Contemporains

 

 

Goules, fantômes, vampyres et striges, revenants, succédanés erzatz, âmes mortes et damnées, que sont donc ces apparences transposées d’abord en mots, puis en images projetées sur ces écrans, lesquels immédiatement ensuite n’en recèlent ni traces ni marques ? J’ai proposé ici des objets, mais il commence à suffire même si ce type de spectres, d’esprits, d’âmes ou d’ombres, ces objets donc  font tout aussi bien l’affaire pour peupler cette maison tout droit issue d’un imaginaire que personne ici ne chercherait à contrôler, maîtriser ou même simplement envisager (du visage, nous autres, écrivants, n’avons que le nôtre, au miroir, tandis que devant cette fenêtre ouverte, nous tentons de peupler un peu ce vide  creusé par des histoires qui n’en finiront jamais). Ces ectoplasmes s’incarnent, voilà tout, et dans les salles obscures (peut-être devrais-je les poser au salon ? c’est fait) sur les écrans, devant nos yeux, ils font comme s’ils vivaient vraiment. Vingt quatre fois par seconde, peut-être…

J’avais l’intention de comparer deux films – la nationalité est importante mais elle ne veut plus rien dire de nos jours, le marché est le seul important au cinéma, la production, les banques, les emprunts et autres Sofica ou centre d’image animée créent les conditions dans lesquelles se réalisent ces objets-là : une clé suffit, serait-elle « bus universel en série », pour transporter ces objets (j’ai laissé de côté les télés, mais c’est que je les agonis). En tout cas, tous parlent ici une même langue.

olivier goumret

J’avais à l’esprit le travail que mènent ces héros : « agent de sécurité dans des hypermarchés » (hyper-marchés, super-marchés, le marché ne se sent plus)  : on y contrôle les vols des uns (les clients) et des autres (les employés) tant est vraie la similitude qui unit ces deux classes issues de la même : faire surveiller les uns par les autres est d’un bénéfice formidable et d’un profit inexpugnable pour leurs employeurs.

vincent lindon

J’avais à l’idée aussi une autre forme de représentation : tant et si bien que, le temps allant, je me suis trouvé devant un autre film (j’y pense juste à présent). Elle (Corinne Masiero) y joue le rôle d’une caissière. Eux sont agents de sécurité.

corinne masiero

Mais tous sont issus d’une même classe : employés promis à un chômage  pratiquement assuré (sinon à la prison, sinon au cimetière). C’est pourquoi ces lieux où se déroulent ces actions me semblent des définitions du marché : on oblige à rendre gorge (simplement parce qu’il a la prétention de parler pour ceux qui l’ont élus) à un premier ministre européen, les choses allant comme elles vont, les affaires étant ce qu’elles sont, elles continuent, ainsi va le cinéma.

Les blessures ? Qu’importe ?  Les fantômes agissent : je suis allé voir autre chose, c’était au Royal (un cinéma de province, Condé-sur-Noireau, si ça dit quelque chose), on y donnait (on donne toujours les films dans les cinémas, comme on sait) ce film français, une comédie, certes, je n’en laisse apparent qu’un des objets emblématiques.

comme un avion

Peut-être me dira-t-on : « ça n’a rien à voir ». Ou « tu mélanges tout ». Ou encore « il faut aussi savoir décompresser » : certes, c’est vrai, je le reconnais. Mais une fois cette soupape rodée, que reste-t-il des fantômes qu’on a croisés, lors de ces séances ? Ici (Olivier Gourmet, qui joue dans « Jamais de la vie », (Pierre Jolivet, 2014), et Vincent Lindon dans « La loi du marché » (Stéphane Brizé, 2015),  deux banlieues de Seine-Saint-Denis, sans aucun doute; là une des régions les plus impactées (ce mot formidable tiré d’un vocabulaire militaire qui impacte celui de la science du marketing) par la « crise » (cette fameuse qui démet Alexis Tsipras par la grâce d’une triplette insolente et irresponsable), le nord du pays avec « Discount » où joue Corinne Masiero (Louis-Julien Petit, 2014). Préoccupations : manger, chercher du travail, en trouver, aider et subvenir à ses besoins, tenter de survivre.

