Oloé

 

 

Oloé est un nouveau mot (plus si nouveau d’ailleurs) inventé par Anne Savelli, c’est un concept – une suite d’idées accrochée les unes aux autres et qui forment alors quelque chose comme une nébuleuse…  Un acronyme, si on veut – on lit, on écrit – ou alors où lire ou écrire – ou bien où lire où écrire – ou ou lire ou écrire. C’est aussi une excroissance électronique exécutée par Joachim Séné – tout ça vous a furieusement un air nu… Et comme Guy Bennett fait, en quelque sorte, partie des compagnons de route de ce magnifique collectif, il nous a fait parvenir une contribution – elle est parue sur le site dans sa langue originale (on y découvrira une image de cette chambre à soi), mais je m’en suis emparé pour la traduire et la mettre dans la maison.
Dans la cuisine, fatalement.
Quelques mails allers-retours plus tard, on en a eu fini. La voici, avec en exclusivité pour cette maison, témoin en quelque sorte, la petite bouteille bleu cobalt ayant autrefois contenu du saké. Merci donc à lui.

 

Ma salle décriture
lundi 9 décembre 2024, par Guy Bennett

Je voudrais dire quelques mots sur ma salle d’écriture : je nen ai pas. Jécris dans la cuisine, un coin de la cuisine. Là, j’ai une petite table avec une lampe et une horloge la seule de la maison et un tabouret tout aussi petit. Cest également à cette table que je prends mes repas.

Quelques mots sur la table : elle est simple, spartiate même, et manque complètement de sculptures et daccents ornementaux. Tous les bords, y compris ceux de ses pieds, sont à angle droit à l’exception du bord avant du plateau de table, qui est lérement convexe. Il comporte un tiroir peu profond (est-ce que cela en ferait un bureau ?) dans lequel je range quelques stylos et étuis, un ouvre-lettre en bois dont la pointe est cassée, et quelques articles de papeterieune enveloppe et deux en-têtes, pour être précis de l’Hôtel Idou Anfa à Casablanca. Un petit classeur roulant se trouve à droite de la table.

Quelques mots sur le classeur : il est petit, comme je lai dit, et comporte trois tiroirs : les deux du haut sont peu profonds et contiennent des fournitures d’écriture et de dessin, et celui du bas est profond et contient des dossiers suspendus. Au-dessus du classeur se trouve un plateau en bois et dans ce plateau se trouve un plat de service en céramique blanche, tous deux rectangulaires. Sur le plat de service, jai placé une petite bouteille bleu cobalt qui contenait autrefois du saké. J’aime sa forme et sa couleur.

Dans les deux tiroirs supérieurs du classeur, je range des crayons avec différentes qualités de mine, des taille-crayons de différents types, des gommes, une règle, des ciseaux, une loupe, un compte-fils, des marque-pages, des couteaux X-acto, une petite agrafeuse, un dégrafeur tout aussi petit, une boîte en plastique carrée de sept centimètres et demie de côté remplie de plumes d’écriture, des blocs de papier à dessin, un kit daquarelle de poche, un autre pour la calligraphie japonaise (qui contient lui-même un petit bloc d’encre, un bac à encre tout aussi petit et un pinceau), et une boîte rectangulaire en bois contenant quatre porte-plume, dont deux munis de plumes.

Dans le tiroir du bas du meuble sont suspendus un certain nombre de dossiers. Leur contenu ne présente aucun intérêt.

Encore quelques mots sur la table : sa sobriété me séduit. Si je parviens à garder le dessus de la table désencombré (ce n’est pas trop difficile à faire), l’« ambiance » de mon espace d’écriture s’harmonise avec le design austère de la table, accentué par son orientation vers un mur blanc. Les fenêtres sont dans le mur den face.

J’aime cet agencement pour deux raisons : premièrement, je trouve inconfortable de rester assis longtemps face à une lumière vive, et deuxièmement, la vue depuis les fenêtres de ma cuisine na aucun intét. Il y a cependant une petite fenêtre en haut à droite de mon bureau ; elle donne sur mon placard, qui possède également une petite fenêtre laquelle donne sur le jardin des voisins avec ses arbres fruitiers et, au-delà, quelques palmiers et un peu de ciel bleu. Il y a une lucarne dans la cuisine, qui assure un éclairage suffisant même par temps gris et du clair de lune la nuit. Les nuits sans lune, il y a toujours la lampe.

