pas de côté, épisode 17

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Tant que tu ne vois pas tes limites, tu ne peux pas espérer les dépasser. Il y a cette discussion entre un professeur d’université blanc et James Baldwin dans I’m not your negro. Lui, le blanc, estime que nous sommes tous frères en humanité, au-delà de notre couleur de peau ou de nos croyances. Baldwin, le noir, sait que c’est un mythe. Il le sait dans sa chair, dans son expérience de vie, dans ce qu’il a vu et vécu. Il voit les limites, ce qui est le présupposé pour les dépasser. Le blanc prétend qu’elles n’existent pas. C’est pourquoi son raisonnement reste circonscrit à l’intérieur. C’est pourquoi rien ne change.

Dans une discussion avec un écrivain anthropologue où les questions posées le sont toutes par de jeunes hommes, le présupposé, qui est aussi le point de départ d’un livre de l’écrivain anthropologue, est le confinement. Pas « un » confinement, mais « le » confinement. C’est-à-dire, lorsqu’il l’explicite, celui d’intellectuels qui se sont trouvés reclus, empêchés de sortir de chez eux, forcés de remplir une attestation. On appelle ce confinement « le » confinement, le seul et unique, car il est écrit par ceux qui savent écrire. Y’a-t-il des livres sur un hôpital en temps de confinement, ou un hypermarché en temps de confinement, ou une épicerie, ou une station-service, ou un service de nettoyage en temps de confinement, des livres qui montreraient un autre confinement que celui qu’on a « tous » connu (dixit la discussion autour de l’écrivain anthropologue) ? C’est la limite. Tant que cette limite ne sera pas vue, donc que l’expérience de vie de soignants, d’éboueurs ou de caissières en temps de confinement comptera pour rien, tant que ce qui est vu et vécu par une partie de la population sera ignorée, il n’y aura pas de dépassements possibles, pas d’après, pas de demain. Tant que les discussions entre jeunes mâles blancs intellectuels leur sembleront admissibles et dignes de déboucher sur un échange d’idées, tant que de jeunes mâles blancs intellectuels trouveront pertinent de discuter entre eux d’une situation mythique car inopérante pour une partie de la population, il n’y aura pas de monde d’après. Tant que ces jeunes mâles blancs intellectuels ne s’arrêteront pas une seconde pour se poser quelques questions pratiques (Pourquoi avons-nous tous ici environ trente ans — Qu’est-ce qui fait que nous sommes tous blancs autour de cette table — Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes parmi nous — Pourquoi discutons-nous entre membres d’une même classe sociale), demain ressemblera à hier.

Au moins, quand je parle de ma maison d’enfance ici, j’en connais la délimitation, qui ne s’exerce pas uniquement dans l’espace au sol occupé, ni dans l’espace sensoriel ou mémoriel évoqué, mais qui se trouve aussi ancrée dans mon âge, mon genre et ma classe sociale. Ça devrait servir à ça, écrire. À délimiter. Pour pouvoir ensuite, plus tard, grâce au luxe de ce temps disponible passé à y penser, tracer des portes qui puissent préfigurer une sortie éventuelle.

Tracer des zones, faire exister les zones, pour ensuite pouvoir les traverser, ce serait l’idée.

Au minimum, mettre en place la possibilité que cette traversée puisse avoir lieu (ce que fait Miró en quelque sorte).

Savoir d’où on parle pour mieux comprendre à qui.

Pour résumer, faire un pas de côté ?

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Nour, ses frères et leur mère

 

 

 

ce qui est un peu impressionnant d’abord, dans ces images-là, c’est que le petit héros

ici à l’extrême gauche bras croisés avec ses collègues (ils sont en travail d’intérêt général : la raison en demeurera tue) le petit héros (je dis « petit » parce que c’est le dernier de la fratrie) (ils sont quatre) ici peignant

les murs d’un collège pense-t-on – travail ordonné par un animateur socio-culturel (Pietro, interprété par Luc Schwarz)

assez au fait des méthodes à employer avec ce genre de public – donc le petit héros porte, comme le précédent, de l’eau vers sa maison – de l’eau – il y vit avec ses trois frères (d’où le titre du film) et leur mère

tout le monde le sait, elle va mourir – on peut espérer, se leurrer, espérer encore, mais elle va mourir (comme nous tous, telle est notre condition- semble-t-il) (oui) – et ses fils s’en occupent, ils la gardent chez elle (donc chez eux) car c’est chez elle qu’elle veut (ou doit : on le subodore, on n’en sait pas grand chose, mais on y croit) mourir. C’est l’été, il fait chaud et Nour (c’est le petit héros) (Maël Rouin-Berrandou)

part la grâce de la musique va commencer à voir quelque chose, au loin, quelque chose par l’intermédiaire de cette professeure de chant (Sarah – Judith Chemla)

elle lui apprend à poser sa voix

et son souffle

afin qu’il parvienne à chanter

ces mots qu’à sa mère (c’est ainsi qu’il l’a séduite) son père chantait quand il était encore là (où est-il ? mystère). Elle lui fit cependant quatre fils; il partit; et eux vécurent cet été-là, l’été de la disparition (certaine) de cette mère, dans cet appartement

vivant de petits trafics, ou de prostitution – une espèce de vie, une espèce de saison – l’aîné (Abel (Dali Benssalah)) n’apprécie pas le chant

son petit frère a autre chose à faire pense-t-il

merdalafin t’as compris ?