Et ailleurs ce « Comme un avion » tout droit sorti de ce sept huit où vivent les personnages (le Chesnay, il me semble bien : Bruno Podalydès, 2015). on y trouve les problématiques des dominants : manche à air en forme de lampadaire, construction d’un canoé sur le toit d’un immeuble, allégorie d’une forme de liberté, celle du corps notamment (une veuve noire se transforme en veuve blanche par la magie de l’amour) : une semaine de vacances… Que se passe-t-il ? Rien, sinon que celle-ci couche avec celui-là, et puis celui-ci avec cette autre, le cours de l’eau, l’absinthe, un radeau bleu…

Ce n’est pas que ces films se ressemblent ailleurs que dans le fait qu’ils sont, en partie, français. Ce n’est pas non plus qu’il faille à toute force les rassembler à cette seule aune. Non. Mais on les pose ici, avec leurs défauts, leurs différences, leurs similitudes (on voit bien aussi un agent de sécurité dans le film versaillais), afin de se souvenir de ce que, durant ces mois-ci, enfantait ce cinéma-là

 

 

 

leurs murs

Je les vois regarder les murs, la porte fenêtre, et je vois leurs yeux perdre lentement de leur acuité

Je vois leur regard transformer ce qui est là

Je vois un désir de pierre qui s’efface avec regret, je vois du bois, je vois des couleurs tendres, je vois des gypseries (non là c’est moi qui pose des gypseries blanches sur un vert nyl ou un jaune légèrement ocré, et ajoute des vignes derrière les fenêtres, un pin, et là bas derrière un rocher une langue d’eau qui parle d’une crique), je vois une brillance et de grandes images

Je vois une tendresse, un accueil, un cocon familial

Je vois des sourires, une entente

Je vois un antre, de la musique, des discussions, orageuses ou non, des tâches communes

Je vois simplement la propreté, le neuf, je vois plus simplement des murs, des murs que l’on peut considérer comme siens, un logis, ce doux mot (si on oublie qu’il est appliqué un peu n’importe comment de nos jours)

et je me demande, pour ceux pour lesquels ces murs, ou leurs frères, ne resteront pas un rêve, ce qu’il en restera à l’usage

par la faute des murs, même si la construction ne présente pas de défaut de réalisation, ou par leur faute.

Le deuxième portrait

 

 

Il se pourrait bien que ce soit de l’amour. Mais ce ne serait qu’en esprit, et en esprit, l’amour a plus de difficultés, entre les êtres, à s’établir. Peut-être entre les êtres. Mais ici, un souffle de vent, dans un rêve, quatre heures de l’après midi, soleil, bord de mer…

mme muir 1

Madame Muir s’est endormie (le ciel est bleu mais ce n’est que le fond de l’écran) (il en est de même dans le film, mais)… Seuls le noir et le blanc parviennent à dessiner la vérité de la relation qui unit cette jeune femme – qu’on voit là, endormie, au premier plan, de profil, elle rêve- et Daniel Gregg, capitaine de navire probablement, qui a fait construire cette maison et qui, dans cette image, entre sans qu’on le voie, par cette baie fermée à l’instant par notre héroïne (ce faisant, elle a à son doigt fiché une écharde ainsi qu’ailleurs la Belle au bois dormant, mais passons)

mme Muir 5

Ici, le portrait qu’on trouve au salon, qu’on posera plus tard sur le mur de la chambre du haut (c’est le deuxième de cette maison-ci, qui n’a d’existence que parce que nous autres y plaçons certains souvenirs, mots, photos, signes, témoignages et autres dons immémoriaux ou liens, rapports, noms propres ou communs, lieux et territoires, une histoire et une géographie, une science ou un désir) : à droite, l’agent immobilier qui ne veut pas louer, au presque centre cette Lucy, de noir vêtue veuve d’une année, et le capitaine qui nous fixe, nous et moins elle…

mme Muir 2

La rencontre (s’il y a lieu : ce sera dans la cuisine) la bougie, la lampe et le cran : une sorte d’amitié

mme Muir3

Le capitaine est à l’image : Rex Harrison, la jeune veuve, Gene Tierney : le film vient juste après la deuxième guerre (1947), c’est Joseph Mankiewicz qui le réalise (il y a dans cette maison un certain nombre de gens qui ne sont pas nommés, mais ça ne devrait pas durer, je pose des liens dans le cellier-qui ne sert à rien- la buanderie-il en était une chez mes parents à Carthage avenue du Théâtre romain – dès que je peux), ensemble (est-ce ensemble ?)

mme Muir 4

une magnifique ambition, un lien sublime et tellement affectueux, un vrai couple de cinéma dans l’un des plus beaux films de tous les temps…

(Ici, dans cette maison, ici ne viennent que des films les plus beaux de tous les temps, ici s’évanouit la fiction pour à la réalité faire place, ici comme il est tellement difficile aujourd’hui d’être exigeant car le monde ne le veut pas et s’oppose à tout ce qui pourrait aider à penser, ici donc vivent nos fantômes – et comme on les aime… – mais est-ce que c’est de l’amour, dis moi ?)

