Le salon de T Episode 4,1

10/05/2024

Bernard…Pivot

Etre sans blesser qui que ce soit ou quoi que ce soit

Vendredi : apprendre à écouter l’autre en ne le niant pas puis en l’écoutant, dépasser la sensiblerie et la susceptibilité.

-Bonjour Madame, je vous écoute…

-Nous avons réservé pour quatre…

-Ah oui, c’est en face, au soleil. Allez-y, je vous suis.

Et nous voilà parti à traverser la grand rue du village, la rue du maréchal de Lattre de Tassigny. Plus long ? Ils ont pas trouvé, m’est avis qu’ils n’ont pas trop cherché non plus. Ca se trouve, plus long.

Nous voilà arrivés sur la terrasse au soleil, je leur désigne la table Henri. Henri parce que la table est à côté de la maison d’Henri, voisin allemand qui vient deux ou trois fois l’année, ami des parents depuis longtemps, malgré la barrière de la langue. Ils tiennent, lui et sa famille, à parler français, mais à chaque fois on sent bien qu’ils ont le même niveau que moi en allemand : bon pour la grammaire, peu de vocabulaire. D’ailleurs il faudra que je m’y remette sérieusement un jour si je veux pouvoir lire Heidegger dans la langue…

La terrasse du métamicien, cela fait maintenant quatre ans que nous l’utilisons comme extension à la terrasse de la Détente. A la base, nous avions acheté le bâtiment pour que je puisse y faire « mon centre de recherches à moua toute seule » puisque je ne voulais, ne veux toujours pas, m’affilier à une université. Enfin, j’y arrive surtout pas. J’aime travailler « seule ». Le bâtiment a trois étages dont deux sont visibles de la rue, le troisième, le sous-sol, n’est visible que côté Loire. Et encore, on le devine plus qu’on ne le voit quand la végétation s’exprime pleinement. En ce moment, elle s’exprime pleinement.

La terrasse se trouve au niveau de la rue, et le dernier étage me sert de bureau. Enfin, me servira de bureau un jour. C’est en cours d’aménagement depuis cinq ans, tout comme l’exposition des toiles de Blanche.

Les gens s’installent.

On a toujours essayé de faire un décor qui nous ressemble, pour être raccord avec le côté « historique » déjà, qui est floralement entièrement entretenu par Brigitte, la mère de Blanche. Et c’est bien heureux. Si je m’avisais de penser à m’en occuper, le décor serait littéralement beaucoup moins vivant. Je  n’ai jamais eu de vert sur les mains. Donc je m’occupe principalement de ce qui apparait « sans vie », des soupières qu’on utilise pas mais que Blanche achète en quantité diamétralement opposée à l’utilisation qu’on en fait, et puis il y a le service de mémé Alice, que j’ai récupéré à sa mort. Tout le service qu’elle a eu à son mariage, probablement dans les années 1950, de Sarreguemines. Quand je l’ai récupéré, c’était pour le mettre à la Détente. Je me suis dit que puisqu’il n’avait jamais servi de sa vie à elle, il pourrait, je l’espérais en tout K, permettre d’arranger un Karma ou deux. Petites pensées à elle de temps en temps.

Les gens s’installent table Henri, sur laquelle j’avais préalablement déposé en décor la soupière de mémé Alice, remplie d’une collection d’œuvres françaises Zincontournables, jamais lues, dans une vieille édition récupérée auprès d’une voisine qui devait vider une maison qu’elle venait d’acheter. Il y a notamment du Baudelaire et du Diderot de mémoire. Jamais lus.

Les gens sont installés table Henri, une famille avec le père, la mère, le fils et la fille, ils sont quatre. Je les installe, leur explique le fonctionnement du restaurant et repart en coulisses pour aider Blanche.

Je reviens quelques minutes plus tard pour prendre la commande.

« -c’est formidable, cette soupière…on dirait un hommage à Bernard Pivot…vous savez Boullion de culture… »

Précision : cela fait deux ans que je mets cette soupière à droite, à gauche, en haut, en bas, sur les meubles, sur le frigo,  bref, qu’elle se balade dans tout le métamicien au gré du temps que j’ai à lui accorder et de mes envies.

Le visage de la femme est ouvert, contente d’avoir trouvé un endroit comme celui-là, et cette soupière lui fait penser que oui, décidément, elle est dans « un autre endroit ».

Las. J’ai trente secondes, peut être moins, pour me décider. J’ai hésité au moins cinq d’entre elles, puis j’ai pris la décision :

« -Je comprends…oui, c’est vrai qu’on pourrait dire ça…mais je vous préviens tout de suite, je ne suis pas fan du personnage… ».

Le visage de la femme se referme un peu, probablement parce qu’elle sait déjà ce que je vais dire, et j’aurais aimé avoir pris le temps de le formuler autrement :

« Oui, je vois ce que vous voulez dire, mais il a quand même reçu beaucoup de monde, tellement de gens…

-Effectivement, et il a aussi reçu Matzneff. »

Je n’ai pas pris le temps. J’aurais dû.

J’aurais du prendre le temps de lui dire que ce n’est pas du tout parce qu’il a reçu Matzneff que je ne suis pas fan du personnage. Premièrement, je ne suis fan de personne. Encore moins de moi. Quoique. Ca se discute. Bref, ce n’est pas parce qu’il a reçu Matzneff. C’est plutôt parce qu’au moment du grand méa culpa de la Littérature Française au sortir des années 70, il a fait un choix éditorial que je n’aurais pas fait. Mais je n’aurais en même temps jamais atteint son poste.

Il a arrêté de recevoir un certain Tony Duvert. Qui a écrit notamment « L’île atlantique », toujours pas lu, mais dans le bureau à l’étage en prévision de quand j’aurais du temps. Ce que j’ai lu de lui pour y goûter c’est  « Le Bon Sexe illustré », qui m’a à la fois fait rire, mais rire, et c’est très rare, et à la fois m’a agacé au plus haut point parce que j’y voyais tout le cheminement faussé et bon à la fois. Comme si il avait cru courir dans un territoire inconnu de tous, mais qu’il s’était retrouvé balisé par toute une culture qu’il n’a pas vu venir. Bref, il s’est fait avoir par son époque. Et ce style !!! Classe !!!

Donc Bernard Pivot, à la bonne époque, parle de lui comme des autres, loue son style et plus encore. Mais au moment de la Grande Lessive Télévisuelle, Tony refuse de se renier en quoi que ce soit. Refuse de s’excuser. Refuse. Refuse. Et refuse encore.

Défendre ou encenser un mort, quel intérêt ?

Sur le fronton de la maison des parents, rue du maréchal de Lattre de Tassigny à Chaumont sur Loire, comme sur toutes les maisons où les parents ont vécu, il y a une inscription, une citation de Lamartine. Ils y tiennent énormément. Sur bois et amovible pour respecter les conditions des Bâtiments de France.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme, qui s’accroche à la notre et la force d’aimer ? »

Quand les clients me le demandent, je leur répond qu’il y a des jours où je la comprends, et d’autres non.