Le livre témoin

Il est entré, la porte était ouverte, disons pour être tout à fait précis qu’elle n’était pas fermée à clé, cela lui a suffit pour entrer, même s’il n’a pas vu tout de suite la lumière dans le salon, l’entrée n’était pas allumée, tout en cherchant de sa main qui glissait hésitante sur le papier dont il peinait à distinguer le motif dans la pénombre, il a mis du temps à se rendre compte que la maison était habitée. Il aurait dû s’en aller sur le champs, honteux, intrus, se dépêcher de sortir en fermant la porte derrière lui sans faire de bruit, de peur d’être démasqué, mais il commençait à trouver ça amusant de ne pas être visible, que les habitants de cette maison, qu’il avait d’abord imaginée vide, comme toute maison-témoin, ne le remarquaient pas, alors qu’il était là à quelques mètres d’eux, derrière cette porte vitrée. Il se demandait si leur présence n’était pas une illusion, un jeu de son esprit un peu troublé par l’excitation de l’intrusion, bref s’il n’imaginait pas tout ça. Étaient-ils vraiment là dans le salon en train de regarder un feuilleton à la télévision ? Leurs visages inertes, ils ressemblaient à des mannequins dans la vitrine d’un magasin, seule la réflexion des images de l’écran bleuté faisait bouger sensiblement leurs traits immobiles. Il s’immobilisa à son tour et tendit l’oreille. Il reconnut la voix de l’inspecteur Columbo, et ne put s’empêcher de sourire en découvrant qu’il s’agissait du premier épisode de la série qu’il affectionnait tant : Le Livre témoin (Murder by the Book, dans la version originale), tourné par Steven Spielberg. L’histoire d’un talentueux duo d’écrivains américains, mais dont l’un des deux n’a aucun talent, tous les romans étant écrits par l’autre. Lorsqu’il lui annonce son intention de faire cavalier seul, son acolyte n’entrevoit qu’une seule solution : le tuer. Il entraine son partenaire dans sa maison de campagne et le contraint à appeler son épouse pour lui dire qu’il est retenu au bureau. Lorsqu’il comprend les intentions de son ami il est trop tard, celui-ci lui tire froidement dans le dos. Grâce à cet appel téléphonique, tout laisse à penser que l’écrivain a été abattu dans son bureau. Cependant, son parfait alibi vacille lorsqu’il apprend qu’un témoin inattendu, une commerçante qui tient une boutique près du lac où le meurtre a été commis décide de le faire chanter et de le forcer à se rapprocher d’elle.

Personne ne peut vraiment vivre dans une maison-témoin, on ne fait que la visiter, la traverser, imaginer ce que serait notre existence dans un espace similaire, si on venait à l’acheter, on s’y promène, on en inspecte les moindres pièces, leurs circulations, les espaces, leur luminosité, la place pour le rangement, pour nos activités au quotidien, on se projette dans cet espace conçu sur plan censé accueillir nos plans de vie, comme en lisant un livre ou en regardant un film au cinéma, on retient certains éléments qui font écho à notre existence, au scénario qu’on en produit au fil des jours, et qui entrent en résonance avec nos pensées ou nos actes, en nous les rendant intelligibles ou tout simplement envisageables.

Il est sorti de la maison comme il y était entré, sans effraction mais par mégarde, sans faire de bruits, en gardant avec lui un précieux souvenir de cette fugitive intrusion, un larcin lui prouvant surtout qu’il n’était pas entré dans n’importe quel domicile anonyme, et lui rappelant ce qu’il y avait vu, les témoins involontaires d’un vol qu’ils ne virent qu’à retardement, sans vraiment le vivre, ou seulement avec effet retard, rétrospectivement, comme après plusieurs années passés dans une maison l’habitant se souvient du jour de sa première visite, dans l’état de sa découverte, de ses impressions évasives, mais si tu verras ce sera très bien, c’est calme, ce qu’il en préserve avec les années, les souvenirs qui s’effilochent avec le temps, dans cette maison avec son propriétaire dont il a gardé le porte-feuille, il ne l’a pas volé, qui contenait bien plus que de l’argent, ses papiers d’identité.

