Partir

 

 

 

un jour je m’interrogerai sur le matériel dont je me sers pour illustrer ces billets (qui est celui dont on dispose auprès des distributeurs, et donc destiné à être exporté auprès des publics potentiels putatifs conditionnels ou hypothétiques ou j’en sais rien) (il s’agit de science du marketing – le cinéma en est friand au point d’y consacrer (il faudrait que quelqu’un compte quand même) mais certainement au minimum le tiers du budget d’un film (quand même ce n’en serait pas la moitié) (il y a certainement ce genre de statistique dans les wtf écoles de commerce (à trente ou quarante mille l’année quand même) qui donnent envie de gerber) (je cesse ici mais n’en pense pas moins) – pas aujourd’hui 

 

ici une chanson qui n’a que peu à voir avec le film (pas certain qu’on l’entende d’ailleurs – c’est sans importance) (je pose Ray quand même en photo d’entrée de billet)

il s’agit d’une route, prise par l’aîné des deux fils d’un couple, il s’en va et jamais ne reviendra… N’en pas trop dire pour ne pas effrayer le petit (ils l’accompagnent tous – la famille (comment se passent les départs, définitifs ? Par la force ? la contrainte ?) ils l’accompagnent donc – c’est l’aîné

qui conduit la voiture, au début (une voiture de sport utilitaire – dont on tait la marque – prêtée par un ami). Il y a dans l’auto un chien (Terry, il me semble (au fond de l’image, dans le coffre)

qu’on a trouvé quelque part) – à l’avant la mère (formidable  Panthea Panahiha), à l’arrière le père (Hassan Madjouhni) et le petit frère (une espèce de star de série télévisuelle dans son pays, Rayan Sarlak) ici à l’image (reprise sur l’affiche du film)

(assez cabot mais semble-t-il vrai dans l’illusion – vrai semblant) le voyage

qui  s’effectue sous nos yeux ne conduit nulle part

– on parlera un peu ensemble (l’aîné avec le père)

ils partagent ici une pomme – sur la route qui conduit à l’exil permanent des enfants

– une terreur une seule voie de sortie – la famille qui a tout vendu

pour acquitter le prix de ce voyage – mais c’est pour vivre qu’il est parti

ou pour ne pas mourir

de l’espoir dans ce voyage

ces paysages magnifiques

et puis

politique absconse d’un état débilitant – mais c’est le leur – des films iraniens qui se font malgré tout – le moyen Orient à feu et à sang, pour son pétrole ? le monde actuel – aujourd’hui – un film réalisé par un homme (il est de 84) dont le père est interdit de tourner (Jafar qu’on aime aussi) – un humour et une douceur magnifiques

merveille sensible et tendre – des cagoules

comme le Kukluxklan, de l’argent, des tractations – et tout à coup, l’aîné aura disparu…

 

Hit the road un film de Panah Panahi

ici le générique

et la suite

 

 

 

Toute une nuit

 

 

y penser donne un léger tournis, un milliard et cinq cents millions d’âmes conduites (conduites ?) par un autocrate abject (les diverses exactions de ses partisans font froid dans le dos : des milliers et des milliers de morts au prétexte religieux demeurent et pour toujours sans doute impunis – c’est le cas ailleurs mais oui : bienvenue sur terre…) je te montre juste quelque chose de magnifique

(taxée dans un organe inqualifiable, peut-être, mais image quand même en disant un petit peu long : reçu par sa sainteté durant un repas privé (d’affaires) trois heures – epr plus armes) – qu’importe le flacon…


Il s’agit d’un film composé de centaines de plans apportés d’ici de là par les élèves d’une école de cinéma et de télévision — ça se passe en Inde, à une centaine de kilomètres au sud de New Delhi si j’ai bien compris – FTII Film and Television Institut of India – à Pune – ça ne va rien dire mais tant pis : là juste pour se faire une idée

on s’en fout un peu ? bah on aime les cartes, on aime le monde (pourtant…) – c’est un film où une voix d’on ne sait trop qui (L. est-il vaguement argué) (une femme) (Buhmisuta Das – peut-être la compagne de celui qui signe l’image, Ranabir Das) parle en off comme on dit – on ne la voit pas à l’image, ou du moins on ne sait pas qui elle est : elle lit des lettres qu’elle a écrites (croit-on) à son amoureux qui a disparu (il fait sans doute partie de ceux qui, tout à l’heure, ont disparu victimes des horreurs valorisées prônées demandées souhaitées ordonnées par ce Modi Narendra (maudit, oui) (enfin, j’interprète comme on sait)) tout à coup, elle ne l’a plus vu (il faisait partie d’une autre caste qu’elle, il n’y avait pas d’amour à ressentir pour elle – ou l’inverse : ces choses-là sont, comme le monde, vieilles et usées)

Et donc, il est arrivé un moment où ces étudiants en cinéma/télévision/images animées ou fixes se sont mis en grève (le pouvoir avait nommé, en 2015, un an après son accession au pouvoir, un de ses affidés à la direction de l’école – ça dit quelque chose ?)

