DLM 7 | quand on n’a que les murs

 

Comment est-il possible d’entendre ceux qui vivent derrière les murs sans être entendu d’eux ?

Des mois que je suis là maintenant à compter et recompter les bâtons que je trace du bout de mon index mouillé par la salive tout en bas de l’immense miroir, là où les trois Force ne regardent jamais, des bâtons qui forment une frise étrange, quatre haricots verticaux, larges, tordus, bardés par un cinquième qui les traverse du Sud-Ouest au Nord-Est, ces traits étant mon seul lien concret avec le temps qui passe.

Si j’entends les colocataires ouvrir et fermer les portes, les tiroirs, les fenêtres, tousser, faire couler leur bain, regarder des films, eux aussi doivent m’entendre pousser des cris, taper contre les murs, tenter d’exploser ce grand miroir avec mes ongles, mes poings, mon front, mes pieds ou quand mes ravisseurs me tabassent, non ?

Et pourtant, jamais je n’ai eu le sentiment qu’un colocataire avait posé son oreille contre un mur, toqué contre une des cloisons ou dit à un autre : bizarre ce bruit derrière le mur, ça ressemble à un cri, on dirait que quelqu’un est enfermé dans la maison.

Au début, j’étais trop groggy pour remettre en question la parole de Force rouge. Plusieurs fois il m’avait montré les plans de la maison et les bienfaits de l’isolation phonique : tu auras beau crier, taper de toutes tes forces, vu le système ultra-moderne que nous avons mis en place et qui a déjà fait ses preuves dans les plus grands pénitenciers du pays, personne ne t’entendra, vois-tu, sauf nous qui te surveillerons jour et nuit et te ferons si bien regretter tes mauvais faits et gestes que tu réfléchiras à deux fois avant de recommencer.

Comprends-tu que tu ne dois attendre aucune aide de l’extérieur, que ton salut ne viendra pas de là mais de nous lorsque nous jugerons que les informations que tu auras recueillies seront suffisantes ?

Force rouge m’a martelé ce genre de propos des dizaines de fois et jamais je n’ai pensé à demander pourquoi ils n’y allaient pas eux dans ce couloir puisque personne ne les entendrait et comment on pouvait être parfaitement « isolé » d’un côté de la cloison mais pas de l’autre. Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines que je me suis mis à douter. Quand j’en ai eu assez de me faire battre, quand je me suis calmé, quand j’ai imaginé que si je leur obéissais au doigt et à l’œil ils me laisseraient peut-être tranquille, quand j’ai espéré que tant qu’ils n’auraient pas l’information qu’ils attendaient ils ne me feraient pas plus de mal que ça. C’est seulement à ce moment-là, il y a quelques jours que j’ai commencé à me poser des questions.

Mais suis-je dans d’assez bonnes conditions pour bien réfléchir ?
Comment faire pour ne pas devenir fou, claustrophobe ?
Comment garder une part de moi intacte et vive, réfléchie, sage, clairvoyante ?
Comment tuer la bête sauvage en moi ?
Comment ne pas céder à la psychose, aux délires, à la paranoïa, à la théorie du complot ?

Mais maintenant le ver est dans le fruit et je ne parviens plus à écarter cette idée : on se moque de moi. Non seulement depuis que je suis enfermé dans les murs de la maison-témoin mais déjà bien avant lorsque, remplissant ma mission, tout a dégénéré en moins de cinq minutes, quand tous les gens sont morts autour de moi et que je n’ai plus eu d’autre solution que de fuir et de me jeter dans la gueule du loup. Et peut-être même qu’on me manipule depuis le jour où j’ai accepté de signer ce contrat que je n’avais pas trouvé très clair, non pas qu’il n’était pas dans mes cordes mais parce que mon commanditaire ne s’était jamais montré et que je n’avais jamais eu face à moi que son secrétaire comme il aimait à se nommer à chaque fois qu’il m’appelait pour prendre rendez-vous. Et je me souviens de ce que je me suis dit quand j’ai signé : ce sera le dernier contrat et ensuite je changerai de boulot… Promesse d’alcoolique… Elle ressortait à chaque fois que j’acceptais de remplir telle ou telle mission d’espionnage. Ça ne valait donc pas tripette.