Vous qui entrez ici

Vous pensez passer entre ces murs, regarder et puis vous en aller, avancer, contourner d’autres maisons et cette nuit dormir comme des bêtes. Vous laisserez ici trois cercueils d’air vicié par votre organisme, trente-sept cheveux, des écailles de peau sèche, et la poussière qui tombe de vos habits permettraient de dessiner vos errances minuscules de la dernière semaine. Je cherche avidement la sueur et le sang, l’extase halètée, le piétinement des pieds, les chocs des verres, le glissement des tiroirs. Je vous garde en moi, mes fantômes. Quelques-uns d’entre vous resterons ici parce qu’ils auront été trompé sur le souvenir d’un rêve. Ils porteront leurs choses et je les prendrai sur moi. Leurs larmes, leurs hurlements, les mots rejoindront les vôtres. Vous resterez ici.

Convaincre

L’échantillon-témoin, qui reste inchangé, non testé, sert à comparer, après le test ou l’expérience, aux autres échantillons changés, testés, modifiés, afin de prouver et d’évaluer le processus modifiant. Ce que ça veut dire, ici, c’est que la maison-témoin est ce qui reste non éprouvé par l’humain et la vie quotidienne. C’est la maison sans la routine, sans les événements, sans la vie qui use et qui jouit, qui passe, qui arrive et s’en va, c’est un lieu où rien ne passe, c’est l’habitation intacte, la possibilité pure, le point de départ de toutes les vies, c’est le big-bang local de l’agence, et j’en suis fier — explique l’agent immobilier à ces potentiels acheteurs dubitatifs qui vont peut-être se laisser influencer par cette philosophie, prétend-il.
Wimpole Hall, Cambridgeshire. Photo Peter O'Connor. CC BY SA
Wimpole Hall, Cambridgeshire. Photo Peter O’Connor. CC BY SA

Les sortilèges du vestibule

Une fois la porte refermée – et si j’avais eu mon mot à dire, on n’aurait sûrement pas utilisé ce type de bois pour la porte – il est difficile de décider dans quelle direction on va aller.

Le vestibule ne donne pas sur toutes les pièces et il semble justement vous empêcher d’aller dans certaines d’entre elles.
En fait il ne donne rien, justement, il reprend au contraire, il reprend le contrôle des opérations et l’on se retrouve perdu, ahuri, comme si on vous avait amené là les yeux bandés.

Poussé par des forces inconnues, on avance sans rien voir jusqu’à la terrasse. Rester sur la terrasse, c’est aussi une manière de ne pas entrer dans la maison, pas encore. On pourrait aussi aller dans le grenier ou dans la cave (c’est important, la cave). L’escalier qui monte vers le grenier et celui qui descend vers la cave sont symétriques comme dans un dessin d’Escher. Vos pieds immobiles dans le vestibule forment le pivot à partir duquel le dessin s’organise.

En attendant, le vestibule a gagné, comme toujours.

première approche du sujet

d’ailleurs, votre irritation ne changerait pas grand-chose
le moment du départ était venu
sans doute la seule action véritable qui a lieu ici
leur laisser la bride libre
une table où poser nos livres en cours
un réfrigérateur qui s’allume quand on l’ouvre mais ne refroidit pas
c’est une couverture parfaite
tout ce qui fait perdre du temps d’une manière générale
la lenteur de la satiété remplacée par l’esthétique du décor
peut-être, on est pris de vertige mais, nous autres, nous n’en avons cure,
le mystère ne sort pas de ses gonds
cette maison… vais penser à elle comme à une toile blanche
encore que je me demande un peu ce que je fais ici
pour qu’elle abandonne cette grâce indifférente
quand lui est arrivé en avance et attend tranquillement