un moment où le pouvoir a réprimé, durement, ces manifestations (ça te dit quelque chose ?) – on ne possède pas trop d’images du film (un dossier de presse – des images fixes) – on avance un peu dans l’ombre, le flou beaucoup

lancinante est la voix, et les images assez peu élaborées – impressionnistes peut-être si on veut aller vers leur valorisation : ce n’est pas nécessaire, elles parlent et en disent long, comme la voix – ce sont des juste des images comme disait l’autre – un long plan débute le film, une fête quelque chose de gai, les gens dansent boivent rient jouent

mais je ne l’ai pas trouvé – ça ne fait pas tellement grand chose, non plus, les jeunes gens qui s’amusent, et fêtent quelque chose, un anniversaire, l’obtention d’un diplôme, quelque chose qui aboutit (« c’est comme ça que les choses arrivent » disait je ne sais plus qui un poète, je crois bien) (non, une voix off) et il y a une musique, électro funk ? peut-être quelque chose qui porte à danser

des images, des mots, des sentiments

un pays lointain, l’Asie, l’océan qui porte le nom du pays, des humains pas si différents, tellement semblables – on aime la liberté, qu’on soit d’ici ou de là – et un flux d’images montées les unes à la suite des autres, qui nous parle tellement de ce qui a été ressenti – un système, une façon de contrôler les âmes justement – les humilier, les haïr, les faire disparaître (ça dit quelque chose) – il faut aussi expliciter les conditions de production, ce n’est pas spécialement un film de fiction non plus que documentaire, c’est un film qui indique une direction (la liberté, la joie, l’amour aussi bien – mais en creux) et qui s’y tient – il y a quelque chose de merveilleux dans le cinéma, quelque chose qui indique un chemin qu’on en soit ou pas conscient – il n’est pas innocent qu’il soit réalisé par une femme, si tu veux mon avis (il ne m’étonnerait pas qu’il en soit de même de l’image et du scénario) (on s’en fout : quoi qu’il en soit, ce sont jeunes gens, et comme ailleurs – ici par exemple – il me semble que cette idée soit fondée et défendue – une espèce de relève que j’aime à saluer)

des images des mots de la musique : invincibles (j’adore)

Toute une nuit sans savoir, un film de Payal Kapadia
co-scénariste qui a écrit, avec l’auteure, les lettres dites : Himanshu Prajapati

 

 

les dessins et les images sont tirées du dossier de presse (probablement glané chez le distributeur français du film)

dans la bibliothèque de la maison[s]témoin, La Nuit de Gigi de Dominique Dussidour

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Gigi n’est pas le personnage principal. D’ailleurs on ne la suit pas tout de suite. C’est parce qu’elle se trouve à une intersection, un nœud, comme ceux que font les plantes-lianes à l’endroit où ça se resserre et où ça repart en tiges et en vrilles, poussé par la faim de trouver la lumière, ici et là. Dominique Dussidour emmène, au sens propre. Elle dit Viens, regarde ici cette rue qui mène à ce pont, elle dit allons voir plus loin, littéralement, un peu comme l’accompagnatrice au chapeau choisi pour être reconnaissable, c’est plus facile pour rallier les touristes autour d’elle, qu’ils ne se perdent pas, elle porte un classeur ouvert contre sa poitrine avec tous les détails importants, elle guide, elle dit Ici… et lève le bras pour montrer une petite maison posée sur la pierre d’un clocher, à des centaines de mètres au-dessus des têtes, elle raconte qu’un soldat dans cette petite maison coincée là-haut, il y a des années et des années, faisait le guet.

Elle, Dominique Dussidour, ne fait pas le guet, parce qu’elle n’a pas envie de rester sur place et immobile, il lui faut au contraire garder la liberté d’aller un peu partout, elle est très libre, et le parcours qu’elle suit est comme elle, gourmand, le passé, le présent, ce qui se voit de l’extérieur et même les endroits inconnus qu’on sait déceler, mais qu’on ne sait pas toujours nommer. Elle observe les fils enchevêtrés pour nous, avec nous, sans autoritarisme, avec le même genre de curiosité qu’a une Agnès Varda, une volonté de voir comment les choses se déplacent, s’articulent, se chevauchent, disparaissent tout en se créant.

Il y a un groupe d’amis et d’amies, il y a des conditions atmosphériques, un été là, de la pluie plus loin, une rivière où se baigner, un appartement à l’étage, un vieil homme qui a fait le tour de sa vie, et la vie capturée dans des dessins d’enfants.

La nuit est un moment spécial où toutes les choses se rejoignent, c’est l’endroit préféré des plantes-lianes, car ce qui semble être dû au hasard, ces petits détails accumulés, ces vestiges du jour trouvent de quoi s’agglomérer ensemble pour former un tout. Un vrai tout, c’est-à-dire un tout en expansion, non limité à ses bordures. Un tout poreux, comme les pierres blanches que l’on ramasse sur les plages, mangées de trous.

Il y a Lola, il y a Gabrielle, il y a Honoré, il y a une exposition de films et de photos, des adolescents en révolte ou simplement en recherche de quelque chose, de quoi on ne sait pas, mais cela flotte constamment, ce désir de trouver ce « quoi » que l’on cherche et qui ne finit pas avec l’âge. C’est la vie. Et comme la vue de Dominique Dussidour est panoramique, elle n’oublie pas, dans la vie qu’elle raconte, de placer les creux, les absences, les impossibilités, les empêchements, ces petits trous dans la pierre.

Ce n’est pas une vue mélancolique, nostalgique du temps qui, en passant, malaxe les vies de Jacques, de Léo et des autres.

Il y a une grande sérénité. Les choses graves sont acceptées, telles que. À la même échelle que les petites merveilles dessinées au crayon de couleur par les petites mains de Gabrielle enfant. Tout est grave, tout compte, tout est léger, ne pèse pas plus qu’une plume, et tout est lourd, marqué à jamais en creux.

Les poissons exotiques Gnatho, un disque de PJ Harvey, une chanson de Josquin des Prés, les œufs de cochenilles qui colorent de rouge les bâtons d’aquarelle, la géomancie, tout compte, tout est lourd et léger. Ou plutôt, tout pèse son poids, son poids interne, ou sensible, la hiérarchie de la vie étant bizarre, bizarrement dérégulée, de minuscules choses aussi fines qu’un conte d’Andersen étant aussi massives, ou plus, qu’un chapiteau de foire.

