, c’est bien mon gars, mange maintenant, et à Force bleue : Bon, portons-le, on va voir ce qu’on peut faire avec lui. La porte s’est refermée, j’ai ramassé les flageolets un par un, je les ai mangés puis je suis allé vérifier que mon morceau de plateau cassé était toujours là. Alors j’ai gravé mon nom tout en bas du miroir, en petit, et à côté du signe = j’ai écrit « innocent ».
De l’autre côté de la cloison il n’y avait pas de bruit. Ça faisait bien une semaine que la maison était vide.
Ce midi, c’est Force bleue qui est venu m’apporter mon assiette de flageolets.

DLM 7 | quand on n’a que les murs

 

Comment est-il possible d’entendre ceux qui vivent derrière les murs sans être entendu d’eux ?

Des mois que je suis là maintenant à compter et recompter les bâtons que je trace du bout de mon index mouillé par la salive tout en bas de l’immense miroir, là où les trois Force ne regardent jamais, des bâtons qui forment une frise étrange, quatre haricots verticaux, larges, tordus, bardés par un cinquième qui les traverse du Sud-Ouest au Nord-Est, ces traits étant mon seul lien concret avec le temps qui passe.

Si j’entends les colocataires ouvrir et fermer les portes, les tiroirs, les fenêtres, tousser, faire couler leur bain, regarder des films, eux aussi doivent m’entendre pousser des cris, taper contre les murs, tenter d’exploser ce grand miroir avec mes ongles, mes poings, mon front, mes pieds ou quand mes ravisseurs me tabassent, non ?

Et pourtant, jamais je n’ai eu le sentiment qu’un colocataire avait posé son oreille contre un mur, toqué contre une des cloisons ou dit à un autre : bizarre ce bruit derrière le mur, ça ressemble à un cri, on dirait que quelqu’un est enfermé dans la maison.

Au début, j’étais trop groggy pour remettre en question la parole de Force rouge. Plusieurs fois il m’avait montré les plans de la maison et les bienfaits de l’isolation phonique : tu auras beau crier, taper de toutes tes forces, vu le système ultra-moderne que nous avons mis en place et qui a déjà fait ses preuves dans les plus grands pénitenciers du pays, personne ne t’entendra, vois-tu, sauf nous qui te surveillerons jour et nuit et te ferons si bien regretter tes mauvais faits et gestes que tu réfléchiras à deux fois avant de recommencer.

Comprends-tu que tu ne dois attendre aucune aide de l’extérieur, que ton salut ne viendra pas de là mais de nous lorsque nous jugerons que les informations que tu auras recueillies seront suffisantes ?

Force rouge m’a martelé ce genre de propos des dizaines de fois et jamais je n’ai pensé à demander pourquoi ils n’y allaient pas eux dans ce couloir puisque personne ne les entendrait et comment on pouvait être parfaitement « isolé » d’un côté de la cloison mais pas de l’autre. Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines que je me suis mis à douter. Quand j’en ai eu assez de me faire battre, quand je me suis calmé, quand j’ai imaginé que si je leur obéissais au doigt et à l’œil ils me laisseraient peut-être tranquille, quand j’ai espéré que tant qu’ils n’auraient pas l’information qu’ils attendaient ils ne me feraient pas plus de mal que ça. C’est seulement à ce moment-là, il y a quelques jours que j’ai commencé à me poser des questions.

Mais suis-je dans d’assez bonnes conditions pour bien réfléchir ?
Comment faire pour ne pas devenir fou, claustrophobe ?
Comment garder une part de moi intacte et vive, réfléchie, sage, clairvoyante ?
Comment tuer la bête sauvage en moi ?
Comment ne pas céder à la psychose, aux délires, à la paranoïa, à la théorie du complot ?

Mais maintenant le ver est dans le fruit et je ne parviens plus à écarter cette idée : on se moque de moi. Non seulement depuis que je suis enfermé dans les murs de la maison-témoin mais déjà bien avant lorsque, remplissant ma mission, tout a dégénéré en moins de cinq minutes, quand tous les gens sont morts autour de moi et que je n’ai plus eu d’autre solution que de fuir et de me jeter dans la gueule du loup. Et peut-être même qu’on me manipule depuis le jour où j’ai accepté de signer ce contrat que je n’avais pas trouvé très clair, non pas qu’il n’était pas dans mes cordes mais parce que mon commanditaire ne s’était jamais montré et que je n’avais jamais eu face à moi que son secrétaire comme il aimait à se nommer à chaque fois qu’il m’appelait pour prendre rendez-vous. Et je me souviens de ce que je me suis dit quand j’ai signé : ce sera le dernier contrat et ensuite je changerai de boulot… Promesse d’alcoolique… Elle ressortait à chaque fois que j’acceptais de remplir telle ou telle mission d’espionnage. Ça ne valait donc pas tripette.

Mais, alors qu’on voudrait me faire croire que l’espion dans les murs c’est moi, je me demande bien qui espionne qui ici :
les trois Force ?
d’autres types que je ne connais pas et qui me filment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me scrutent sur écran, analysent mon comportement ?
les prétendus colocataires qui entrent et sortent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, qui ne sont pas toujours les mêmes et ne semblent pas vivre là, qui reçoivent parfois des inconnu(e)s qui font la visite à des couples, des familles, comme si quelqu’un allait acheter une maison dédoublée ?
un autre encore ou une autre qui manipulent et orchestrent, comme dans les histoires, qui tirent les ficelles et ne comprendront jamais rien à la réalité et à la fiction ?

À force de ne penser qu’à ça, hier m’est revenu ce désir d’incendie.

Mais comment mettre le feu à cette maison sans allumettes, sans briquet, moi qu’ils ont surnommé « la cheminée » parce que j’ai toujours été un grand fumeur et à qui ils ont proposé le premier jour (retirée le deuxième) une cigarette électronique pour « calmer tes nerfs » ?

Et comment détruire cette baraque qui ressemble plus à un château fort qu’à une maison en carton-pâte ?

Et puis : est-ce que le témoin d’une maison Phénix, si on l’incendiait, renaîtrait de ses cendres ?

Aujourd’hui je n’ai plus envie de crever ici, mes pulsions suicidaires sont derrière moi et désormais je voudrais m’en sortir, trouver une issue, revoir mes enfants, me livrer ensuite à la police, leur expliquer la situation, je voudrais être jugé, et d’ailleurs je serai acquitté, et je les aiderai à retrouver les trois Force, leurs commanditaires, eux aussi seront arrêtés et jugés et inculpés, et ma femme saura que je ne suis pas si moche que j’en ai l’air, et mes enfants seront fiers de leur père, et mes voisins d’en face m’inviteront à leur barbecue et ceux d’à côté à leur soirée Vegan, et je trouverai un nouveau travail où il ne sera plus question d’espionnage, de tromperies, de comptes bancaires cachés, d’argent sale, de dope et de femmes exploitées, et je retrouverai espoir en ce monde, et je le rendrai plus propre, plus net, plus agréable à vivre, et alors il sera moins pollué, moins ordurier, sans murs, et les humains oublieront de détruire les terres, les animaux, leurs frères humains, et nous redeviendrons beaux et cons à la fois.

 

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