vos désirs sont nos désirs

  

la lampe de l’entrée de la maison[s]témoin est un plafonnier, quatre spots chromés orientables, verre transparent, longueur 35 cm, largeur 35 cm, hauteur 18 cm, existe en bleu, rose, noir, gris argent, fabriqué à -chiffre suivi de plusieurs zéros- exemplaires

   la fenêtre de l’entrée de la maison[s]témoin est un œil de bœuf abattant, bois exotique, dormant de 46 cm, existe en bois, pvc, aluminium, fabriqué à -chiffre suivi de plusieurs zéros- exemplaires

   la vie dans l’entrée de la maison[s]témoin est un compromis, x avenirs chromés orientables, désirs transparents, langueur x cm, hâbleur x cm, horreur x cm, existe en bleu, rose, noir, gris argent, décuplée selon un -chiffre suivi de plusieurs zéros- exemplaires

  la rue qui passe devant de l’entrée de la maison[s]témoin est une avenue, quatre feux tricolores, verre coloré, rouge, orange, vert, longueur de macadam 70 000 cm, largeur 6000 cm, hauteur 00 cm, existe en noir, noir, gris anthracite, gris clair, état d’usage, fabriqué à -chiffre suivi de plusieurs zéros- exemplaires

   la lampe de l’entrée de la maison[s]témoin a été dessinée et nommée Ó par X, designer néo-zélandais fabriqué à 1 exemplaire travaillant à Amsterdam pour une entreprise suédoise spécialisée dans la conception et la vente de détail de mobilier et objets de décoration prêts à poser ou à monter en kit fabriqués à -c’est peu de le dire- exemplaires

  le kit de la maison[s]témoin est disponible, 16 agencements disponibles orientables avec frais supplémentaires, prix compétitifs, longueur plusieurs années, largeur dans les grandes, hauteur de l’endettement autour de la barre des 30%, existe en papier, 3D, pdf, fabriqué à -chiffre suivi de plusieurs zéros- exemplaires

   le carrelage de l’entrée de la maison[s]témoin est un carrelage d’intérieur aspect béton à effets grès cérame pleine masse couleur fonte surface lisse finition mate bords rectifiés pour joints fins, sueur, débris de verre, tache de sang, larmes, clés, poussière, traces de terre, cadavre de mouche et futur imaginaire non fournis, dimensions de chaque dalle 60 x 60 x 10, fabriquées en exemplaires multiples

   les mots ne sont que des mots, a-t-il dit (c’est un acteur)

 

Fumeur ou non fumeur ?

Fumeur M!ca Popovic_DH

(cliquer pour agrandir la photo)

Je m’étais posé la question en arrivant : pourra-t-on fumer dans la maison ? J’y pensais en regardant mardi soir les pipes d’André Breton posées sur son bureau au Centre Pompidou.

Il fut une époque où je fumais des cigarettes (avec ou sans marque américaine), je possédais même une petite boîte métallique pour rouler automatiquement celles qui étaient hors commerce, et puis du tabac Amsterdamer (je revois les pochettes bleu sombre), surtout à cause de son parfum, dans une pipe hollandaise en écume de mer avec un embout jaune.

Ici, va-t-on installer un coin « fumeurs » (La philosophie dans le fumoir, cela me plairait !), pratiquer une sorte de ségrégation comme elle s’est répandue partout maintenant, dans les cafés, les restaurants, les bibliothèques, les lieux publics – ne plus pouvoir allumer une cigarette dans une gare en attendant sa bien-aimée, quelle régression ! – les trains, les bus, les métros, bientôt la rue elle-même, et tout lieu dans la nature ?