Au cœur de La Nuit de Gigi il y a un creux immense. Une disparition. Comme si une bombe était tombée. Gigi au milieu des gravats, rassemble, et rassemble les morceaux éparpillés. Je ne sais pas comment fait Dominique Dussidour pour braver la tristesse, la retourner, envers sur endroit. La Nuit de Gigi, avec sa tragédie centrale, n’est pas triste. Elle dit que oui, nous le savons, la vie est une tragédie, mais Viens, avançons au milieu des poissons. Oui, on peut penser que tout semble gratuit ou dérisoire, comme si rien n’avait de sens, mais si on regarde mieux c’est faux, tout est utile, toutes les vies servent, même celles qui se sont arrêtées, car en regardant mieux on voit bien que celles-là, les finies, continuent, comme les plantes-lianes s’arrêtent contre un obstacle, tâtonnent et le dépassent, la mort est un obstacle comme un autre, elle fait partie des cloisons et des contorsions que la vie charrie, naturellement.

Et puis il y a le degré de perception de Dominique Dussidour. C’est très fin. Ça claque et fuse. Très délicat. Et simple. Ouvert. Traversé par. Vivant. C’est paisible et terrible. Sans chercher l’exhaustivité ou le contraste décoratif (non, ça n’est pas décoratif).

Il y a aussi la question de la filiation. Ce qui est donné et transmis,  inconnu, incomplet, ce qu’on connaît bien mal de l’enfant qu’on a porté pourtant, ce qu’on connaît bien mal du parent dont on vient pourtant, comme cette guerre qui restera non-dite.

Si La Nuit de Gigi était un tableau, ce serait La Tempête de Giorgione. Une vue de la réalité, avec sa part d’énigmatique, gentillesses et douceurs, grandes inquiétudes incluses. Ou bien ce pourrait être certains tableaux de Zao Wou-Ki, par exemple Water Music.

Un peu de Perec aussi, dans la tentative d’épuisement de lieux qu’on n’épuisera jamais.

Le regard flotte pour extraire des indices. Et comme les choses ne sont pas délimitées, c’est une broderie de fils, tous distincts, différents, qui se rejoignent.

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J’aurais bien voulu pouvoir dire tout cela à Dominique Dussidour de vive voix, mais ça n’est pas possible, alors je vous le dis à vous.

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De deux films (Elles)

 

 

il faudrait lister les points de rencontre, les occurrences, les ressemblances – les singularités, c’est que l’un se déroule de ce côté-ci du Pas-de-Calais; l’autre ailleurs (Yorkshire je suppose – en réalité, Bradford, West Yorkshire) – l’un est réalisé par une femme (Clio Barnard) et l’autre un homme (Jérémie Elkaïm) – c’est important, il faudrait mais non, deux films dont le sujet, l’objet ou le scénario sont en correspondance – à quelque différence près : une femme d’un certain âge, blanche, rencontre et aime un homme d’une autre couleur de peau (ici, mon préféré évidemment, il est dj ou l’a été (probablement pakistanais) – là il est réfugié (d’Iran, il tente d’aller en Angleterre) – un sujet difficile – toutes les deux sont veuves, toutes les deux étaient battues par leur mari (crevés, mort de cirrhose, flics ou autre) (tendance front national dégueulasse les deux) – comment vivre, survivre, revivre ? Les deux films, l’un français donc

l’autre britannique,

donnent de l’espoir. Les deux aussi font la part des choses, les relations avec les voisins, avec la famille… Alors on n’a pas l’intention de comparer, d’évaluer, de décerner quelque palme – il y a toujours cet élan dans les mots qu’on pose, jury ou juge – et bien sûr que c’est une affaire entendue, markettée tapis rouge/or/smoking et robe longue fendue coiffures maquillages – photograpĥes et paparazzi – le cinéma dans toute sa méphitique splendeur – non, il y a cet aspect il y a d’autres angles – il y a cette façon du cinéma français de se regarder nombrilique – et plutôt clitoridique en l’occurrence (trop de scènes de lit, certes…) – et la façon britannique plus sociale, plus lissée polissée pas aseptisée, non, mais plus simple, plus douce aussi peut-être (il n’est pas certain, si on veut aller dans ce sens, que la sexualité soit une (et encore moins la) bonne porte de compréhension des humains – elle représente, cependant et au même titre que la mode ou la gastronomie, quelque chose comme une image de marque du pays d’ici comme on sait). En tout cas, et pour parler franc (!), le cinéma sans musique m’indispose au plus haut point – une dimension manque alors – une esthétique et une joie, un plaisir sûrement aussi… Dans Ali & Ava cette dimension est présente ainsi qu’on l’aime (le public dispose d’un échantillon, folk/country/rap/punk/rock comme on voit tout ça est très anglo-saxon), dans Ils sont vivants il n’y en a simplement aucune…  Alors comment te dire ? (cette question, qui fait le pendant des « voilà », « j’ai envie de dire » et autres « en même temps »ou « du coup » si contemporains…) deux images de ces deux femmes, ici Béatrice

(Marina Foïs, formidable, vraiment) et là Ava

(Claire Rushbrook, formidable tout autant – qu’on avait adorée aussi dans le Secrets and Lies de (Mike Leigh, 1996))

 

Ali & Ava (Clio Barnard, 2021) et Ils sont vivants (Jérémy Elkaïm,2021)

 

 

j’ai, ici, pris le parti de ne parler que de films que j’estime – ici on les aime assez, mais ce sont les sujets, les idées, les personnages aussi bien qui (nous) sont parallèles et si contemporains – on a le droit d’aimer qui on veut, qui on peut sûrement aussi bien – mais ici, c’est cette singularité de disposition qui m’interpelle – il y a toujours eu, dans mon amour du cinéma, cette façon de le concevoir comme un, unique, et un tout qui, à chacune de ses apparitions sur mon horizon personnel, continue et continue encore et toujours la même et semblable histoire – les histoires qui nous sont racontées n’en font qu’une – les personnages sont toujours les mêmes – j’aime me rendre compte maintenant, ici, écrivant ces lignes, que ces deux héroïnes sont blondes, blanches, déclassées – cette façon de dire la classe sociale, tu vois : ici déclassée est une qualité (même le vocabulaire me dessert…) – j’espère me faire comprendre…

