Extérieur nuit (3)

 

 

 

 

Un dernier développement ici sur le film de Marco Bellochio Esterno Notte (2022) : ce billet pour tenter de poser quelques suites fictionnelles empruntées par le réalisateur et ses scénaristes. Les recherches entreprises ont permis d’explorer par exemple un article des cahiers du cinéma (nouvelle formule) écrit par un des psychiatres amis du réalisateur (ici) .  Beaucoup de choses, bien sûr, restent dans une ombre propice à toutes les interprétations.Voilà quarante cinq ans, à six jours d’ici, on mettait à mort ce type d’une soixantaine d’années, pieux, aimé et aimant (notamment son petit fils, Luca) au prétexte qu’il représentait une société et un système honni.es, haï.es qui se débarrassèrent de lui parce qu’il était gênant pour leur vues politiques. Dans cette occurrence, les partis politiques ont été et restent  lourdement coupables tout comme le Vatican de trahison envers un de leurs plus fidèles serviteurs. La morale n’est certes pas sauve, et ces manquements aux règles les plus basiques de l’humanité ont probablement permis à d’autres encore de poser des bombes (notamment dans la gare de Bologne, le 2 août 1980 : 85 morts, plus de deux cents blessés) aveuglément. Rien de nouveau sous le soleil ? L’humanité en fut gravement blessée,mais il semble malheureusement qu’elle n’en ait tiré aucune leçon.

 

 

Plusieurs incises mettent au jour ou en scène des événements un peu étrangers aux faits qu’on connaît pour être réels. Par exemple la discussion d’un émissaire pontifical (à gauche de l’image)

avec un des avocats des brigades rouges au procès de Turin qui se déroulait dans le même temps que l’enlèvement, la séquestration, la prise d’otage (il y a sans doute plus de raisons qui motivent l’enlèvement dans la mise en place ou scène de ce procès que dans l’avènement inachevé du « compromis historique »). De grosses sommes d’argent sont en jeu : « la merde du diable » comme dit un des intervenants (ou les déjections diaboliques) pour effacer l’enlèvement, construire une négociation, et éviter le pire… D’ailleurs le pape en informe Eléonora, l’épouse (tout aussi pieuse que lui) d’Aldo : une scène les montre devant un tas de liasses de billets de banque

elle vient supplier ici son excellence de l’aider – l’aide est sonnante, trébuchante, inutile –

Le gouvernement (Andreotti) en est aussi informé

tractations, négociations, discussions – inutilement… Le pape trahira son ami sous l’emprise de la politique – il était âgé, certes, et malade, sans doute : est-ce suffisant pour expliquer cette trahison ? probablement (ou pas).

Un autre développement, plus fictionnel encore peut-être, est réalisé à l’occasion des fêtes pascales – on y voit le petit Luca briser l’œuf en chocolat – plus loin, mais dans le même espace-temps, (en flash-back) Aldo raconte à sa famille qu’il a réservé pour elle un caveau qu’il fait creuser – l’endroit où il sera d’ailleurs enterré, dans la plus stricte intimité,  après qu’il aura été exécuté.

La scène de la visite du caveau en travaux, parfaitement fictionnelle raconte quelque chose (la vie après la mort probablement) : étrange et mystérieux – que se passe-t-il après la mort ? que croit-on? en quoi croit-on ? Une autre scène montre l’arrivée d’un prêtre dans la prison du peuple où est retenu Aldo depuis une cinquantaine de jours à présent.  Il semble que, dans les faits réels, cette venue ait été demandée par le futur martyre (du vocabulaire religieux, oui)

où place-t-il la lumière, ce Bellochio? – en amorce,droite cadre, le jeune prêtre

Ailleurs encore, une fausse piste, comme celle du cinéma : le clap indique

« le séquestré »/

réalisation Zapparoli   : ici une explicitation  de la réalisation

en revanche, l’opérateur est bien Francesco Di Giacomo (à ce qu’il semble) : on assassinera le double (en vrai, le triple, le faux, la doublure) dans un simulacre

la réalité est évidemment autre ( fantaisies disait Freud (1) – puis fantasmes…) (on sait en effet que c’est dans le coffre de la 4L rouge, recouvert d’une couverture, qu’Aldo sera mis (tellement inutilement) à mort, vers 6h30, le 9 mai (dans le garage)

