Ça n’a pas duré bien longtemps, une heure ou deux à peine.
Quand j’y repense, ce qui m’a le plus étonnée c’est cette façon qu’il avait de frotter son bec contre les dalles de la terrasse, j’ai supposé qu’il tentait d’absorber un peu d’humidité, un reste de pluie coincée entre les rainures, il faisait glisser son bec selon un certain angle puis le même angle inversé façon miroir, un peu comme les patineurs artistiques lorsqu’ils inclinent leurs pieds tout en avançant, une diagonale, puis l’autre, ça avait l’air assez technique et même assez précis, j’ai vraiment cru qu’il allait quelque part, je veux dire que ça lui servait réellement à quelque chose d’utiliser son bec comme un patineur.
J’ai cherché dans un placard une de ces boules de graines sous filets verts qu’on achète à Auchan pour les mésanges. Ici les mésanges ne viennent pas. La terrasse c’est une cour enclavée, un parfait coupe-gorge à oiseaux quand viennent les chats, et ils viennent la nuit puisque je ramasse leurs crottes le matin. Donc ni mésanges ni moineaux. Et de pigeons, pas plus. Il faut dire que plus loin, plus haut, niche un couple de faucons pèlerins qui déjeunent aux pigeons tous les matins pendant que je ramasse ce que je ramasse. Alors même si ça commence à se couvrir de plantes depuis le confinement (il fallait bien que ça sorte ces pulsions de faire un truc de quelque chose pourvu que ça grandisse, que ça pousse que ça charmille ou comme disait Maryse que ça chélidoine, et que le jour d’après ne soit pas comme le jour d’avant parce qu’il y a un bourgeon), donc même si la terrasse commence à être bien verte maintenant, et même accueillante pour quelques butineuses (j’ai vu un jour un sphinx colibri), les oiseaux ne viennent pas, aucun. Mes boules vertes à mésanges pouvaient rassir jusqu’à la Saint-Machin, alors j’en ai écrasé une à la fourchette sur le ventre d’une enveloppe ouverte (je venais d’aller chercher le courrier, c’était la banque), et je suis sortie avec mon casse-croûte sur enveloppe pour pigeon.
D’abord il a reculé en me regardant vaguement. Sans me regarder en fait. De l’air de celui qui est préoccupé, qui n’a pas le temps pour des broutilles, ou qui ne veut pas voir l’homme qui fait la manche assis près de l’Arbre de la Liberté. J’avais trouvé deux grains de maïs dans la boule écrasée, je les ai jetés dans sa direction, pour qu’il comprenne ce que j’avais en tête. Ensuite je suis rentrée pour l’observer discrètement derrière la vitre.
Ça n’allait pas bien fort. Il tournait en rond, parfois plusieurs cercles d’affilée. Il donnait des coups de bec sur les dalles en préférant les endroits vides. De temps en temps il tournait complètement la tête en direction du ciel, dans une posture étrangement impossible, et ça faisait comme un jouet désarticulé, ou comme quand le caméléon désynchronise ses yeux, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a un hic, une malfaçon, que le produit n’est pas conforme aux normes européennes (logique, pour un caméléon), qu’on ne pourra pas être remboursé (réflexe absurde, je n’ai pas acheté ce pigeon, mais le mercantilisme quand tu baignes dedans, et même si tu veux te garder un peu d’esprit critique, ça te rentre par les pores, ça infuse et s’installe dans tes synapses par-devers toi).
C’était un peu inquiétant de le voir s’agiter avec cette attitude irrationnelle. Alors j’ai cherché sur Google « pigeon désorienté ». J’ai trouvé des histoires de pigeons voyageurs bagués (le mien était célibataire), et un topo sur l’emploi des pigeons par l’armée française pendant la guerre de 70. Aussi une liste de maladies de pigeons (« yeux purulents, diarrhées blanches, insuffisance respiratoire », moi qui ne savais même pas s’il respirait).