Une heure un coin (spéciale dédicace #perec40 paraît-il)

 

 

 

 

 

Mettons qu’il se fut agi d’une initiative dans un cadre particulier (expliquée ici) j’y suis arrivé à pieds (écoute (si tu as 2 minutes et seize secondes) le piano tu verras ce que c’est qu’un accompagnement) (c’est Bob Castella devant les 88 noires et blanches – ebony and ivory) je ne suis pas certain d’avoir choisi et surtout fais le bon choix –  j’y ai réfléchi pourtant un moment mais non – c’est là

à l’heure dite (12:30) je me suis installé (un peu avant au vrai) sous le parasol blanc du haut – une commande plus tard

à ma gauche, un

bedonnant tatoué d’approximativement mon âge buvait de l’eau pétillante – le monde ainsi que le temps passait – à l’heure dite (12:30:32)

il faisait gris mais doux – on en était aux derniers stigmates pandémiesques -on téléphone (12:32:23)

essentiellement suivant deux axes ici est-ouest, là nord nord-sud

comme on sait, chacun voit midi à sa porte – l’épuisement n’aurait lieu que sur ce coin de rue – en Ukraine on tue

on attend on se retrouve (sa fille est arrivée) (la première) –

des humains – un coin de rue (dans le vingtième) – la rencontre de chaussettes rouges et de radiographies

le jeudi c’est plutôt calme (les mardis et vendredis c’est un autre cocktail)(en arrière plan, des pralines ?) – des gens

heureux ou malheureux – on se retrouve

seul – camions livraisons taxis – autobus vélos -corbillard  ?

livreurs badauds passante (sa deuxième fille)

on se retrouve, on s’embrasse, on s’en va –

(toutes ces images sont tatouées de l’heure de prise de vue à la seconde près)

il est toujours midi à l’horloge du carrefour mais un quart d’heure est passé – un gilet jaune

on va déjeuner ? probablement pas (la dame au bonnet gris chapeau attend, il va arriver mais je ne le capterai point) – la dame à la fourrure va à son chagrin-

la place voisine n’est pas restée vide longtemps (le livre rouge est de Gaston Bachelard – elle en cachera le titre)

on appelle, on répond on téléphone – quelle est cette distinction de montrer les visages des mobiles et non ceux des assis ?

passent les téléphones les masques et les vélos – au deuxième plan, lunettes noires capuche grise va venir s’installer devant l’opérateur-paparazzo

la mode doudoune/jean/nino – il prendra une bière – masques débridés pratiquement – casques aussi bien

que de béquilles… –

couleurs charmes génération i grec ? – quelle affaire – on est un peu loin pour l’affirmer ouvertement mais il semble que de la part de blouson rouge s’exerce un regard caméra – casque quand même – l’opérateur ne se cache pas et sera bientôt découvert –

tandis qu’au deuxième plan passe un homme que la vie a frappé fatigué touché – arrive le rendez-vous

content de te voir – installe toi – autobus –

troisième plan, bientôt découverte du photographe

l’homme est outré –

sauvé ? (la jeune femme voisine annote son carnet) changer d’axe

regarder ailleurs

droite cadre sac gris et nino

compliqué hein – et puis le revoilà : où donc en étions nous?

je ne sais plus

passez circulez avancer – le président comme une antienne –

ce monde et ce passage – et à nouveau

c’est par là-bas (13:00:08) – rouges

bleu

à côté sans doute s’étaient-ils donné rendez-vous à une heure qui peut savoir ?

en tout cas il est là – avec son nino comme un passe-muraille/droit/sanitaire – au loin passe un bulgare jaune

récupération de nos gâchis sans fond sans fard sans honte – ici sans le savoir, un (ou une peut-être) qui se cache

oui, une plutôt – d’autres qui se pressent – ça urge (estampillée K)

d’autres encore

grands passages – maxées ou pas – souvent, très souvent en basketts – question d’âge et de génération sans doute

aussi, un peu

pas si sûr – un peu – ici une classe de gilets verts fluos (bientôt jaunes) la prof, amusée

par les cris des mômes – vivants – tandis que lunettes noires/capuche grise se tire (en fait non, il se replace) – passage au verre d’eau

vélo à contresens de la flèche

un regard doublé feu rouge

(j’aime beaucoup les fez comme en portait (dans mon sentiment et ma mémoire reconstituée diffuse et probablement trompeuse ou trompée) l’un de mes grands-pères – il était rouge (le fez, pas le grand-père) le truc en feutre vert –

marcher aller sac rouge

des oliviers sûrement – des tresses bicolores –

au menu couscous – mais non, je n’ai pas mangé, j’ai noté quelques trucs –

ah revoici la respectueuse (on en pourrait déduire la durée du dispositif)

ouais, on s’en fout -un peu de sport (13:14:48)

à côté ça discute ferme de quelque chose qui a à voir avec quelque chose d’autre – on s’en fout oui – on attend

(téléphone sac baskett) on passe

et on attend encore

autobus – passage – klaxons – douceur de l’air

pensées réminiscences on attend encore un peu

qui ou quoi ? personne ne peut savoir – sur l’image seulement un cadrage postérieur indique le chemin – le caban noir sur la robe grise – la main au front – les marques –

pieds à terre – troisième plan costard croisé cravate doudoune –

sans le point dommage – je la laisse hein –

oui aussi –

 

regard caméra – déterminé – et pour finir, fermant les yeux, attendant encore –

 

La transcription de la tentative épuisante du coin d’une heure, en mots autres mais sans image, se trouve à l’adresse 2092 pendant le week-end

Nous sommes quatre, épisode 19

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Nous sommes quatre, moi y compris. Mais les trois autres n’ont rien à voir avec moi.

