épisode 15, le cuir

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Il y avait le cuir, l’odeur du cuir, pas au début car nous n’avions pas les moyens, et au départ on s’asseyait sur du tissu épais, on dit tissu d’ameublement, quand je dis ‘au départ’ je parle pour moi car le départ pour les parents c’était en guise de table de chevet des cageots ou caissettes initialement prévues pour contenir les bananes, bananes que la grand-mère mère achetait à Rungis je crois, tôt le matin, ma mère dormait accrochée à sa main pour être réveillée quand elle y allait, bananes vendues sur les marchés ou le parvis de l’église de Gentilly, je viens de voir que dans Gentilly il y a gentil, mais ce n’était pas gentil, la grand-mère bataillait ferme, aussi avec les paroissiens, elle disait au curé qui voulait qu’elle aille vendre ses bananes plus loin, toi tu fais ton commerce dedans (montrant l’église) et moi devant, bref donc l’odeur du cuir on n’y a pas eu droit tout de suite. Mais un jour le père a dit et si on s’achetait un canapé en cuir pour changer celui-là (les trous et l’assise affaissée). Je crois que je marche en avant, je suis petite. C’est une sorte de grand espace blanc, très propre, un peu comme un hangar d’exposition sorti d’un film de Jacques Tati (Mon oncle), tout me semble moderne, scintillant, et ma mère est fébrile, car le moderne scintillant l’impressionne, c’est comme ça avec les enfants qui dorment accrochés à leur mère pour être réveillés à l’aube lorsqu’elle s’en va. Le père prend son air impérial, son air de général qui passe en revue ses troupes. Costume bien propre, le pli du pantalon bien droit. Moi je cavale. Le vendeur nous renseigne, ses chaussures brillent. Il est un peu condescendant. Il sent bien ce qu’on est, des gens simples, un peu fragiles, qui ont peur de se laisser faire, par ignorance, ou peur d’être trompé. Des gens avec des principes non formulés, certains non expliqués, des c’est-comme-ça-pas-autrement. Des gens avec une ligne à suivre. Moi je cavale. Je cavale aussi dans les allées du cimetière. J’y suis retournée une fois mais je ne l’ai pas reconnue, la tombe, comme si ce n’était pas moi. Je regarde toujours en arrière quand je cours et ça n’aide pas. J’écris tout en courant et en regardant vers l’arrière, et bien sûr que c’est dur, mais sinon est-ce qu’on en a besoin ? Je veux dire d’écrire.

Écrire et tricoter sont deux termes opposés. Tricoter c’est facile, le fil il n’y en a qu’un, quand il y en a plusieurs on applique la technique adéquate dite du Jacquard, mais pour les fils quand on écrit ils se chevauchent, il n’y a aucune technique pour s’en emparer sans dommage, les dévider correctement, tu tires sur un nœud et tu tires, il est possible que ça te casse, ou bien tu fais un nœud en avançant, c’est autre choses, ça se combine en compromis, en sursauts, en arrachements. la faute à je ne saurais pas dire, ou bien à eux, ceux du passé qui me regardent quand j’écris, la grand-mère aux bananes qui avait perdu la raison, le père au pli du pantalon tout droit qui m’expliquait la marche du cheval sur l’échiquier et puis les autres, ceux qui ne sont pas de la famille mais y ressemble et quand je rentre du dehors penser à eux m’attrape quand je lâche la poignée de la porte, une sorte de sanglot m’arrive, me fonce dessus, à la façon des éperviers qui chassent. Le cuir. Ça sent le cuir, le cuir du canapé existe toujours. Il est marbré et fendillé, fissuré par endroit, ce qui fait qu’il construit une géographie de lieux encore non explorés (mais qui existent peut-être). Il est pelé, recouvert de coussins cache-misère. Se trouve dans une maison déserte.

C’est un peu comme pour un bouquet. On a besoin d’un vase. On installe toutes les tiges. On organise les fleurs, les feuilles. On se dit qu’il en manque, il en manque toujours, toujours une couleur qui manque ou une forme qui fait défaut. Tous les bouquets sont imparfaits, faire un bouquet est impossible. La maison désertée est impossible. Il y manque toujours quelque chose. Et toutes ces joues à caresser qui manquent, tu t’en doutes, tu t’en doutes.