probablement – mais le chant

le chant pas seulement pour leur mère, mais quand même

le chant – c’est important, non, le chant ? – oui, alors je ne peux pas raconter la ville qui n’existe pas (c’est certainement situé dans le sud de ce pays dont on parle la langue) je ne raconte pas les trois autres frères – à un moment, l’oncle (tonton Manu, Olivier Loustau) veut faire entrer leur mère à l’hôpital parce que c’est là qu’on doit mourir

oh non ! le cadet

mais non

on ne la laissera pas

même s’il y a de la police (coursé par elle : Hédi)

on aidera la prof (au guidon, Mo le gigolo (Sofian Khammes))

et puis

et puis

il restera toujours la musique

et aussi les fleurs

un bien beau film…

 

Mes frères et moi réalisé par Yohan Manca

Générique

et techniciens (de création dit-on)

 

 

épisode 16, travail

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On n’avait pas tellement le choix à l’époque. La ville avait décidé pour nous. Enfin, pas la « ville, mais plutôt « le gros bourg ». Un lieu sans paysage ouvert sur horizon où tout à coup tu trouves la Poste, la pharmacie et, avec un peu de chance, le cinéma.

D’autres que nous disaient en souriant que c’était « une ville playmobil » et on était d’accord, les bâtiments s’étaient placés au fur et à mesure qu’on y avait pensé, sans souci de faire beau ou pratique, comme on écrit des phrases instinctivement, en s’arrêtant pour reprendre son souffle avec un rond-point, une virgule.

Au tout début, ou bien à la toute fin de cette ville-rue, selon que tu partais vers le sud ou le nord, tu passais devant des séquelles militaires, preuve qu’il y avait eu ici une garnison, sans doute elle-même née d’une place fortifiée, sans doute elle-même issue d’un campement du néolithique. Des « écuries », comme on les appelait, mais aucun cheval, seulement des murs ordonnés, organisés et perpendiculaires. Peut-être que lorsqu’on approchait cette zone, par capillarité, on se sentait moins empruntés, moins fouillis ou moins volatiles.

Il y a sûrement des études précises de l’impact de l’environnement sur l’intérieur des têtes. Si tu vis dans un champ, qu’est-ce qui naît de ce champ dans ta pensée ? Est-ce que tu te sens différent, est-ce que tu te sens « champ » (champ des possibles ?) ou bien relié d’une façon différente aux petits monticules de terre ?

On pensait « rue ». On pensait droite, longue transversale, nord-sud on ne savait pas, avec un début et une fin, début sorti de rien ou d’une brume intangible, et la fin sûrement problématique vu qu’on n’avait aucune idée d’où elle mènerait.

Le problème, c’était traverser cette rue pour la petite. Sac de classe sur le dos, personne pour s’arrêter au passage-piéton, car dans ces villes-rues là, on est dans le dur. En arrière-plan, on pense « les gens travaillent », et donc ils ne s’arrêtent pas. Une certaine idée du travail qu’on ne pense pas à interroger sur le moment.

Par exemple D., retraitée. Sans cesse dans son jardin, à repiquer, retourner, déterrer, déplacer, tailler et tondre, à travailler sans prononcer le mot « travail » ni le penser. Si on en parlait avec elle, elle répondait « loisirs », « j’ai de la chance ». Et on était d’accord, quelle chance les fleurs, quelle chance les fruits, les feuilles et les bêtes. Parce qu’on n’avait aucun recul, on approuvait. On laissait advenir son mythe en nous, on l’accueillait. Elle disait qu’elle avait de la chance, on la croyait. Pourtant, en y regardant mieux, est-ce que c’était de la chance d’être dans son jardin à nous parler par-dessus la rambarde ? Et son travail, du moins celui nommé comme tel. Une vie à piquer, panser, soigner, donner son avis sur les analyses demandées par le généraliste, s’occuper bien avant le début du jour et jusqu’à tard le soir de malades (encore que, nommer cette catégorie « malades » ne donne aucune idée de ce que ça représente en termes humains), prendre soin de sa mère, décédée maintenant. Une chance d’amener à la voisine impotente, isolée, les salades de son jardin ? Un non-travail ?

Choix ou chance. Qu’est-ce qui fait que nous posons des mots inatteignables sur nos minutes de vie ?

Peut-être le besoin de les habiller, de nous habiller, de vêtements factices. Factice, lié à « fétiche », ce qu’on dit d’une croyance jugée maladroite ou enfantine. Superstitions. Sans doute que pour contrer le mauvais sort, on essayait maladroitement de faire bonne figure. On était prêts à dire « on a choisi, oui cette vie on l’a choisie, quelle chance on a ».

Peut-être que cette ville-rue, cette ville-bâton, cette ville-tige, cette ville-tiret plantée comme un piquet de tente dans le sol, nous faisait penser comme des piquets de sol, plantés. On était plantés là. Pour mieux masquer et y mettre un peu de tendresse, certains parmi nous disaient « implantés ».

En y repensant maintenant, depuis un autre endroit géographique et temporel, je vois une trame, un maillage, un grillage, plus ou moins tordu ou déformé par les intempéries, mais résistant.