Mais, alors qu’on voudrait me faire croire que l’espion dans les murs c’est moi, je me demande bien qui espionne qui ici :
les trois Force ?
d’autres types que je ne connais pas et qui me filment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me scrutent sur écran, analysent mon comportement ?
les prétendus colocataires qui entrent et sortent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, qui ne sont pas toujours les mêmes et ne semblent pas vivre là, qui reçoivent parfois des inconnu(e)s qui font la visite à des couples, des familles, comme si quelqu’un allait acheter une maison dédoublée ?
un autre encore ou une autre qui manipulent et orchestrent, comme dans les histoires, qui tirent les ficelles et ne comprendront jamais rien à la réalité et à la fiction ?

À force de ne penser qu’à ça, hier m’est revenu ce désir d’incendie.

Mais comment mettre le feu à cette maison sans allumettes, sans briquet, moi qu’ils ont surnommé « la cheminée » parce que j’ai toujours été un grand fumeur et à qui ils ont proposé le premier jour (retirée le deuxième) une cigarette électronique pour « calmer tes nerfs » ?

Et comment détruire cette baraque qui ressemble plus à un château fort qu’à une maison en carton-pâte ?

Et puis : est-ce que le témoin d’une maison Phénix, si on l’incendiait, renaîtrait de ses cendres ?

Aujourd’hui je n’ai plus envie de crever ici, mes pulsions suicidaires sont derrière moi et désormais je voudrais m’en sortir, trouver une issue, revoir mes enfants, me livrer ensuite à la police, leur expliquer la situation, je voudrais être jugé, et d’ailleurs je serai acquitté, et je les aiderai à retrouver les trois Force, leurs commanditaires, eux aussi seront arrêtés et jugés et inculpés, et ma femme saura que je ne suis pas si moche que j’en ai l’air, et mes enfants seront fiers de leur père, et mes voisins d’en face m’inviteront à leur barbecue et ceux d’à côté à leur soirée Vegan, et je trouverai un nouveau travail où il ne sera plus question d’espionnage, de tromperies, de comptes bancaires cachés, d’argent sale, de dope et de femmes exploitées, et je retrouverai espoir en ce monde, et je le rendrai plus propre, plus net, plus agréable à vivre, et alors il sera moins pollué, moins ordurier, sans murs, et les humains oublieront de détruire les terres, les animaux, leurs frères humains, et nous redeviendrons beaux et cons à la fois.

 

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DLM 6 | le mur est très surestimé en général

 