 

Billet réalisé avec la complicité de Joachim Séné,  pour l’aimable prêt du DVD : qu’il en soit (ainsi que son père, si j’ai compris) donc ici remercié.

 

Convaincre, 2

Orion’s Hydrogen Winds, par Adam Evans, CC BY
Vous avez déjà visités de nombreuses maisons, appartements, jardins, lieux encombrés de vies et figés dans leur rapport à l’Univers. Regardez la position du soleil par exemple, « salon exposé plein-sud » vous dit-on, c’est pour vous faire plaisir, avec la lumière du jour, mais c’est pour mieux vous cacher l’impossibilité de changer cette exposition, vous ne verrez jamais le nord, la sérénité de son ciel éclairé par ce sud toujours vendu, sur-vendu. Ici, dans cette maison, le pouvoir est tout autre pour vous, la situation est inversée, vous n’êtes plus dépendant des astres mais vous les commandez, vous pouvez imaginer le soleil où vous voulez, la constellation d’Orion et ses vents d’hydrogène en août par la fenêtre de votre chambre et l’étoile du soir par la fenêtre du matin si vous voulez. Car nous construisons partout et tout le temps, sur tous les sols, sous tous les ciels, partout dans le monde, où que vous posiez la première pierre, nous vous suivrons pour construire la maison de votre avenir dans l’orientation de vos désirs. Avec cette maison, c’est vous qui organisez l’Univers entier à votre guise — explique l’agent immobilier à ces peut-être futurs acheteurs qui arborent la moue de ceux qui en ont déjà entendu d’autres et des pas mûres et qui, de toute façon, ne regardent jamais le ciel la nuit.

Se faire une idée

Ce n’est pas le propre de la maison-témoin d’y trouver, posés sur la table basse, une pile d’ouvrages d’art qu’on ne lira jamais, achetés exprès pour en imposer à notre entourage et surtout les visiteurs de passage, livres précieux, aux volumes conséquents. Devant la cheminée, le livre d’art devient meuble, rivé à la table basse. Des livres qui font table-basse comme on fait tapisserie, pour meubler, impressionner le visiteur, qui ne prend même pas le temps d’ouvrir le pesant ouvrage d’art. L’Age d’or du paysage sous les Song, Paris de Nuit de Brassaï et Paul Morand, Les graffitis obscènes de Picasso, The Rise of David Bowie (1972-1973), de Mick Rock, Les oushebtis de la XVIIe dynastie. Avantage de la table basse : on ne sait jamais si le livre est lu, regardé ou montré. En général, on feuillette seulement les premières pages pour se donner une contenance, comme on visite la maison pour se faire une idée.

En visite dans la maison-témoin, une de ces maisons closes, tout nous parait invariablement uniforme, comme sur une image en papier glacé, un catalogue de vente par correspondance. Est-ce que cela existe encore aujourd’hui avec Internet ? Souvenirs dépassés, tout ce qu’on n’aura jamais, l’inaccessible et ses accessits. Linge de maison, mobilier décoration, équipement, vêtements (femme, enfant, homme) et bien sûr dans la lingerie, l’image de ces femmes à moitié nues posant pour des culottes ou des soutiens-gorges. Souvenir d’un ami qui découpait ces images et qui, en les collant à l’envers sur un carnet, obtenait l’image d’un couple s’embrassant, une série de baisers.

Rimbaud fait salon

J’ai beaucoup hésité. Le tableau de Rimbaud, offert par l’ami Alain Delatour, est toujours resté à proximité de l’horloge.  Je l’ai  placé dans une autre pièce que le séjour, dans le salon, à un endroit où il fait presque face à la pendule. C’est important : René Herment, l’horloger, est mort en 1896, soit cinq ans après Arthur, cette proximité d’époque m’a toujours fasciné.