Un maillage sans options. Sans marges, sans à-côtés.

On était posés là, pas loin des mille étangs. Les mille étangs se voyaient sur la carte. Une zone réservée, un territoire à part et un peu féerique. Rempli d’oiseaux venus d’Afrique, ou de plus loin encore. Ç’aurait pu être le territoire possible des possibles. On y était allés un peu inquiets. C’était plus haut que le reste, plus désolé aussi, une sorte de lande à la Brontë. Impossible à cartographier. Trop de ruisseaux, trop d’eau, trop d’étangs, autant que des veines dans une main. Un territoire impossible à penser. La preuve, on y avait croisé que des chasseurs, c’est-à-dire des humains impensables, sans logique émotive ni finesse. Avec leurs pneus énormes, leurs ventres énormes et leurs camouflages de soldats en plastique, ils s’affairaient à délimiter le possible pour le rendre impossible. Ils recouvraient la féerie de routes sèches et de rainures, enfonçaient des piquets dans le sol qu’ils lardaient de cartouches usagées. Ils quadrillaient, abscisses et ordonnées de saleté et d’effroi. Bruits, coup de feu brutal qui place le silence entre deux bornes.

Comment fait-on pour penser autrement avec le seul cerveau qu’on a ?

Certaines tribus inuits, peut-être toutes, je ne sais pas, pensent que l’enfant à naître est fait de quatre composants. Un, le sang de la mère. Deux, les os du père. Trois, le gibier, ou plus largement l’animal dont la mère et le père ont été nourris. Quatre, la lignée invisible, la chaîne de remplacement qui fait que l’on donne à l’avance à l’enfant à naître le prénom de la dernière personne décédée dans la famille, et peu importe qu’elle soit homme ou femme. Si la grand-mère est morte, l’enfant, garçon ou fille, portera le nom de la grand-mère et sera élevé comme elle-même le serait si la vie l’avait gardée proche. Si c’est le grand-père qui vient de mourir, l’enfant à naître, fille ou garçon, portera ce nom d’homme et sera élevé selon ce critère de transmission, lignage, passage, nous ne sommes qu’un instant.

Est-ce qu’en vivant en rond on peut penser en rond ?

La ville où j’habite aujourd’hui, maintenant, n’est pas une ville-rue. Plutôt une sorte de fruit à coque, d’oignon, de bulbe. Une petite ronde faite d’enveloppes successives. Est-ce qu’on pense autrement lorsqu’on se tient au creux de palissades de lignes et de lignes, enchâssées, répétées, cocons tressés ?

Et un texte ? Est-ce qu’on pense autrement un texte si on refuse le début et la fin, si on cherche à piqueter sans s’enfoncer, sans imposer, sans graver de limites aux possibles, si on veut repousser l’effroi des cartouches de fusils qui salissent tout ?

Est-ce que les catégories servent ?

Si oui, à qui ?

Cette idée d’un enfant à naître, ou d’un texte à naître, ou de quelque chose à naître, qui soit relié aux cinq points du récit (un les morts, deux l’inconnu du genre, trois l’animal, quatre le sang et cinq les os), lorsqu’on tente de le penser, est-ce que ça nous ferait fabriquer les mêmes rues ? dire les mêmes paroles ?

Cinq, comme les doigts d’une main, main au travail.

J’ai longtemps parlé depuis là-bas, depuis la ville piquet plantée, en prenant les fictions qui m’étaient accessibles au titre d’émerveillements. Les fictions qu’on nous offre, la seule vraie nourriture qui fait se lever le matin, quelle place leur faire ?

Au présent, on passe beaucoup de temps, peut-être la majeure partie, à se projeter dans une forme, une intention, un sentiment, ou une couleur, tout en prenant appui sur une image visible sur la carte, une image de nous ou de ce qui nous entoure, à l’écran ou bien par la fenêtre. C’est peut-être seulement quand l’image est loin, temporellement et géographiquement, qu’on peut réellement voir, sans nord, sans sud, sans inquiétude, le fond tentaculaire des mille étangs.