Il faut peut-être un temps de grandes bourrasques comme aujourd’hui pour que clairement je le formule. Il faut peut-être un hiver qui traîne et refuse de partir en emportant son ciel gris poisse, je le constate, j’ai besoin d’utiliser deux fois en deux jours le mot « clairement ».

Nous sommes quatre. Par ordre hiérarchique, le père, la mère, le fils, la fille, c’est-à-dire moi, et je ne sais pas encore, à l’époque de ma maison d’enfance, que certains combats se reprennent toujours depuis le début, depuis zéro. « Jour zéro », c’est ce que j’ai proposé comme titre pour nommer une maison d’édition, « maison d’enfance », « maison d’édition », c’est en l’écrivant que je vois ce qui est au travail dessous.

Nous sommes quatre. Aucun des trois ne lit, n’a lu ou ne lira ce que moi, la quatre, j’écris, pas besoin de masquer en écrivant un texte à clés.

Numéro un, le père, ne lira pas. Rapport à l’art ou à tout ce qui touche à la création, à l’esthétisme, limité à la propreté. Propre et carré sont les concepts les plus civilisés qui existent à ses yeux (qui plus est, il est mort).

Numéro deux, la mère. Ne lira pas, car occupée à faire muter les mots en perles d’un collier qu’on égrène dans le noir pour se donner du courage. Une fois enfilés (elle travaille obstinément, correctement), les mots perdent leur capacité à faire lien, sens ou message. Ils deviennent accessoires. Décoratifs. Vidés.

Numéro trois, le fils, ne lira pas. C’est un bon fils. Il a grandi sur ces fondations transmises, propreté, non communication, respectueusement.

Le fils (mon frère) me dit qu’il va partir en vacances quelques jours à Dubaï. Me décrit son futur voyage, organisé, propre et carré. Je glisse d’une petite voix les mots « respect des droits humains », sans agressivité, comme on tâte le sol pour en tester la résistance, « oui bien sûr », il en est conscient, de formation scientifique, il a saisi le rapport pollution / trajet touristique en avion, diplômé, et même surdiplômé, il passe simplement à autre chose. Ce n’est pas le sujet. La planète qu’on encrasse, une perle dans le collier. Les cellules de quatre mètres carrés où les militants des droits humains sont enfermés, une autre perle à égrener.

Une grande propreté suppose beaucoup d’énergie dépensée à gommer, effacer.

À la fois ce qui est vu, sur toutes les images reçues.

Puis à l’intérieur même de la pensée, du cerveau.

Je n’ai rien à voir avec eux.

Je ne veux rien effacer.

J’ai besoin de ne rien effacer.

Le Jour zéro sert à reprendre au point de naissance tout ce qui a existé auparavant. À le récupérer. Le Jour zéro, c’est j’attrape avec la main depuis le début des temps, et puis je recommence, qu’est-ce que je peux dire de mieux. Les trois n’ont jamais empoigné quoi que ce soit. Cela s’explique par leur peur, si prégnante, si puissante.

L’autre nuit

(la nuit est le négatif photographique du Jour zéro)

j’ai rêvé que la peur n’avait pas existé chez nous quatre.

Nous n’aurions pas eu peur de la saleté que provoque le chaos, et nous aurions eu faim de sa fertilité, de sa capacité à laisser croître les lianes qui peuvent relier les maisons entre elles, les messages, les mots, les gens.

Nous nous serions débarrassés des chapelets de perles mortes, de leurs sons creux. Nous aurions été plus heureux peut-être (plus vivants, c’est certain).

Ma maison d’enfance est une tombe, mais elle ne l’est pas devenue après-coup, elle a été construite ainsi.

Ma maison d’enfance est scellée, mais elle n’est pas scellée dans le passé.

J’ai écrit beaucoup de choses pour appeler les trois, pour leur faire signe.

Écrit pour batailler contre leurs gommes, leurs effacements.

C’est peut-être un moteur utile. Une chance.

Nous sommes quatre et j’ouvre les yeux à la place des trois autres.

(peut-être pour eux, parce que quelqu’un doit s’y coller ?)

J’ouvre les yeux à la place des trois autres

(grâce aux trois autres ?)

mécanique logique, parce qu’eux trois les ont tenus si bien fermés.

La nature est comme ça, elle crée des contrastes, des inversions. C’est ainsi qu’elle avance, en tâtonnant. Je suis un tâtonnement.

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pas de côté, épisode 17

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Tant que tu ne vois pas tes limites, tu ne peux pas espérer les dépasser. Il y a cette discussion entre un professeur d’université blanc et James Baldwin dans I’m not your negro. Lui, le blanc, estime que nous sommes tous frères en humanité, au-delà de notre couleur de peau ou de nos croyances. Baldwin, le noir, sait que c’est un mythe. Il le sait dans sa chair, dans son expérience de vie, dans ce qu’il a vu et vécu. Il voit les limites, ce qui est le présupposé pour les dépasser. Le blanc prétend qu’elles n’existent pas. C’est pourquoi son raisonnement reste circonscrit à l’intérieur. C’est pourquoi rien ne change.