J’étais donc un peu démunie, honnêtement.
Puis j’ai fait autre chose, car ma vie ne se limite pas à la surveillance de pigeons défectueux (je surveille aussi les limaces qui dévorent mes plantes. Je les délocalise d’un coup de plantoir vers la grille d’égout, sans méchanceté. Je les trouvais infectes et j’avais peu de respect pour elles jusqu’à ce que j’écoute une conférence sur le blob, cette entité énigmatique, ni animale ni végétale, capable de se déplacer dans des labyrinthes, résistante au feu, à la dispersion d’un jet d’eau haute-pression, donc potentiellement immortelle et, comme c’est susceptible de doubler de volume tous les jours, nous devrions, nous, humains, être avalés, engloutis par un blob en quelques semaines, heureusement que les limaces le mangent).
Une heure après, je suis revenue voir le pigeon. Les choses avaient changé. D’abord il donnait des coups de bec dans mon enveloppe, je veux dire dans les graines, et non plus dans le rien. Ensuite il tournait beaucoup moins façon derviche, ce qui lui donnait une allure plus sereine, voire même plus naturelle.
Il est resté immobile un moment sous mon banc. Un peu renfrogné. Il pleuvait. La météo joue sur le moral des colombidés visiblement. Son œil rouge clignotait, ouvert, fermé, comme s’il tentait de redémarrer son système.
La dernière fois que je l’ai aperçu, la toute dernière fois (ensuite jamais plus), il était de l’autre côté de la cour, là où les voitures se garent. Debout et bien d’aplomb au centre d’un cercle.
Pas un cercle, une sorte de hublot (c’est serti dans le bitume et je ne sais pas ce que c’est, une lampe de sol peut-être, encore que je ne sais pas pourquoi il faudrait éclairer le sol ici, beaucoup de choses sur cette planète m’échappent).
C’est quand même merveilleux que le passage à vide d’un pigeon me fasse découvrir un hublot dans le bitume. Ou bien ce n’est pas vraiment un hublot (il n’y aurait pas de Nautilus sous le parking), ce serait une marque, un point de repère, les soucoupes volantes qui passeraient au-dessus s’arrêteraient et aspireraient ce qui s’y trouve. Le sachant, on pourrait s’y installer volontairement – ce serait un peu comme un arrêt de bus spatial – pour s’en aller explorer les trous noirs, les trous de ver, communiquer avec des espèces insolites, s’interroger ensemble autour du concept espace-temps, son élasticité (elles auraient un avis sans doute, à cause de ces travaux pratiques qui les amènent ici, non loin de ma terrasse en location, étudier les pigeons détraqués).
Il y a une terrasse dans la maison[s]témoin. Je voudrais tout à coup en savoir plus sur ses habitants, animaux, végétaux ou autres. Et avouez-le, ça pourrait donner lieu à une suite de questions épatantes, et/ou considérables.
cette affaire est d’importance – je me souviens des pigeons du belvédère de Gênes, il y avait là aussi pas mal de perruches vertes; elles partaient tout à coup dans des cris stridents (la perruche stridule-t-elle, à ton idée ?) – j’entendais un type dire il n’y a pas longtemps ce genre de phrase « la nature reprend ses droits » comme si elle avait un code (civil ? d’honneur?) un tribunal des juges des avocats des greffiers : des mots qu’on dit sans trop savoir qu’on les prononce,pour tirer une maxime de ce qu’on a entendu je suppose (l’affaire du « blob » est aussi d’importance) (mais la nature qu’est-ce que c’est ? on dit d’un.etel.le qu’i.elle a une « bonne nature » – c’est illisible – ça veut qu’elle/il aime la vie ou ses travers, ses vices ou ses plaisirs – enfin chassez le naturel…(il y a une belle terrasse dans « Le Mépris »(Jean Luc Godard, 63) on a la photo ici http://www.maisonstemoin.fr/2015/05/19/terrasses/)