Et puis, ce Rimbaud adulte qui fait la gueule est placé juste derrière le canapé et j’ai horreur de ces sièges mous où on passe le temps à s’avachir le postérieur autant que l’âme.

RimbaudDelatour

L’escalier imaginaire

 

 

Cette petite échelle de meunier sur le plan qui prend dans le salon, qu’il y aurait un double étage, peut-être soutenu par un autre indice, la fenêtre de toit du bureau, qu’un non-dit d’escalier se cache dans la maison-témoin, menant aux lieux aménagés sous les charpentes. L’escalier comme médium d’une élévation vers le lieu d’écriture, qui se conquiert à la force du jarret, dans la partie privée de l’habitation. Pourtant on y renonce, pas de hiérarchie des étages dans le plan, juste une litanie de pièces juxtaposées, on pourrait supposer tout autant une toiture descendant jusqu’au sol ou presque. Mais où sont les façades pour nous révéler. Alors naît un escalier imaginaire, dans le laiteux bleuté de la photo du salon (ping), qui s’esquisse en fond, celui qui craque à la troisième et à la huitième marche de l’enfance, celui qui amène à la porte de lumière d’une chambre de garçons, et tous les escaliers de la littérature, l’escalier dérobé derrière le rideau ou celui (pong) qui descend à la cave, l’escalier qui fait basculer dans l’autre monde,  où on traîne en lisant, qui pour dire qu’un escalier n’est pas le territoire même de la rêverie. La probabilité d’un escalier imaginaire là dans la maison-témoin.

 

Christine Simon

Pause lecture

Didier tapisserie, par Violaine Bavent.
Didier tapisserie, par Violaine Bavent. Licence CC BY.

Ça l’amuse les faux livres des étagères quand il s’installe dans le coin du canapé Manstad, jambes allongées sur la longueur, pour lire son vrai livre. Ce jour-là c’est Ils désertent de Thierry Beinstingel, et ça l’amuse encore plus de voir les personnages du roman rouler, d’une ville à l’autre, quand lui est arrivé en avance et attend tranquillement que le client sonne, ou entre deux clients quand il a pris soin d’espacer le plus possible les rendez-vous. Le type du roman, avec son gros cahier relié d’échantillons de papiers peints, ça le passionne, ça. Il voudrait le même, ce serait un cahier de maisons, avec lequel ouvrir une page serait comme visiter la maison, la toucher, la sentir, comme ces livres pour enfants qui déplient une maquette faite des pages du livre, ce serait comme ça avec des vrais matériaux, tissu, carrelage, verre, moquette, bois, pierre… Il y aurait quelque chose de fantastique, magique, mystérieux, une expérience que les clients auraient peine à croire, se souviendrait confusément… « Oui, nous avons bien visité la maison… mais il y avait ce… ce livre… et nous sommes rentrés… » — « Vous êtes rentrés… ? » — « Enfin, oui, la maison est très bien. Il faut que tu viennes la voir. Ce sera sans doute notre maison, bientôt. »

Témoins

D’habitude, elle témoignait de votre rêve, celui pour lequel vous alliez vous endetter pour trois vies.  Bien sûr,  elle avait tout faux, mais tout de même, son mauvais goût vous aidait à préciser le vôtre.  Parfois un objet vous accrochait le regard comme cette sorcière suspendue par une courroie, miroir déformant d’une fausse réalité. Vous aviez soigneusement évité d’y regarder, qui sait quel reflet vous y auriez vu.

salon

C’est une couverture parfaite. Car cette maison là, elle témoigne sur ses visiteurs. Ce n’est ni pour la lutte contre la subversion rampante, ni pour vous adresser des publicités ciblées. C’est un écrivain qui l’a installée pour capturer ces détails qui font toute la richesse d’une histoire. Le moindre de vos gestes servira à donner un peu d’épaisseur à un personnage.  Un héros fatigué s’assiéra adossé à trois coussins empilés  pour soulager son mal au dos. Un adolescent traîné par ses parents chez des amis barbants soulèvera une théière pour vérifier si d’invisibles serviteurs robotisés l’ont remplie juste à temps pour leur arrivée.  Une jeune femme jettera des regards apeurés à ces lustres floraux.  Mais quel est donc cet objet monté sur un immense tripode que l’on a oublié de couper à droite ? Est-ce un projecteur ou une caméra ?

Philippe Aigrain