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épisode 15, le cuir

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Il y avait le cuir, l’odeur du cuir, pas au début car nous n’avions pas les moyens, et au départ on s’asseyait sur du tissu épais, on dit tissu d’ameublement, quand je dis ‘au départ’ je parle pour moi car le départ pour les parents c’était en guise de table de chevet des cageots ou caissettes initialement prévues pour contenir les bananes, bananes que la grand-mère mère achetait à Rungis je crois, tôt le matin, ma mère dormait accrochée à sa main pour être réveillée quand elle y allait, bananes vendues sur les marchés ou le parvis de l’église de Gentilly, je viens de voir que dans Gentilly il y a gentil, mais ce n’était pas gentil, la grand-mère bataillait ferme, aussi avec les paroissiens, elle disait au curé qui voulait qu’elle aille vendre ses bananes plus loin, toi tu fais ton commerce dedans (montrant l’église) et moi devant, bref donc l’odeur du cuir on n’y a pas eu droit tout de suite. Mais un jour le père a dit et si on s’achetait un canapé en cuir pour changer celui-là (les trous et l’assise affaissée). Je crois que je marche en avant, je suis petite. C’est une sorte de grand espace blanc, très propre, un peu comme un hangar d’exposition sorti d’un film de Jacques Tati (Mon oncle), tout me semble moderne, scintillant, et ma mère est fébrile, car le moderne scintillant l’impressionne, c’est comme ça avec les enfants qui dorment accrochés à leur mère pour être réveillés à l’aube lorsqu’elle s’en va. Le père prend son air impérial, son air de général qui passe en revue ses troupes. Costume bien propre, le pli du pantalon bien droit. Moi je cavale. Le vendeur nous renseigne, ses chaussures brillent. Il est un peu condescendant. Il sent bien ce qu’on est, des gens simples, un peu fragiles, qui ont peur de se laisser faire, par ignorance, ou peur d’être trompé. Des gens avec des principes non formulés, certains non expliqués, des c’est-comme-ça-pas-autrement. Des gens avec une ligne à suivre. Moi je cavale. Je cavale aussi dans les allées du cimetière. J’y suis retournée une fois mais je ne l’ai pas reconnue, la tombe, comme si ce n’était pas moi. Je regarde toujours en arrière quand je cours et ça n’aide pas. J’écris tout en courant et en regardant vers l’arrière, et bien sûr que c’est dur, mais sinon est-ce qu’on en a besoin ? Je veux dire d’écrire.

Écrire et tricoter sont deux termes opposés. Tricoter c’est facile, le fil il n’y en a qu’un, quand il y en a plusieurs on applique la technique adéquate dite du Jacquard, mais pour les fils quand on écrit ils se chevauchent, il n’y a aucune technique pour s’en emparer sans dommage, les dévider correctement, tu tires sur un nœud et tu tires, il est possible que ça te casse, ou bien tu fais un nœud en avançant, c’est autre choses, ça se combine en compromis, en sursauts, en arrachements. la faute à je ne saurais pas dire, ou bien à eux, ceux du passé qui me regardent quand j’écris, la grand-mère aux bananes qui avait perdu la raison, le père au pli du pantalon tout droit qui m’expliquait la marche du cheval sur l’échiquier et puis les autres, ceux qui ne sont pas de la famille mais y ressemble et quand je rentre du dehors penser à eux m’attrape quand je lâche la poignée de la porte, une sorte de sanglot m’arrive, me fonce dessus, à la façon des éperviers qui chassent. Le cuir. Ça sent le cuir, le cuir du canapé existe toujours. Il est marbré et fendillé, fissuré par endroit, ce qui fait qu’il construit une géographie de lieux encore non explorés (mais qui existent peut-être). Il est pelé, recouvert de coussins cache-misère. Se trouve dans une maison déserte.

C’est un peu comme pour un bouquet. On a besoin d’un vase. On installe toutes les tiges. On organise les fleurs, les feuilles. On se dit qu’il en manque, il en manque toujours, toujours une couleur qui manque ou une forme qui fait défaut. Tous les bouquets sont imparfaits, faire un bouquet est impossible. La maison désertée est impossible. Il y manque toujours quelque chose. Et toutes ces joues à caresser qui manquent, tu t’en doutes, tu t’en doutes.

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les termites

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(« Les territoires d’Afrique » de François Azambourg, maquette)

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La maison du termite, une fois inoccupée, désaffectée, peut être moulée et transformée en objet de design (un trône ou autre chose). C’est le présupposé (un trône ou autre chose). Et c’est décoratif (un trône ou autre chose). Tout du moins esthétique.
Une rencontre entre art et design.
Le travail animal s’utilise entre art et design (coupe à fruits dont la structure est faite d’alvéoles de ruche, table au plateau de bois décoré de travées creusées par des insectes, vase moulé sur la trace laissée par un chien dans la neige, patère murale en argile façonnée par un serpent, etc.).
C’est très intéressant, cet œil posé sur le travail d’un cerveau autre que le cerveau humain.
Une récupération.
Dans tous les sens du terme.
Avec les signes négatifs qui vont avec.
Une sorte de greenwashing (« voyez, je m’intéresse aux animaux, ils ont tant à nous apprendre, non, vous ne pouvez pas payer en plusieurs fois, oui, ça s’adresse à des porte-monnaie dodus, à une certaine classe sociale, mais bon une classe sociale avec des pensées sociétales, pas des gros lourds qui ne pensent qu’à afficher leurs signes extérieurs de réussite, enfin si, mais enfin pas seulement »).
Une sorte de recyclage.
Le travail du termite est admirable, admiré, moulé, refaçonné en coulures d’argent précieux.
Pour créer un objet.
(un trône ou autre chose)
Qu’est-ce que ça dit, ce trône ? (car ce n’est pas autre chose, c’est un trône)
Est-ce qu’on s’assoie dessus pour démontrer notre puissance ?
(l’être humain tout en haut, l’animal riquiqui en bas comme il se doit)
Est-ce que cela dénonce cette puissance ?
(tu peux toujours t’asseoir sur les termites, ils sont plus fins que toi, plus futés que toi, ils ont des millions d’années à leur actif, alors que toi, après trois cent mille ans tu n’as toujours pas remarqué qu’avec une coiffe à plumes ou un pantalon à paillettes ton espèce reste la tienne, ton espèce c’est toi)
C’est le problème, ça se vendra, ça se monnaye, dans tous les sens du terme, trône vendu, trône acheté en tant que signe de puissance ou signe d’humilité, c’est réversible.
(sans doute ce qui fait que je ne l’aime pas)
Et si dans cent millions d’années on coulait de l’argent dans les vestiges de nos maisons désaffectées, l’objet ainsi sculpté  serait-il viable commercialement ?