Dans une discussion avec un écrivain anthropologue où les questions posées le sont toutes par de jeunes hommes, le présupposé, qui est aussi le point de départ d’un livre de l’écrivain anthropologue, est le confinement. Pas « un » confinement, mais « le » confinement. C’est-à-dire, lorsqu’il l’explicite, celui d’intellectuels qui se sont trouvés reclus, empêchés de sortir de chez eux, forcés de remplir une attestation. On appelle ce confinement « le » confinement, le seul et unique, car il est écrit par ceux qui savent écrire. Y’a-t-il des livres sur un hôpital en temps de confinement, ou un hypermarché en temps de confinement, ou une épicerie, ou une station-service, ou un service de nettoyage en temps de confinement, des livres qui montreraient un autre confinement que celui qu’on a « tous » connu (dixit la discussion autour de l’écrivain anthropologue) ? C’est la limite. Tant que cette limite ne sera pas vue, donc que l’expérience de vie de soignants, d’éboueurs ou de caissières en temps de confinement comptera pour rien, tant que ce qui est vu et vécu par une partie de la population sera ignorée, il n’y aura pas de dépassements possibles, pas d’après, pas de demain. Tant que les discussions entre jeunes mâles blancs intellectuels leur sembleront admissibles et dignes de déboucher sur un échange d’idées, tant que de jeunes mâles blancs intellectuels trouveront pertinent de discuter entre eux d’une situation mythique car inopérante pour une partie de la population, il n’y aura pas de monde d’après. Tant que ces jeunes mâles blancs intellectuels ne s’arrêteront pas une seconde pour se poser quelques questions pratiques (Pourquoi avons-nous tous ici environ trente ans — Qu’est-ce qui fait que nous sommes tous blancs autour de cette table — Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes parmi nous — Pourquoi discutons-nous entre membres d’une même classe sociale), demain ressemblera à hier.

Au moins, quand je parle de ma maison d’enfance ici, j’en connais la délimitation, qui ne s’exerce pas uniquement dans l’espace au sol occupé, ni dans l’espace sensoriel ou mémoriel évoqué, mais qui se trouve aussi ancrée dans mon âge, mon genre et ma classe sociale. Ça devrait servir à ça, écrire. À délimiter. Pour pouvoir ensuite, plus tard, grâce au luxe de ce temps disponible passé à y penser, tracer des portes qui puissent préfigurer une sortie éventuelle.

Tracer des zones, faire exister les zones, pour ensuite pouvoir les traverser, ce serait l’idée.

Au minimum, mettre en place la possibilité que cette traversée puisse avoir lieu (ce que fait Miró en quelque sorte).

Savoir d’où on parle pour mieux comprendre à qui.

Pour résumer, faire un pas de côté ?

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Nour, ses frères et leur mère

 

 

 

ce qui est un peu impressionnant d’abord, dans ces images-là, c’est que le petit héros

ici à l’extrême gauche bras croisés avec ses collègues (ils sont en travail d’intérêt général : la raison en demeurera tue) le petit héros (je dis « petit » parce que c’est le dernier de la fratrie) (ils sont quatre) ici peignant

les murs d’un collège pense-t-on – travail ordonné par un animateur socio-culturel (Pietro, interprété par Luc Schwarz)

assez au fait des méthodes à employer avec ce genre de public – donc le petit héros porte, comme le précédent, de l’eau vers sa maison – de l’eau – il y vit avec ses trois frères (d’où le titre du film) et leur mère

tout le monde le sait, elle va mourir – on peut espérer, se leurrer, espérer encore, mais elle va mourir (comme nous tous, telle est notre condition- semble-t-il) (oui) – et ses fils s’en occupent, ils la gardent chez elle (donc chez eux) car c’est chez elle qu’elle veut (ou doit : on le subodore, on n’en sait pas grand chose, mais on y croit) mourir. C’est l’été, il fait chaud et Nour (c’est le petit héros) (Maël Rouin-Berrandou)

part la grâce de la musique va commencer à voir quelque chose, au loin, quelque chose par l’intermédiaire de cette professeure de chant (Sarah – Judith Chemla)

elle lui apprend à poser sa voix

et son souffle

afin qu’il parvienne à chanter

ces mots qu’à sa mère (c’est ainsi qu’il l’a séduite) son père chantait quand il était encore là (où est-il ? mystère). Elle lui fit cependant quatre fils; il partit; et eux vécurent cet été-là, l’été de la disparition (certaine) de cette mère, dans cet appartement

vivant de petits trafics, ou de prostitution – une espèce de vie, une espèce de saison – l’aîné (Abel (Dali Benssalah)) n’apprécie pas le chant

son petit frère a autre chose à faire pense-t-il

merdalafin t’as compris ?

probablement – mais le chant

le chant pas seulement pour leur mère, mais quand même

le chant – c’est important, non, le chant ? – oui, alors je ne peux pas raconter la ville qui n’existe pas (c’est certainement situé dans le sud de ce pays dont on parle la langue) je ne raconte pas les trois autres frères – à un moment, l’oncle (tonton Manu, Olivier Loustau) veut faire entrer leur mère à l’hôpital parce que c’est là qu’on doit mourir

oh non ! le cadet

mais non

on ne la laissera pas

même s’il y a de la police (coursé par elle : Hédi)

on aidera la prof (au guidon, Mo le gigolo (Sofian Khammes))

et puis

et puis

il restera toujours la musique

et aussi les fleurs

un bien beau film…

 

Mes frères et moi réalisé par Yohan Manca

Générique

et techniciens (de création dit-on)

 

 

épisode 16, travail

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On n’avait pas tellement le choix à l’époque. La ville avait décidé pour nous. Enfin, pas la « ville, mais plutôt « le gros bourg ». Un lieu sans paysage ouvert sur horizon où tout à coup tu trouves la Poste, la pharmacie et, avec un peu de chance, le cinéma.

D’autres que nous disaient en souriant que c’était « une ville playmobil » et on était d’accord, les bâtiments s’étaient placés au fur et à mesure qu’on y avait pensé, sans souci de faire beau ou pratique, comme on écrit des phrases instinctivement, en s’arrêtant pour reprendre son souffle avec un rond-point, une virgule.