Quelques mots à son sujet : cest une lampe à dessin et elle se trouve dans le coin le plus à gauche de la table. Je positionne généralement son bras extensible à un angle de 90°. De son « coude » pendent deux colliers de perles de verre et une fine corde de cuir nouée en boules aux deux extrémités. Sur sa base se trouve une petite pile de cartes postales présentant des reproductions d’œuvres dart. Elles font partie de mes rares concessions en matière de décoration. Actuellement, une nature morte aux fleurs de Fantin-Latour est exposée. Quand jai envie dun changement, je mélange les cartes.

Quelques mots sur la décoration : je la trouve indispensable, quoique à petite dose. A ce sujet, ai-je dit quelque chose sur l’azulejo ?

Quelques mots à son sujet : il trône sur le rebord de la fenêtre en haut à droite de mon bureau. Cest lun des deux que jai ramenés dun voyage en Andalousie et au Maroc début 1997. Je les transportais dans un sac polochon avec mes vêtements et mes papiers lorsque je voyageais en avion, en train, en ferry et en bus depuis lEurope du Sud jusquen Afrique du Nord et au retour, puis enfin chez moi aux États-Unis. Je suis étonné quils ne se soient pas cassés.

J’ai acheté les azulejos dans un magasin à Séville. Ils avaient été utilisés, comme en témoignent leurs bords ébréchés et les traces de plâtre sur leur dos non vernissé. Je nai aucune idée de leur âge ni des bâtiments quils auraient pu orner. Je me demande qui a pu les regarder, passer ses doigts dessus ou les nettoyer. Je me demande comment ils ont pu être retirés de leurs murs. Leurs créateurs et propriétaires précédents nauraient probablement jamais imaginé quun jour ils orneraient les murs dune maison à l’extrémité du continent nord-américain.

Tous deux sont des imitations de zelliges marocains. Contrairement à ces derniers, des mosaïques constituées de petits carreaux de faïence coupés individuellement à la main, de formes et de couleurs variées, vernissés d’un côté et disposés en motifs géométriques complexes et abstraits ; ce sont de grands carreaux de faïence rectangulaires, peints pour ressembler à des mosaïques de petits carreaux de faïence coupés individuellement à la main, de formes et de couleurs variées, vernissés dun côté et disposés en motifs géométriques complexes et abstraits.

Quelques mots sur le mot azulejo : il dérive de larabe اﻟﺰﻟﯿﺞ [al zulayj], qui signifie « pierre polie », et non du mot espagnol pour bleu. Apparemment, les zelliges ont été initialement créés pour imiter les mosaïques romaines, qui, elles, étaient constituées de petits morceaux de pierre polie, de marbre ou de verre. Les Romains avaient colonisé l’Afrique du Nord et nombre de leurs mosaïques leur ont survécu et ont survécu à leur empire. De même que beaucoup de zelliges survécurent aux Maures et à Al-Andalus. J’y pense parfois lorsque j’écris à ma table. Je me demande ce qui nous survivra.

Pour revenir à la table : son dessus est marqué ici et là de rayures peu profondes et dempreintes de formes et de tailles diverses, dont la plupart sont là depuis des années. Lune delles est un smiley maladroit fait par ma fille lorsquelle était petite. Elle a dû appuyer fort en le dessinant sur papier et la inscrit involontairement sur la surface de la table. Il faut savoir où regarder pour la voir et orienter son regard à contre-jour avant quelle napparaisse. Cest une marque précieuse et secrète, la trace dune autre vie. Jusqu’à présent, j’étais peut-être le seul à savoir qu’elle était là et peut-être suis-je encore le seul à l’avoir jamais vue.

Printemps 2018

Ce micro-essai aurait pu être écrit pour le reportage « WritersRooms : Portraits of Spaces Where Authors Create » (Chambres décrivains : portraits des espaces où créent les auteurs), paru dans The Guardian du 5 janvier 2007 au 17 juillet 2009, si les éditeurs avaient eu le bon sens de le demander, mais hélas, ils nen ont rien fait. Leur malheureux oubli ne ma pas détourné de la tâche. GB