Et pourquoi ça me fait penser  au cinéma ouvert sur le désastre ?
On écrit, on est aux aguets, voilà.

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Shawn Triplett pour @Reuters, depuis l’intérieur du cinéma de Mayfield, après la tornade

épisode 14, dessin

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Retourner vers l’enfance, se tourner vers la maison d’enfance, y surprendre autre chose que de la nostalgie. Une force, une sorte d’invincibilité. Une soif, une avidité de comprendre et d’agir, les yeux ronds, ronds comme des roues de charrette, ronds comme les grandes roues des foires du trône, écarquillés comme dans le conte où des yeux gigantesques aperçoivent le tranchant d’une épine depuis une distance extraordinaire pour aider le héros à passer une épreuve.

Et puis tracer. Coopérer. On dessine toutes les deux aux moments de flottement, lorsqu’on nous donne le droit de faire ce qui nous chante, sur la même feuille une rue, elle fait des visages singuliers, chacun une coiffure différente et je fais les décors, les murs, les lampadaires – je n’en ai jamais vu « en vrai », sur la route pour venir à l’école il n’y a pas de lumière la nuit, c’est un village, je tiens ma connaissance des lampadaires d’autres dessins que je regarde yeux ronds dans d’autres temps de flottement. Parfois on se décale. J’ajoute des détails sur son côté de feuille, elle complète le mien. Et au final tout se tient, une longue rue pleine de passants. Notre technique est telle que nous les faisons de profil, parfois un chien de face. Pour les autres enfants, à ce que je peux en voir, c’est l’inverse (chacun sa feuille, tout le monde de face et les chiens de profil). Je fais les poches, les boutons des manteaux. Elle place une poussette et un passage piéton. Je ne sais plus laquelle, après avoir installé les fenêtres aux jardinières fleuries, s’attaque à dessiner le ciel. Des nuages bien cernés, aux courbes parfaitement rondes, guirlandes. Hier, comme la lumière d’hiver arrivait bas, le dessous des masses allongées brillait et le dessus, violet et sombre, paraissait irréel. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, ma voisine d’encrier. Peut-être comptable – elle était très sérieuse et très organisée, le côté de sa feuille n’était pas chiffonné et sa main savait s’empêcher de frotter l’encre, moi ça bavait. D’ailleurs si je cherche son nom sur grand maître google je vois qu’aujourd’hui elle « dirige 2 entreprises (2 mandats) ». Il est possible qu’elle ne dessine plus, c’est logique s’il lui manque les moments de flottement.

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épisode 13, organisé

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Il y a la domination tranquille des murs trop étroits de la cuisine qui ne tolèrent qu’une personne à la fois ce qui veut dire la mère
Domination tranquille des places à table celle du chef de famille étant la seule orientée face à la télévision tout organisme paravent saladiers ou bouteilles devant se trouver décalé en fonction de
servir le plat dans les assiettes demande des gestes en retrait pour laisser l’air qui délimite le champ visuel du chef inoccupé.
Le champ visuel du chef est important
je lis j’écris en dehors du champ visuel du chef ça n’a donc aucune importance
On entend la domination de la sirène qui dit le travail commence qui dit le travail finit et sonne bien au-delà du périmètre de travail assigné
le chef est assigné à la sirène c’est la technique des dominos toujours quelqu’un plus haut en ce temps-là tu remarqueras ce n’est jamais quelqu’une
Porte de la chambre fermée livre ouvert estomac contre le matelas bras croisés pour que la page de la fable du Loup et du chien reste ouverte
Domination du loup qui dit je suis libre et je vais où je veux
Domination du chien qui dit je mange à ma faim tous les jours
tous les jours on m’apporte une gamelle
Domination de la faim de créer peu importe
peu importe de mourir de la faim de créer
dans l’espace vide inoccupé
dit le loup fonçant entre les arbres
Domination de l’espace culturel qui en posant le regard fait que ce qui a été créé existe
la chaîne du chien décide du périmètre de sa vue
sa vue ne va pas au-delà
ce qui est au-delà du périmètre de la chaîne du chien n’existe pas
On ne peut se faufiler dans l’espace de la faim qu’un·e à la fois
Mais on n’est pas seul·e à le faire c’est certain

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épisode 11, ce foutoir

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Dans un monde parallèle et simultané les merles se chamaillent, se repoussent, se cherchent des noises, il s’est peut-être passé des choses entre eux, inoubliables, incompressibles, ou bien c’est une question de territoire, un territoire qu’on ne voit pas, nous et nos yeux défaits, peut-être limité aux ombres du grand arbre sur la façade miel. Ils monologuent parfois, en tout cas c’est certain l’un d’eux a quelque chose sur le cœur et c’est ça qu’on entend, ça qu’on est capables de capter. Dans d’autres mondes parallèles, des poussettes sont abandonnées dans le froid, et la préfète, lorsqu’on lui expose cette urgence vitale de bébés qui traversent les montagnes, tient son écharpe givenchy contre son torse osseux, avec le signe dans ses yeux, visible, évident, qu’elle ne comprend pas, que ça ne l’intéresse pas, menue monnaie elle pense, ça lui parle autant qu’un parcmètre, elle pense parcmètre, elle vit parcmètre, ses boulons et ses engrenages ne lui permettent pas de penser au-delà des capacités d’un poteau de métal.