Au tout début, ou bien à la toute fin de cette ville-rue, selon que tu partais vers le sud ou le nord, tu passais devant des séquelles militaires, preuve qu’il y avait eu ici une garnison, sans doute elle-même née d’une place fortifiée, sans doute elle-même issue d’un campement du néolithique. Des « écuries », comme on les appelait, mais aucun cheval, seulement des murs ordonnés, organisés et perpendiculaires. Peut-être que lorsqu’on approchait cette zone, par capillarité, on se sentait moins empruntés, moins fouillis ou moins volatiles.

Il y a sûrement des études précises de l’impact de l’environnement sur l’intérieur des têtes. Si tu vis dans un champ, qu’est-ce qui naît de ce champ dans ta pensée ? Est-ce que tu te sens différent, est-ce que tu te sens « champ » (champ des possibles ?) ou bien relié d’une façon différente aux petits monticules de terre ?

On pensait « rue ». On pensait droite, longue transversale, nord-sud on ne savait pas, avec un début et une fin, début sorti de rien ou d’une brume intangible, et la fin sûrement problématique vu qu’on n’avait aucune idée d’où elle mènerait.

Le problème, c’était traverser cette rue pour la petite. Sac de classe sur le dos, personne pour s’arrêter au passage-piéton, car dans ces villes-rues là, on est dans le dur. En arrière-plan, on pense « les gens travaillent », et donc ils ne s’arrêtent pas. Une certaine idée du travail qu’on ne pense pas à interroger sur le moment.

Par exemple D., retraitée. Sans cesse dans son jardin, à repiquer, retourner, déterrer, déplacer, tailler et tondre, à travailler sans prononcer le mot « travail » ni le penser. Si on en parlait avec elle, elle répondait « loisirs », « j’ai de la chance ». Et on était d’accord, quelle chance les fleurs, quelle chance les fruits, les feuilles et les bêtes. Parce qu’on n’avait aucun recul, on approuvait. On laissait advenir son mythe en nous, on l’accueillait. Elle disait qu’elle avait de la chance, on la croyait. Pourtant, en y regardant mieux, est-ce que c’était de la chance d’être dans son jardin à nous parler par-dessus la rambarde ? Et son travail, du moins celui nommé comme tel. Une vie à piquer, panser, soigner, donner son avis sur les analyses demandées par le généraliste, s’occuper bien avant le début du jour et jusqu’à tard le soir de malades (encore que, nommer cette catégorie « malades » ne donne aucune idée de ce que ça représente en termes humains), prendre soin de sa mère, décédée maintenant. Une chance d’amener à la voisine impotente, isolée, les salades de son jardin ? Un non-travail ?

Choix ou chance. Qu’est-ce qui fait que nous posons des mots inatteignables sur nos minutes de vie ?

Peut-être le besoin de les habiller, de nous habiller, de vêtements factices. Factice, lié à « fétiche », ce qu’on dit d’une croyance jugée maladroite ou enfantine. Superstitions. Sans doute que pour contrer le mauvais sort, on essayait maladroitement de faire bonne figure. On était prêts à dire « on a choisi, oui cette vie on l’a choisie, quelle chance on a ».

Peut-être que cette ville-rue, cette ville-bâton, cette ville-tige, cette ville-tiret plantée comme un piquet de tente dans le sol, nous faisait penser comme des piquets de sol, plantés. On était plantés là. Pour mieux masquer et y mettre un peu de tendresse, certains parmi nous disaient « implantés ».

En y repensant maintenant, depuis un autre endroit géographique et temporel, je vois une trame, un maillage, un grillage, plus ou moins tordu ou déformé par les intempéries, mais résistant.

Un maillage sans options. Sans marges, sans à-côtés.

On était posés là, pas loin des mille étangs. Les mille étangs se voyaient sur la carte. Une zone réservée, un territoire à part et un peu féerique. Rempli d’oiseaux venus d’Afrique, ou de plus loin encore. Ç’aurait pu être le territoire possible des possibles. On y était allés un peu inquiets. C’était plus haut que le reste, plus désolé aussi, une sorte de lande à la Brontë. Impossible à cartographier. Trop de ruisseaux, trop d’eau, trop d’étangs, autant que des veines dans une main. Un territoire impossible à penser. La preuve, on y avait croisé que des chasseurs, c’est-à-dire des humains impensables, sans logique émotive ni finesse. Avec leurs pneus énormes, leurs ventres énormes et leurs camouflages de soldats en plastique, ils s’affairaient à délimiter le possible pour le rendre impossible. Ils recouvraient la féerie de routes sèches et de rainures, enfonçaient des piquets dans le sol qu’ils lardaient de cartouches usagées. Ils quadrillaient, abscisses et ordonnées de saleté et d’effroi. Bruits, coup de feu brutal qui place le silence entre deux bornes.

Comment fait-on pour penser autrement avec le seul cerveau qu’on a ?

Certaines tribus inuits, peut-être toutes, je ne sais pas, pensent que l’enfant à naître est fait de quatre composants. Un, le sang de la mère. Deux, les os du père. Trois, le gibier, ou plus largement l’animal dont la mère et le père ont été nourris. Quatre, la lignée invisible, la chaîne de remplacement qui fait que l’on donne à l’avance à l’enfant à naître le prénom de la dernière personne décédée dans la famille, et peu importe qu’elle soit homme ou femme. Si la grand-mère est morte, l’enfant, garçon ou fille, portera le nom de la grand-mère et sera élevé comme elle-même le serait si la vie l’avait gardée proche. Si c’est le grand-père qui vient de mourir, l’enfant à naître, fille ou garçon, portera ce nom d’homme et sera élevé selon ce critère de transmission, lignage, passage, nous ne sommes qu’un instant.

Est-ce qu’en vivant en rond on peut penser en rond ?

La ville où j’habite aujourd’hui, maintenant, n’est pas une ville-rue. Plutôt une sorte de fruit à coque, d’oignon, de bulbe. Une petite ronde faite d’enveloppes successives. Est-ce qu’on pense autrement lorsqu’on se tient au creux de palissades de lignes et de lignes, enchâssées, répétées, cocons tressés ?