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histoire d’un îlot (2)

 

 

suite de l’exploration d’un coin (ou plutôt de 4) d’une banlieue, au delà du périphérique parisien – extra-muros – quelque part au sud – du comment changent les villes

on en est arrivé là en revenant de l’expo (jusqu’au 9/01/2022) – il semble que les deux institutions dépendent de la même administration (à moins que ce ne soit que la même administration veille aux deux lieux) : on voit ici indiqué ce « lavoir numérique » (l’accès administratif se situe au 10 de la rue Victor Marquigny (la rue porte le nom d’un héros de la résistance FTPF (francs tireurs partisans français) – il a été tué « passé par les armes » dit Maitron (je ne manque jamais de citer cette merveille qu’est le Maitron) le 2 juin 1944, au mont Valérien – ça n’a pas grand chose à voir – c’est en face qu’il vivait : on fera un billet qui intègre les dix années passées, photographique sans doute) – enfin c’est là

je repose ce plan – on y voit la rue du Val-de-Marne (qui, donc (pour partie), se trouve dans Paris treize)

et ça se passe plutôt de ce côté là (juin 2008)

ici la perspective de la rue Victor Marquigny, à Gentilly donc (laquelle commune limitrophe de Paris sud fait partie d’un truc intitulé grand-orly-seine-bièvre (je ne mets pas de majuscules, ces toponymes contemporains m’exaspèrent)) – pas mal d’arbres avoue : zoom arrière

premièrement j’aime beaucoup cet immeuble du centre de l’image et de trois étages – quelque chose de rapport probablement* – il est là, au coin, derrière lui des arbres – c’est juste un coin de rue, il y a plus de dix ans (juin 2008) on s’en fout, tu me dirais (le même point de vue dix ans après en fin de billet : tu me diras hein…)

il faut bien que les choses changent – ici en  2012

c’est vrai aussi – mais regarde au premier (tu vois que derrière, déjà quelques arbres ont été arrachés)

on ne s’en fout pas, non – mais je m’égare, je ne voulais pas spécialement parler de cet immeuble de rapport qui fait le coin : ici ce même coin, en 2014 (j’anticipe un peu)

je voulais parler de cet îlot parce que on y trouvait, déjà à l’époque (2008, donc – tu suis hein) cette construction cachée (quelques véroniques poussent là tranquillement) donc par ces arbres

qu’on enlèvera bientôt

une opération immobilière comme il en est des centaines ou des milliers, parce qu’il faut, pour ça aille, qu’aille d’abord le bâtiment

on ôte  les arbres (juin 2012)

on découvre ceci

le robot ne s’en approche pas plus à l’époque – mais en 2014, ce même coin

et ce bâtiment qu’on garde, donc (encore quelques arbres, comme si on ne se décidait pas)

palissades grafs gris du temps

lavoir bains-douches

d’un tel autre temps, de telles autres mœurs – fini terminé – prendre en main les destinées du quartier (2018) (une certaine brutalité)

des arbres, tu disais ? (2020)

ah oui – des ombres…

plutôt envie de s’en aller

sept étages de rapport –

et remontant la rue Victor Marquigny pour aller vers l’autre coin (dernier épisode, à venir) on croise cet homme qu’on salue aussi

la douceur de l’habitat – et de l’angulosité minérale de nos mœurs

 

* : c’est à peu près sans relation, mais j’apprends taleur que la moitié des appartements en location dans Paris (c’est sans relation, donc) est détenue par 3,5 pour cent des propriétaires.

histoire d’un îlot (1)

 

 