Assise contre le monde parallèle des merles chahuteurs, une cornemuse épouse le son des cloches, se met dans les interstices. C’est calme ce matin près de la cathédrale. Les feuilles mortes. L’automne. Un passant qui ressemble à Jacques Tati avec sa canne. Les merles reprennent de plus belle comme si les cloches leur cassaient les oreilles. Les cloches s’en foutent, notre monde s’en fout des cris de merles. Notre monde regarde les poussettes abandonnées dans la neige comme on regardait autrefois les tableaux des impressionnistes, qu’est-ce ce que c’est que ce dégueulis de couleurs, tenez-vous bien bon sang, dessinez des trucs propres, et si vous ne savez que faire des taches, allez dans un monde parallèle, ici c’est givenchy, c’est propre et structuré.

Je voulais parler de ma maison d’enfance, elle est très loin, elle est tout près, elle se chamaille avec moi par moments, mais il y a trop d’interférences. Ou bien il n’y en a pas et tout est lié, mais ça n’est pas apparent, comme le territoire des merles mêlé au reste par transparence. La statue d’un évêque contre l’arc-boutant, tout là-haut, lit un livre. La cornemuse reprend. Les cloches. Les merles. Un vrai capharnaüm. Les ombres du soleil entre les feuilles pourraient faire du bruit elles-aussi, juste pour se défendre. Il y a de l’or et du pourri partout, semé sur chaque feuille. L’arbre est très grand et très puissant. Ses racines dépassent du sol, forment des nœuds, des enchevêtrements de cervelle et de veines. C’est vivant, comme les souvenirs, comme les merdes pestilentielles affichées, prononcées. Je n’ai pas le courage tu vois, aujourd’hui, ce matin. Je veux être cette femme en manteau rouge qui sait parfaitement où elle va. Je veux être ce jeune qui prend en photo le clocher.

Une fois j’ai visité là-haut, l’espace des cloches, elles sont à part, c’est-à-dire qu’elles sont fixées sur une charpente autonome, car si elles étaient suspendues à même la pierre, la cathédrale s’effondrerait à cause des ondes sonores. J’aimerais bien que la préfète qui ne voit pas le problème soit suspendue secouée à même la pierre d’ondes de pleurs terribles, que ça lui vrille le cerveau, qu’on l’enferme dans une pièce avec tous les bébés à langer, consoler, emmitoufler, tous ceux qui passent dans la montagne et elle serait toute seule à en avoir la charge, réellement, concrètement, dans ce monde-ci. Parce que là je sais bien qu’elle va manger au restaurant. On la servira avec respect, on lui demandera si tout va bien, si son tournedos roscoff aux truffes de molinar avec sauce plombière est à son goût – je dis n’importe quoi comme noms de plat, je me fous des plats chichis, des plats coussins de velours rouge qui portent de vieilles médailles. On pourrait croire que ça part dans tous les sens ce que je raconte, mais non, il n’y a que de la colère. Comme les merles. Je suis dans un monde parallèle que je n’aime pas, c’est difficile de s’ancrer ici au milieu des cendres. Un monsieur passe, il dit « Tout dépend de qui dit l’homélie ». Je ne comprends pas tout de suite, j’entends Deux qui dit Loméli, tu vois, même en utilisant les mêmes mots, la même grammaire, on ne comprend rien les uns aux autres.

Plus loin, s’il continue de marcher, le jeune pourra prendre en photo les barques, je ne sais pas s’il pensera comme moi à quel point ça se justifie.

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épisode 10, la première de ce côté-ci de la mer

 

 

 

Il s’agissait certainement d’une maison de rapport conçue par un architecte de style (c’est le cas de le dire) rapport qualité-prix, elle comportait deux étages et ces deux étages étaient dédiés chacun à un appartement indépendant – l’histoire ne m’a pas dit la raison de la réunion en un seul lot, mais peut expliquer le doublon de garages ainsi que celui des cabinets (une chose trouble cependant (on aime assez le  » trouble » ces temps-ci, dans le monde, tu as remarqué ? je crois qu’il fait une part à « l’inquiétude » aussi – il est des impondérables que les plus subtils des technocrates que porte la planète ne peuvent parvenir à maîtriser expliquer ou comprendre)  : si tel était le cas, où pouvait bien se trouver la salle de bain du premier étage ?)