Si la maison-témoin ressemble à s’y méprendre à une maison, le témoin – depuis que les trois faux Sarkozy m’ont entraîné de force dans ce trou à rats – ce serait plutôt moi : celui qui passe son temps à écouter les conversations des colocataires, celui qui les entend entrer, aller, venir et sortir, hésiter, parler à voix haute ou pour eux-mêmes, chercher leurs clés, piétiner devant l’entrée, ouvrir le frigo, une bière ou tirer la chasse d’eau, installer horloge, tableaux et lampes, accrocher leurs cartes postales, arroser leurs hypothétiques plantes, jouer aux fantômes, passer de l’ombre à la clarté, marcher dans les pas des frères Lumière, illuminer les murs d’un rictus, projeter un sourire, animer une main gantée, faire chanter des langues inconnues, adresser des messages à l’autre bout de la terre sans que je parvienne ni à les lire ni à les intercepter, faire l’amour dans le noir (ou pas), seul(e)s ou accompagné(e)s, soliloquer, boire en cachette, dormir sur la terrasse, lancer quelques fléchettes sur les bosses d’un chameau entièrement composé d’une matière synthétique et inflammable (et parfois j’imagine que le chameau pourrait prendre feu, je rêve d’un grand incendie, parfois j’aurais envie de prier mais comme je ne crois en rien alors je continue d’attendre, espérant vainement que je pourrais mourir par étouffement, que « la cheminée » s’étoufferait enfin et que cette histoire sordide se noierait dans un nuage de fumée noire, épaisse, sans générique, que je n’aurais plus à écouter ce qui se bouscule derrière les murs ou dans ma tête, ce qui s’enroule dans la gorge, ce qui s’épuise dans la boucle, ce qui s’étrangle dans la ritournelle, ce qui se reconstitue à chaque phrase prononcée, ce qui n’en finit pas de s’écouler, ce faux dialogue entre moi et moi, entre ceux qui sont enfermés en moi et moi qui suis enfermé ici – mais le chameau jamais ne prend feu et d’ailleurs cette maison n’accepte que les non-fumeurs – sauf dans les coulisses). Alors je continue dans l’absurde et le morbide, respectant le contrat unilatéral, obéissant aux maîtres, et pour eux, espionnant, guettant, furetant, épiant, observant, enregistrant, mémorisant, retenant, sans vraiment écouter, sans conviction ni intérêts, sans volonté, repérant la fausse note, le mot de trop, le silence appuyé, le geste incongru, notant faits et gestes à la virgule près, sans même être payé en retour (je le paie de ma vie), répétant chaque nuit tout ce qui pourrait paraître étrange aux yeux de cet autre (qui est devenu mon boss et mon maton à la fois, qui dirige la galère, le sale type au masque de Sarkozy et aux chaussures pointues) et de ses sbires – même masque de pacotille, mêmes manières brutales, barbares – sans même savoir ce qu’ils cherchent ces trois-là ni qui ils sont. J’aurais donc vécu toute une vie pour n’être plus bon qu’à ça : devenir un témoin, une balance qui n’a pas les moyens de fuir, un spectateur qui n’a pas la volonté de se trouer la peau et qui va crever là entre ses deux cloisons ? Alors, pour mettre un peu d’animation dans mon quotidien, quand il ne se passe rien dans la maison-témoin (des jours entiers sans entendre personne parfois) j’invente des dialogues, je dessine des présences, je liste des entrées et sorties imaginaires et le soir je rends mon rapport fictif à l’un de mes ravisseurs. Dans ces cas-là ils reviennent tous les trois, froissant d’abord le bout de papier jusqu’à obtenir une boulette et me la faire avaler, ensuite ils me frappent et ils m’insultent ; ils savent que je mens, je sais qu’ils le savent mais, comme pour les vieux amants, de temps en temps il faut bien que le corps exulte et d’ailleurs, plus d’une fois j’ai pris du plaisir à me faire rouer de coups (la nuit dernière j’ai fermé les yeux, imaginant que ma tête pourrait exploser mais rien n’y a fait, et même si mes mensonges les ont mis hors d’eux, une fois de plus ils n’ont jamais visé que le ventre).

 

Ainsi donc, voici comment la maison-témoin serait devenue la maison du témoin, du témoin qu’on cache, qu’on a muré, le témoin dans les murs, murmurant, « murmourant », qui attend les trois petits malins qui viendront le zigouiller quand cela leur chantera ou quand l’heure aura sonné, qui ne se soucient pas de savoir comment mes gosses vivent mon absence, ma disparition soudaine, eux qui ont peut-être vu ma photo à la télé (moi en type recherché par toutes les polices, qui aurait posé cette bombe et tué des dizaines de personnes) et qui maintenant pensent peut-être que leur père est devenu un bandit en cavale, un criminel qui se planque, un salaud qui les a abandonnés, quelqu’un de dangereux pour eux, un type qui (témoignage de voisins) était gentil, discret, disait bonjour et faisait même des gâteaux pour le club de pétanque, un type (autre témoignage) qui ne parlait jamais de son travail et ça c’était vraiment bizarre, un type (nouveau témoignage) qui était louche et faisait même fuir Pitchoune, la chatte de la maison de retraite, un type (dernier témoignage pour ce soir) à éviter absolument : son regard, fallait voir, ses yeux, du sang il en sortait, et de sa bouche, une fois j’ai vu comme je vous vois, du sang et ses dents et ses… et mes gosses qui doivent supporter tout ça sur le chemin de l’école et dans la cour, dans la salle de sport et jusqu’à la maison, et leur mère : que leur a-t-elle dit, elle qui sait si peu de ma vie, que leur a-t-elle dit de moi ?