D’autres développements, à nouveau, avec souci de réel peut-être, la séquence de nuit où Éléonora va vérifier la fermeture des boutons de la gazinière : en vérité, elle les ouvre, puis les referme

Appropriation du réel (puisque Aldo faisait la même chose – mais dans la narration ici donnée…) – un peu du même ordre que le rêve d’Adriana

On dispose aussi dans la narration qui relate le point de vue d’Éléonora de l’appel téléphonique qu’elle donne à la veuve de l’un des hommes d’escorte de Moro, tué le 16 mars : ici la chambre à coucher du mort, au lit matrimonial, au téléphone blanc – lafemmemédusée stupéfiée sidérée…

Et Éléonora, elle aussi, qui ne sait pourquoi – encore une fiction ?

En tout cas, pour échapper aux embrassades du président de la République Giovanni Leone

Défiance. Les dernières volontés d’Aldo Moro : la plus stricte intimité, personne de la démocratie chrétienne,personne d’autre que sa famille. Car tous l’ont lâché : le pape (ici regardant à la télévision la famille d’Aldo)

comme ses « amis » de la Démocratie Chrétienne

(du parti communiste, il n’est même pas question – cependant, l’un des plus obstinés à ne pas négocier pour sauver la vie du président)

Des six épisodes qu’on nous donne, on retiendra aussi cette image pratiquement subliminale

on y voit trois serviettes cartables attaché-case – les lunettes probablement d’Aldo, des gouttes de sang sur un exemplaire du journal Il Popolo lequel titre

Oggi Il Governo presenta il programma alle camere (aujourd’hui le gouvernement présente le programme aux chambres) – l’énigme des serviettes/cartables reste pendable il me semble (on n’en a retrouve que 4 – il semble qu’il y en ait eu 6…) – le journal reste une preuve – on peut remarquer aussi droite cadre de la dernière image le téléphone de voiture (dernier cri à ce moment-là) : toutes choses qui accroissent la notion de vérité produite dans le film…

 

Un générique complet et détaillé du film peut être consulté ici.
Le recensement des divers articles publiés dans le journal de référence paraissant l’après midi est consultable ici (mise en place à mesure)

les épisodes précédents de cette exploration :
le 1;

le 2; 

 

 

 

 

 

 

 

Extérieur nuit (2)

 

 

Dans ce deuxième billet, on explicite un peuplus les tenants/aboutissants ainsi que d’autres développements (plutôt en liens vers d’autres textes – plus copieux, sans doute, moins illustrés aussi) de cette histoire qui date de quarante cinq ans. Le billet se base sur quelques images capturées lors de la diffusion du feuilleton/série/film Esterno Notte sur arte  réalisation de Marco Bellochio, (qu’on peut toujours voir ici) présentée à Cannes l’année dernière (est-ce du cinéma, est-ce de la télévision, est-ce quelque chose de plateforme ? je crains que ce ne soit pas (ou plus) le débat, mais celui-ci existe réellement – et pour ma part, je préfère voir les films en salle…) Une deuxième élaboration donc. En ouverture de billet, une image de la représentation d’Aldo Moro, lequel, à une tribune du parti de la Démocratie Chrétienne dont il est, à l’image, encore le président, convainc l’assemblée du bien fondé de son travail avec le parti communiste afin de réaliser ce que la presse intitula le »compromis historique » – lequel compromis était fortement combattu et depuis de nombreuses années, par les États-Unis, notamment en la personne de Henry Kissinger (personnalité détestée par le président Moro) mais qui,alors, n’est plus aux affaires (comme on dit) – Kissinger (républicain) était conseiller spécial et ministre des affaires étrangères du précédent président étazunien  (Gérald Ford)

 

 

les divers plans de coupe dans lesquels se meut cette narration – assez chronologique cependant – m’ont particulièrement fait penser à ce que Marco Bellochio instille dans son film, cette façon de se rendre intérieur aux protagonistes – ou complètement extérieur.
Ici

rien à voir avec le reste de la vie – mais c’est là et j’adore

J’adore aussi ceux-ci

c’est la nuit – il en a passé cinquante cinq dans son réduit – et c’est le jour

une ville qu’on aime –  une espèce de creuset –

cette ville qui, vingt ans plus tôt accueillait Fellini (le cinéma, c’est important) (la fontaine de Trévi, la via Veneto reconstituée sur le plateau 5 de Cinecitta) – ici ça se déroulait sur la rive droite du Tibre, trastevere – on parlait on négociait, il ne faudrait pas croire que tout le monde était d’accord – des milliers et des milliers de contrôle