 

 

il y a quelques images qui traînent depuis un moment (on aurait pu les mettre en camemberts comme on faisait à cette époque-là, dans un certain monde) (des diapositives, comme chez Y.) – un peu comme les différentes séries mises en place, photographiées collectées rangées taillées archivées – si tu veux je peux aussi déployer par exemple reconnues cadrées éclairées jour ou nuit plein de trucs qui font que l’image fait son petit – ou son gros d’ailleurs, tout aussi bien – effet mais là elles ne sont pas d’un opérateur humain, industrielles probablement les qualifient mieux, une image

je la cadre différemment : ici pour pour poser un peu de couleur – j’aime les couleurs (il n’y a que de la lumière, mais j’aime la lumière tout autant) – à ce moment-là de l’histoire, il y a ce mur de briques contre lequel rebondissent mes balles blanches donnay ou quelque chose (une marque quelconque de ce genre d’objet – raquettes chaussettes basketts) (souvent en y repensant – j’avais dans les treize ou quatorze j’imagine, je faisais comme les gars du coin*, du tennis à quelques rues de là – attends je te montre où

encore qu’il y manque les chaises d’arbitre – mais je m’égare) – non, mais en y repensant, le tennis, pour un type comme moi ? je veux dire asthmatique – parce que pour le reste, classe sociale par exemple, ou paiement des cotisations, bien qu’ils ne roulassent pas sur l’or, mes parents y pourvoyaient et donc y appartenaient (ou voulaient, par là, le signifier) – si ma mère ne travaillait pas comme le voulait alors cette domination, mon père avançait en promotion hiérarchique dans le bazar (il devint cad-sup fin des années soixante, en dix ans le brave homme partant de celui d’employé-gratte-papier début soixante (poste qu’occupât l’aîné de ses fils durant un mois de juillet, une année) – une histoire à raconter), et donc il vivait (tout comme sa famille du reste) dans cette maison-là (c’est-à-dire avec sa femme et leurs quatre enfants)

(j’aime le format carré) (j’aime moins le blanc de ce ciel, qui peut virer au gris pour toute la journée semaine quinzaine…) (la similitude des tons est faite du pilonnage de la brique pour en faire cette terre battue des cours de tennis) trois étages plus un sous-sol dit complet (j’en sais rien) de l’autre bord elle avait à peu près cette allure

les quatre fenêtres rectangulaires qui encadrent la gouttière et marquent le coin indiquent la cage d’escalier; plus loin vers l’arrière, les deux petites du premier et du deuxième étage éclairent deux cabinets de toilette (aka d’aisance, ou chiottards, ou chiottes enfin relatifs à certains besoins nécessaires et triviaux comme on dit); au premier étage, la première porte fenêtre donne sur le salon dit vert (petit, on ne fait qu’y passer, on y installera plus tard le téléphone – noir à cadran), la seconde sur la cuisine; au second, la petite fenêtre qui jouxte celle du cabinet donne dans la salle de bain (tu suis, hein) et la fenêtre à peu prés normale, dans ma chambre (dite elle aussi verte au début : sans doute de la couleur du papier peint); au troisième le chien assis de grand empattement dans l’une des chambres des filles – mes sœurs, certes) – on recommence de l’autre côté ?

deux garages, au dessus les trois fenêtres ouvrent dans le salon et salle-à-manger – laquelle communique avec la cuisine (le salon avec le petit salon vert – double porte) – au dessus les deux premières, la chambre de mon frère qui fait angle (on la partageait lui et moi au début puis on a cessé) – la fenêtre du fond, la chambre des parents – au dessus l’autre chien assis chambre de mon autre sœur – (de petites lucarnes donnaient dans des greniers qui ont sans doute été aménagés depuis ) (la maison ne reposait pas sur cet orange assez minable) – les petits carreaux (trois rangées  de huit, plus la petite bouche grillagée d’aération, marquaient un piécette de rangement quelconque (on s’en servait au tout début comme d’une espèce de garde-manger dans lequel ma mère avait l’ambition de conserver quelques bouteilles de coca (immédiatement vidées) ou fanta (même punition/motif) d’autres choses rapidement consommées) (il y eut à un moment une velléité de faire livrer des trucs mais elle a arrêté assez vite)

sans souvenir de cette armoire devant la bouche (mais au dessus, sur le mur dans la fin des années soixante un graph marqué « crapule bourgeoise » sur les briques indiquait une présence des fachos d’ordre nouveau dans le sillage de certains agissements plutôt anarchistes de ce côté-ci de l’histoire)

–  nous n’avions accès qu’au seul premier garage (l’autre est indépendant), lequel débouchait dans la cave où était entreposé le charbon qui venait par sacs et boulets qui arrivaient, fin soixante et peut-être un an ou deux encore, sur une charrette tirée par un cheval boulonnais magnifique – il y faisait en hiver un froid de terreur – puis on installa dans le salon un poêle à gaz – puis la chaudière fut changée en une qui marchait au fuel (fin des années soixante) – aucun souvenir de cette bouche de boite aux lettres (elle était en bas de la porte d’entrée, en effet

) – une image où elle n’est pas encore à cette place

fausse puisque les cinq vantaux formant les portes (articulées, on les tirait vers la gauche pour ouvrir le garage) sont de même dimension…

 