 

DLM 5 | doubler

 

Ils ont projeté de faire bâtir une grande maison où vivre dans les murs sans se faire remarquer de ceux qui évolueraient dans les pièces de la vraie maison et pour mieux les épier ; ils ont imaginé deux maisons en une, l’une serait à l’intérieur de l’autre, elle épouserait ses contours ; ils ont tracé les lignes d’une grande maison et, à l’intérieur, ils en ont dessiné une deuxième, l’une serait la vraie maison, l’autre n’aurait pas de pièces véritables ; ils ont prévu un passage entre les cloisons, une maison dans la maison, pas vraiment une maison mais un boyau ; ils ont commencé à dresser la première maison et sa prison intérieure, celle-ci ne serait composée que d’un couloir interminable ; ils ont travaillé d’arrache-pied pour construire leurs poupées gigognes, l’une serait la prisonnière de la première ; ils ont acheté le silence de ceux qui ont réalisé leur folie ou leur ont fait payer le prix fort une fois en place la mère et son fœtus qui jamais ne connaîtrait la liberté ; ils ont doublé chaque mur, avec à l’intérieur un mannequin à mes dimensions et plus tard quand les visiteurs demanderaient pourquoi les murs sont si épais, à chaque fois j’entendrais la même réponse : en hommage à la ferme de notre enfance qui l’hiver nous protégeait du froid et l’été ne laissait pas entrer la chaleur, à chaque fois j’imaginerais les mêmes circonflexes sur le front, les regards en biais, le sourire en coin et de circonstance ; ils ont tout doublé, m’ont doublé et la chose avait été aisée à réaliser : un mur, un isolant, du placo, un vide, un mur, un super isolant phonique, du placo, d’un côté l’enduit, la peinture et de l’autre, le bardage – une maison double en quelque sorte, une maison pour agent double, où l’argent ne compterait pas double pourtant, pour moi en tout cas, une maison où désormais je m’éreinte (depuis quand maintenant ?), une maison-labyrinthe où je suis devenu Minotaure, le sale type qu’on a enfermé, qu’on cache, pas seulement à cause de sa gueule répugnante et de son corps noueux, de ses pulsions et de ce mal qui l’habite – celui d’épier, d’épier, d’épier les autres, de gagner sa vie avec ça, depuis toujours, lorgner la vie des autres, leurs manies, leurs habitudes, leurs combines, leurs coucheries – mais pour l’utiliser à des fins obscures, à l’abri du monde, pris dans ce piège, en compagnie des souris et des blattes, errant, vivant derrière ces murs, écoutant ce qui se dit ou le silence, ne voyant rien, à part le coin d’une baignoire et un bout de pieu par une minuscule lucarne (oui j’entends plus que je ne vois, j’entends et je rapporte, c’est le contrat, ou quand il n’y a plus personne dans la maison-témoin il ne me reste plus qu’à me regarder dans ce miroir qui recouvre chaque cloison, de long en large et de haut en bas, plafond compris, ce miroir unique que ces vicieux ont collés partout, ce miroir qui renvoie l’image d’un type qui chaque jour perd un peu plus de poids (la bouffe qu’on me sert est infecte), se couvre de poils et de crasse (je n’ai qu’un robinet qu’ils ouvrent lorsqu’il n’y a personne dans la maison et duquel coule un minuscule filet d’eau), un type qu’on a privé de ses habits, qui doit pisser et chier dans un seau qu’on lui change une fois par semaine, un type à poil qui me fait face et qui ressemble à un homme des cavernes, un homme dans sa caverne et quand je n’en peux plus de le voir je lui crache à la gueule, je lui pisse à la raie, je le barbouille de merde mais il revient toujours) ; ils ont fabriqué un cercueil, et ce cercueil, ce sont les coulisses invisibles de ce qu’ils osent appeler « maison-témoin » alors que personne n’a rien vu rien entendu jusqu’à présent,
non personne ne sait que je suis là, enfermé vivant, dans les murs,
pas de témoin,
non rien,
dans cette maison où t’es moins,
t’es moins
que rien
dit le sale type qui dans le miroir attend son heure.