en pure perte – il faut montrer qu’on fait quelque chose (mais qu’on laisse pourrir, non) (on fait même appel aux esprits, c’est pour te dire) – le gouvernement démocrate chrétien, épaulé de ses alliés (le parti communiste ne veut pas négocier ce serait reconnaître être doublé à gauche…) (le parti socialiste veut négocier, quant à lui : ce n’est pas un allié…) – longtemps Moretti (ici à l’image, au centre – à gauche Valerio Morucci, à droite Adriana)

assez leader, disons, de l’équipe qui a mis au point l’enlèvement, la séquestration, le procès et la suite promise au président Moro, longtemps il a tenu bon : non, on ne négocie pas, non, on ne l’épargnera pas (jusqu’au 6 ou 7 mai, en discussion, dans un bar de Rome) longtemps

on ne fera rien pour que ces valets du capitalisme s’en sortent la tête haute – il s’agit d’orgueil, il s’agit de ne pas perdre la face – tandis que la police ratisse largement (ici une image d’Adriana qu’elle voit, elle-même, sur une planche de bord de voiture de police)

elle qui rêve – c’est important, les rêves, ce sont des humains qui vivent, et dorment – celui d’Adriana (il est dit qu’elle le raconte dans le livre qu’elle a écrit – non traduit en français) (quand on raconte un rêve et qu’on l’écrit, il devient une réalité quand on le cite) ce rêve

déambulation au fil de l’eau

des morts passent

ils sont là, il y Aldo et d’autres morts – sous les balles, ce sang ordinaire, obligatoire et nécessaire – cette boucherie

elle se réveille – en sueur – un mauvais rêve dans la vraie vie – le rêve du pape (tu vois, ce n’est qu’un humain comme les autres – et la nuit il rêve ou quand il dort)

martyre, Aldo ? On le laissera mourir, et on espérera que sa mise à mort sera exécutée par ceux qu’on combat : ainsi seront-ils (et elles aussi) vaincu.es…

 

 

le billet précédent Extérieur Nuit (1)

 

 

 

 

Extérieur nuit (1)

 

 

 

je commence ici une exploration du film (fleuve : 337 minutes, 6 époques) de Marco Bellochio (qui a été programmé sur arte depuis le 8 mars – et je crois en deux épisodes depuis hier –  enfin depuis quelques jours) Esterno Notte – je les regarde, prends des images – ici un peu du générique où le »R » de Rosse peut-être est employé pour le titre 

je les repose ici – afin que cette maison témoigne de l’évidence de ces moments-là (j’avais 25 ans, la vie bifurquait, mon monde et mon univers changeaient eux aussi – je ne m’en rendais pas compte) –  il s’agit d’une vieille histoire, racontée (par un idiot, sans doute) des milliers de fois en Italie , qui a marqué ce monde-là – cinq morts ici, puis un sixième dans cinquante-cinq jours (pleine de cris de bruits, de fureurs et de sang) – les 6 époques évoquées sont centrées chacune sur les protagonistes de la narration, ce ne sont pas exactement des personnages mais ils sont cependant incarnés : la première met en scène Aldo Moro professeur et pieux elle se termine par son enlèvement (on pourra lire ici une espèce de compte rebours écrit par votre serviteur pour la revue DIRE, à paraître,dont le thème était ROUGE) ; la seconde plus centrée le gouvernement de l’époque (notamment Francesco Cossiga ministre de l’intérieur); la troisième  le pape et les allées du pouvoir; la quatrième l’autre côté du miroir (côté brigades rouges) soit le couple formé par Adriana Farranda (du livre de laquelle (non traduit en français) le scénario s’inspire, pour partie donc) et Valerio Morucci; la cinquième centrée sur Eleonora Moro et sa famille; la sixième enfin comme épilogue de la tragédie. Ce découpage est une illusion : partout sourd l’enlèvement, les suites, les tractations, les mesures prises (ou plutôt abandonnées) pour retrouver et sauver Aldo Moro : on sait ce qu’il en a été… 

 

Ce sont donc images prises dans le cours de l’exposition

plans de coupe (l’Italie, ses trois couleurs et le vent)