 

hier soir pendant le week-end m’est resté fermé durant une bonne heure – travaux de soubassement j’ai pensé – puis c’est revenu mais j’ai eu le temps de me dire (avec une certaine frayeur) que si jamais, tant pis, déjà un, puis je viendrai toujours dans la maison[s]témoin poser mon bagage (deux) (oui, mais sinon ? ) – un moment, juste un moment – ou je passerais par l’aiR Nu (trois) ou recommencer ailleurs (parfois, c’est la fatigue, parfois le blues comme on dit, le spleen qui est directement (pour moi) attaché relié collé au fog et à Jack the ripper (c’est mieux que l’éventreur – qui me renvoie immédiatement à ce qui s’est passé en septembre en Pologne, l’hôpital de Pszczyna, en Silésie : tu sais quoi, ce sont des humains les auteurs du meurtre…) – non, mais tant pis je continue et pérégrine doucement – sans doute fais-je suite à la visite d’un samedi après-midi, dans le sud (le bout du monde) – tout en me disant que oui, mais sinon …? 

 

il s’agit de l’histoire d’un pâté de maison (on dit bloc(k) ça fait mieux, ça fait NYC, américain, capitaliste, gagnant) – c’est réalisé en quelques années et par quatre rues

en bas, où est indiqué le supermarché (pour être indiqué sur le plan, il faut payer, ce n’est pas plus compliqué (ni plus immonde) que ça) il s’agit de l’avenue Paul Vaillant-Couturier (je mets un lien, on ne sait jamais) dédiée à un militant communiste (la ceinture rouge comme on disait) (pourtant, moi qui ne fus jamais mao non plus, pas même spontex, je n’ai jamais porté cette obédience dans mes idées ni mes défenses) (tendance Gramsci disait mon prof après une vingtaine de secondes d’arrêt sur image…) – je ne sais qui peut être Victor Marquigny (une plaque, donnant lieu à un autre développement est posée au 14 de la rue) (héros de la Résistance) non plus que le Freiberg de l’autre rue – ce que je sais c’est que le quatrième côté du bloc(k) (donc) marque la frontière (administrative) de Paris et de Gentilly – rue du Val-de-Marne, Paris 13 – à ce propos ici

si on voit le panneau (écriture noire sur fond blanc entourée de rouge marquant la commune – image de juin 2008 dit le robot) disant la limite

ici (image de juin 2015) il a disparu : le petit rectangle blanc qu’on parvient à discerner sous le panneau stop indique (au même emplacement)

nous voilà rassurés – le grand panneau blanc sur le côté du terrain vague quant à lui promet :

« déconstruction sélective » : c’est beau comme la technocratie faite déesse -passons sans vomir svp – voici donc ici une brève histoire de ce bidule – on dispose par ordre chronologique le coin Paul-Vaillant Couturier-Freiberg, pour commencer juin 2008

puis mai 2011

guère trop de changement – attends de voir – ici juin 2012

toujours rien ? mai 2014: pouf

on distingue au fond que le bâtiment qui barre la perspective est  décoré, à présent – approche subreptice (ici sera bâti le fameux « lavoir numérique »)

décoration factice en forme de communication menteuse n’importe c’est entamé – la zone a disparu- on va vous remplacer ça (zoom arrière) : ici août 2014

(on a opté pour l’exhaustivité des images des passages de la voiture robot) (un peu comme un jeu – mais jeu qui ne serait aucunement amusant) quand le bâtiment va… (août 2016)

au fond de l’image, les trois ou quatre étages d’algeco (qui sont, en réalité, une des formes de la construction dominante de nos jours) jouxtent l’immeuble de six ou sept étages (où viendra s’installer un groupe de libraires par correspondance) au premier plan la merveille (tu veux savoir qui va habiter « ici prochainement » ?

parfait (tout fait sens : le beau temps et les arbres, les lunettes de soleil pour la classe sociale, la blondeur qui revient de faire des courses tissées au Bengladesh comme la barbalakon, les basketts du môme plus ou moins hystérique : toute notre belle modernité…) (la vie est belle hein…) et puis nous voilà en 2017

les livrables sont pratiquement réalisés – on avance (juillet 2018)l’épicerie l’immeuble dans les verts au fond (il se situe derrière le « lavoir numérique »promis ) (je vais me renseigner, il doit s’agir d’une résidence étudiante) aujourd’hui (enfin novembre 2020) il semble qu’on y vive

si m’est prêtée la vie d’ici là, un point sur les autres parties du bloc(k) – pâté – îlot urbain.