Et un texte ? Est-ce qu’on pense autrement un texte si on refuse le début et la fin, si on cherche à piqueter sans s’enfoncer, sans imposer, sans graver de limites aux possibles, si on veut repousser l’effroi des cartouches de fusils qui salissent tout ?

Est-ce que les catégories servent ?

Si oui, à qui ?

Cette idée d’un enfant à naître, ou d’un texte à naître, ou de quelque chose à naître, qui soit relié aux cinq points du récit (un les morts, deux l’inconnu du genre, trois l’animal, quatre le sang et cinq les os), lorsqu’on tente de le penser, est-ce que ça nous ferait fabriquer les mêmes rues ? dire les mêmes paroles ?

Cinq, comme les doigts d’une main, main au travail.

J’ai longtemps parlé depuis là-bas, depuis la ville piquet plantée, en prenant les fictions qui m’étaient accessibles au titre d’émerveillements. Les fictions qu’on nous offre, la seule vraie nourriture qui fait se lever le matin, quelle place leur faire ?

Au présent, on passe beaucoup de temps, peut-être la majeure partie, à se projeter dans une forme, une intention, un sentiment, ou une couleur, tout en prenant appui sur une image visible sur la carte, une image de nous ou de ce qui nous entoure, à l’écran ou bien par la fenêtre. C’est peut-être seulement quand l’image est loin, temporellement et géographiquement, qu’on peut réellement voir, sans nord, sans sud, sans inquiétude, le fond tentaculaire des mille étangs.

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épisode 15, le cuir

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Il y avait le cuir, l’odeur du cuir, pas au début car nous n’avions pas les moyens, et au départ on s’asseyait sur du tissu épais, on dit tissu d’ameublement, quand je dis ‘au départ’ je parle pour moi car le départ pour les parents c’était en guise de table de chevet des cageots ou caissettes initialement prévues pour contenir les bananes, bananes que la grand-mère mère achetait à Rungis je crois, tôt le matin, ma mère dormait accrochée à sa main pour être réveillée quand elle y allait, bananes vendues sur les marchés ou le parvis de l’église de Gentilly, je viens de voir que dans Gentilly il y a gentil, mais ce n’était pas gentil, la grand-mère bataillait ferme, aussi avec les paroissiens, elle disait au curé qui voulait qu’elle aille vendre ses bananes plus loin, toi tu fais ton commerce dedans (montrant l’église) et moi devant, bref donc l’odeur du cuir on n’y a pas eu droit tout de suite. Mais un jour le père a dit et si on s’achetait un canapé en cuir pour changer celui-là (les trous et l’assise affaissée). Je crois que je marche en avant, je suis petite. C’est une sorte de grand espace blanc, très propre, un peu comme un hangar d’exposition sorti d’un film de Jacques Tati (Mon oncle), tout me semble moderne, scintillant, et ma mère est fébrile, car le moderne scintillant l’impressionne, c’est comme ça avec les enfants qui dorment accrochés à leur mère pour être réveillés à l’aube lorsqu’elle s’en va. Le père prend son air impérial, son air de général qui passe en revue ses troupes. Costume bien propre, le pli du pantalon bien droit. Moi je cavale. Le vendeur nous renseigne, ses chaussures brillent. Il est un peu condescendant. Il sent bien ce qu’on est, des gens simples, un peu fragiles, qui ont peur de se laisser faire, par ignorance, ou peur d’être trompé. Des gens avec des principes non formulés, certains non expliqués, des c’est-comme-ça-pas-autrement. Des gens avec une ligne à suivre. Moi je cavale. Je cavale aussi dans les allées du cimetière. J’y suis retournée une fois mais je ne l’ai pas reconnue, la tombe, comme si ce n’était pas moi. Je regarde toujours en arrière quand je cours et ça n’aide pas. J’écris tout en courant et en regardant vers l’arrière, et bien sûr que c’est dur, mais sinon est-ce qu’on en a besoin ? Je veux dire d’écrire.

Écrire et tricoter sont deux termes opposés. Tricoter c’est facile, le fil il n’y en a qu’un, quand il y en a plusieurs on applique la technique adéquate dite du Jacquard, mais pour les fils quand on écrit ils se chevauchent, il n’y a aucune technique pour s’en emparer sans dommage, les dévider correctement, tu tires sur un nœud et tu tires, il est possible que ça te casse, ou bien tu fais un nœud en avançant, c’est autre choses, ça se combine en compromis, en sursauts, en arrachements. la faute à je ne saurais pas dire, ou bien à eux, ceux du passé qui me regardent quand j’écris, la grand-mère aux bananes qui avait perdu la raison, le père au pli du pantalon tout droit qui m’expliquait la marche du cheval sur l’échiquier et puis les autres, ceux qui ne sont pas de la famille mais y ressemble et quand je rentre du dehors penser à eux m’attrape quand je lâche la poignée de la porte, une sorte de sanglot m’arrive, me fonce dessus, à la façon des éperviers qui chassent. Le cuir. Ça sent le cuir, le cuir du canapé existe toujours. Il est marbré et fendillé, fissuré par endroit, ce qui fait qu’il construit une géographie de lieux encore non explorés (mais qui existent peut-être). Il est pelé, recouvert de coussins cache-misère. Se trouve dans une maison déserte.

C’est un peu comme pour un bouquet. On a besoin d’un vase. On installe toutes les tiges. On organise les fleurs, les feuilles. On se dit qu’il en manque, il en manque toujours, toujours une couleur qui manque ou une forme qui fait défaut. Tous les bouquets sont imparfaits, faire un bouquet est impossible. La maison désertée est impossible. Il y manque toujours quelque chose. Et toutes ces joues à caresser qui manquent, tu t’en doutes, tu t’en doutes.

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