(zoom arrière)

la « machine à écrire » monument romain érigé en l’honneur de Victor Emmanuel le deux (roi (très moustachu – mais c’était à l’époque (1860 et quelques) la mode)  d’Italie qui en permit la réunification), dit Il Vittoriano (en 1871, Rome en est devenue capitale) – musée de la réunification et tombeau du soldat inconnu…

Peut-être me faut-il présenter les divers protagonistes de cette histoire trouble. Du policier en charge de l’enquête

qui accompagne ici Eleonora Moro, la femme du président (il vient d’être enlevé et bientôt jugé par le tribunal du peuple)

Elle ira voir le pape (Paul six)

afin qu’il intervienne (elle est, comme son mari, pieuse et croyante). À ce pape donc qu’a connu Aldo quand il avait vingt ans et qu’il fréquentait les jeunesses catholiques de la ville où il étudia (Bari) – un ami presque d’enfance que ce Giovanni Battista Montini (il a vingt ans de plus qu’Aldo, c’est comme un père pour lui) : les voici tous les deux à l’image quelques semaines avant l’enlèvement

mais quelque chose ne va pas : Aldo veut, pour gouverner ce monde incontrôlable, faire alliance avec le diable en personne – lui-même – le communisme – « ce n’est que façade » essaye de plaider Aldo – Paul sixième (numéro 262 de la série qui aujourd’hui n’en compte que 266) ne l’entend pas et n’y croit que peu et voilà qu’on tue en pleine rue

l’escorte d’Aldo (cinq hommes,militaires ou policiers aguerris mais peu protégés eux-mêmes) et qu’on enlève Aldo – sans doute le pape alors se punit-il d’avoir tant demandé à son dieu et probablement même plus : ici une image du cilice qu’il s’inflige le saint père, sa sainteté ou comme on voudra le nommer

le ventre du souverain pontife, ensanglanté – punition antérieure à sa position dans les semaines qui vont suivre – trahir un ami (quand même cette action serait fréquente dans le monde réel) ne va jamais sans regret – pourtant le pape s’adressera au peuple (et aux brigades rouges quand même)

contrechamp à la cour vide

c’est que l’église catholique apostolique romaine donc tient une grande place dans l’imaginaire italien – français aussi, puisque ce pays en est la fille aînée – c’est un lieu, une disposition, un symbolisme, un univers auquel on croit dur comme fer – une institution riche financièrement aussi, tout autant que religieusement ou historiquement – Paul six porte la foi jusqu’à (faire) réunir une somme formidable en échange du séquestré de Rome (car Aldo est emprisonné à Rome : de cela on ne sait encore rien) : rien n’y fera, comme on sait…
Il est plus simple de voir les choses avec discernement quand on s’en éloigne, bien sûr et surtout, dans le temps. Aujourd’hui, les agissements des autres pays du monde sont plus connus : on sait que le ministre de l’intérieur Francesco Cossiga

dépeint ici plus comme sujet de quelque obsession

a été conseillé, pour ne pas dire influencé par un envoyé du président Carter (US, Central Intelligence Agency) qu’on voit, ressemblant à ce qu’il était alors (Steve Pieczenik, lequel a assuré (dans un livre non traduit en français) de son rôle et de son influence, disons)

Cossiga le reçoit fréquemment (on ne parle que peu du cabinet plus ou moins noir que le ministre de l’intérieur mit en place mais ça n’a pas d’importance) – dans le courant du mois d’avril Aldo fait passer à ceux qu’il croit être (encore) ses alliés des lettres leur enjoignant de pactiser, de négocier, d’échanger ne serait-ce qu’un des brigadistes emprisonnés contre lui : de cela le parti communiste ne veut à aucun prix. Ici celui qui incarne Enrico Berlinguer (secrétaire général du PC italien d’alors, cheville avec Aldo du « compromis historique » pourtant)

On parle beaucoup mais  on n’agit que peu… Cette négociation demandée par Aldo Moro n’aura jamais lieu : la demande aura beau être envoyée aux journaux, on tentera de faire passer le prisonnier pour fou (ici, le film donne la thèse de l’influence de la CIA sur cette façon de procéder – l’envoyé de la CIA a, comme on l’a dit, abondé).
À ce point de la tragédie, Aldo se sait presque perdu : la Démocratie Chrétienne le lâche, le parti communiste le lâche et bientôt le pape le lâchera – il ne reste rien de la puissance symbolique acquis par des dizaines d’années de pouvoir. Aldo Moro promis à la présidence de la République n’est plus qu’un encombrant otage…