J’ai donc décidé d’installer le tableau ci-dessus dans l’entrée (mais il pourra être enlevé après un vote en assemblée générale s’il pose un problème), il s’agit de l’œuvre d’un artiste serbe, Mića Popović, qui est exposé en ce moment juste en face du temple de la culture à Beaubourg.

Sinon, je verrais bien à sa place, pour calmer les opposants éventuels à cette idée fumeuse, une reproduction du Magritte sur lequel ce cher Michel Foucault écrivit une très belle analyse (Fata Morgana, 1973) :  Ceci n’est pas une pipe.

À l’attaque

J’ai rêvé que j’étais un « graffeur » et que je pouvais aller poser ou apposer mes idées calligraphiques ou mes insertions mentales sur les murs de la maison.

Je sais, on me dira que ça ne se fait pas, que cela peut être toléré dans les rues, sur des surfaces extérieures, visibles par des passants, mais sûrement pas à l’intérieur d’un domicile (fixe ou mobile).

La bombe à peinture me démangeait, pourtant, ou le prédécoupage – pochoir ici ou là – qui emprisonnerait mon jet et le projetterait là où j’aurais choisi son impression sans autorisation préalable.

Oui, j’avais préparé un certain nombre d’inscriptions adaptées à chaque pièce : pour la cuisine (« Ne vous laissez pas bouffer par l’imprévu »), pour le séjour (« La litanie quotidienne se mord la queue »), pour la salle de bains (« Asperges me »), pour l’entrée (« Abandonne ici tout espoir ! »), pour les chambres (« Les antichambres se révoltent contre leur concurrentes »), pour le couloir (« Où va-t-il ? Méfiance ! »), pour la terrasse (« Plateforme d’envol sous surveillance vidéo »), pour le lieu lui-même (« Espace non répertorié par Google Maps »)…

Mais lorsque j’ai réellement « poché » mes messages, une fille nommée « C. J. » m’a interpellé :

– Tu ne crois pas que tu exagères et tu penses que tout est permis ici ? On n’est plus en 68 (ni devant la chute du mur de Berlin, comme dans le dernier film d’Arnaud Desplechin), alors remballe vite fait tes encres, peintures et pinceaux, l’architecte ne serait pas content !

– Mince, alors, ai-je répondu, j’ai dû me tromper d’adresse !

A l'attaque, 20.5.15_DH

(photo prise à Paris le 20 mai. Cliquer pour agrandir.)

Porte d’entrée ou de sortie

Maison Dunkerque 16.6.15_DH

Tous les volets sont clos, seules les baies vitrées du deuxième étage regardent les mouvements et écoutent la respiration inextinguible de la mer, au-delà du quai.

J’ai pris cette photo à Dunkerque (59) le 16 mai à 16 heures 59. Ce qui m’avait frappé, c’est que la maison n’a pas de porte, donc ni entrée ni sortie apparentes. On peut toujours imaginer que l’on y accède par l’un des bâtiments à côté : mais sa personnalité, son accueil, son corridor – avec peut-être un choc – auraient ainsi disparu, on ne sait à quelle circonstance extraordinaire ce phénomène serait dû : précaution anti-cambriolages, erreur architecturale, rebouchage d’une existence comme on referme un caveau ?

Même si on agrandit la photo, le mystère ne sort pas de ses gonds. Hitchcock aurait pu en faire toute une histoire.

Les toits pointus égratignent le ciel nordique d’une couleur franche : ils laisseront sans doute des traits blancs sur ce bleu concurrent de la couleur méditerranéenne.

Ici, pour la maison[s]témoin, j’ai reçu l’identifiant et le mot de passe de la part de C. J.  (pas de code digital avec des chiffres à taper comme en bas de chez moi). Je n’ai pas encore visité toutes les pièces, de la cave au grenier, du garage à la cuisine. Mais les noms de certains locataires me disent quelque chose.

Et je suis rassuré : on découvre bien ici une porte d’entrée ou de sortie. Continuer la lecture de Porte d’entrée ou de sortie