* : parfois le sentiment de ne pas savoir ce qui s’écrit – il y a tellement longtemps tu sais – un demi-siècle – comme si c’était hier – quelque chose de l’empreinte, ou de l’emprise, qui resterait là, têtu comme une bourrique – suivre pas à pas – le premier vélo, puis le demi-course puis la mobylette (bleu et banc) dont le désir dispose d’une date : mai 68 – d’autres choses, moins importantes, se déroulaient au monde – il y aurait aussi à mentionner les lieux où vivaient les amis (les gars du coin, donc), la maison où on m’a volé la montre que je tenais de mon père (que je regrette encore de l’avoir laissée sans surveillance, ou oubliée (lors d’une de mes premières nuits découchées – on disait ça « découché » pour ne pas avoir dormi dans son (petit) lit (blanc) sans en prévenir les parents – mais c’était plus tard et les contraintes et les disciplines étaient plus lâches) – celles des amoureuses d’alors, ou d’autres encore – ne pas savoir ce qui s’écrit et oublier d’y penser

 

 

une version un peu différente de celle-ci, qui sera dite de la maison[s]témoin est consultable en atelier d’écriture – cette première version a été titrée « faire la cuisine » et se rapproche d’une autre qui prend un peu place (de loin en loin, les choses changent) dans le projet « vivre » non encore publié ni ici, ni là.

 

 

épisode 9, habiter

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Comme je suis lente d’esprit je n’avais rien compris au verbe habiter. Par exemple je n’ai jamais pensé qu’un architecte (pas la peine de tenter le une car ça date des années 50 ou 60) avait dessiné ma maison d’enfance, encore que non, il n’avait pas dessiné ma maison d’enfance mais proposé ses plans à l’usine, propriétaire du terrain autour d’elle, et désireuse d’y installer plusieurs logements de façon à ce que les ouvriers arrivent plus vite au turbin le matin et restent toujours à portée de voix.

J’avais bien compris que ma maison d’enfance appartenait à l’usine, que c’était presque une petite succursale, comme les salles de repos avec table de ping-pong pour booster la productivité des employés, espaces bien-être, et celle-ci accueillait la famille sur un temps plus long que celui de la pause, autorisait les employés à y manger à y dormir à y tomber malade à y construire une maquette de bateau et projeter des diapositives sur un écran qui une fois déroulé sentait la poupée neuve, à somnoler devant L’Homme de fer, autorisant aussi les femmes des employés à parcourir le lieu un chiffon à la main, les fils des employés à tailler leurs crayons jusqu’à ne plus pouvoir, les filles des employés à se gratter la tête, à être lente, et à ne pas tout comprendre comme maintenant.

Mais je n’avais jamais pensé qu’il y avait eu un appel d’offres pour produire ces logements (trois maisons pour les chefs d’atelier, un bâtiment sur trois étages avec chambres, douches et wc collectifs sur le palier pour les manœuvres bizarrement tous dotés d’un prénom algérien).

Parfois je regarde des reportages extrêmement bien documentés sur les prouesses architecturales. Par exemple, une bibliothèque en Allemagne je crois, une construction sur pilotis, avec un espace vert dessous, et les colonnes qui supportent l’édifice abritent les ascenseurs, et parce c’est un architecte vraiment très inventif on débouche sur une salle qu’on ne tarde pas à comparer à une cathédrale de verre à cause de la vue en hauteur sur tout un paysage boisé, vue imprenable qu’accentue un sol en pente légère, un plancher de bois exotique qu’une douce inclinaison sublime, ainsi le public se déplace-t-il majestueusement entre les livres, exceptés les personnes en fauteuils roulants trop durs à pousser, à tirer, manœuvrer étant donné la présence inattendue et accentuée par la déclivité de ce qu’on nomme gravité universelle (mais les architectes inventifs doivent-ils accepter d’être soumis à ce genre de détails ?).

L’architecte de ma maison d’enfance a dû être inventif autrement, en restant surtout attentif au rapport qualité prix. Sous-sol sous toute la surface pour contenir l’humidité du sol et ralentir la progression de celle-ci à l’étage. Plain-pied, donc un seul escalier. Une porte d’entrée (c’est le minimum), à droite le mur qui délimite une chambre, à gauche les chiottes et la salle de bain imbriquées façon Tetris, puis la cuisine, c’est-à-dire un couloir, on ne peut pas s’y croiser, on œuvre en crabe, déplacement latéral, ensuite une salle qui réunie toute la largeur ensuite redivisée en deux chambres pour les enfants, le tout sous toit en pente orienté vers rien. La prouesse économique ne s’emberlificote pas de luxes comme la vue. Une drôle de chose, la vue. C’est volatile, ça se limite à ce que captent deux yeux dans leurs cavités orbitales. Ça n’a pas de prix, et comme tout ce qui n’a pas de prix, ça se paye. Je n’avais jamais pensé à ça. Que ce qu’on voit est social. Je n’avais pas pensé que plus c’est haut, et plus c’est vaste, et plus c’est harmonieux, et plus tu as des chances de manger de Fines ravioles potagères aux saveurs d’Automne, un Gratin d’oignons doux des Cévennes à la poire fondante, des Coquilles Saint Jacques de Fécamp à la truffe Uncinatum. Et plus ta vue est basse et rétrécie, plus tu regardes au ras du sol, plus tu risques d’avoir une espérance de vie de quarante, cinquante ans, de te déplacer d’une rue à une autre, pas plus. Je n’avais jamais pensé que la hauteur à laquelle se promenait la tête répondait à une équation d’une force aussi implacable que celle de la gravité universelle. Je n’avais réellement rien compris au verbe habiter.

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