épisode 16, travail

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On n’avait pas tellement le choix à l’époque. La ville avait décidé pour nous. Enfin, pas la « ville, mais plutôt « le gros bourg ». Un lieu sans paysage ouvert sur horizon où tout à coup tu trouves la Poste, la pharmacie et, avec un peu de chance, le cinéma.

D’autres que nous disaient en souriant que c’était « une ville playmobil » et on était d’accord, les bâtiments s’étaient placés au fur et à mesure qu’on y avait pensé, sans souci de faire beau ou pratique, comme on écrit des phrases instinctivement, en s’arrêtant pour reprendre son souffle avec un rond-point, une virgule.

Au tout début, ou bien à la toute fin de cette ville-rue, selon que tu partais vers le sud ou le nord, tu passais devant des séquelles militaires, preuve qu’il y avait eu ici une garnison, sans doute elle-même née d’une place fortifiée, sans doute elle-même issue d’un campement du néolithique. Des « écuries », comme on les appelait, mais aucun cheval, seulement des murs ordonnés, organisés et perpendiculaires. Peut-être que lorsqu’on approchait cette zone, par capillarité, on se sentait moins empruntés, moins fouillis ou moins volatiles.

Il y a sûrement des études précises de l’impact de l’environnement sur l’intérieur des têtes. Si tu vis dans un champ, qu’est-ce qui naît de ce champ dans ta pensée ? Est-ce que tu te sens différent, est-ce que tu te sens « champ » (champ des possibles ?) ou bien relié d’une façon différente aux petits monticules de terre ?

On pensait « rue ». On pensait droite, longue transversale, nord-sud on ne savait pas, avec un début et une fin, début sorti de rien ou d’une brume intangible, et la fin sûrement problématique vu qu’on n’avait aucune idée d’où elle mènerait.

Le problème, c’était traverser cette rue pour la petite. Sac de classe sur le dos, personne pour s’arrêter au passage-piéton, car dans ces villes-rues là, on est dans le dur. En arrière-plan, on pense « les gens travaillent », et donc ils ne s’arrêtent pas. Une certaine idée du travail qu’on ne pense pas à interroger sur le moment.

Par exemple D., retraitée. Sans cesse dans son jardin, à repiquer, retourner, déterrer, déplacer, tailler et tondre, à travailler sans prononcer le mot « travail » ni le penser. Si on en parlait avec elle, elle répondait « loisirs », « j’ai de la chance ». Et on était d’accord, quelle chance les fleurs, quelle chance les fruits, les feuilles et les bêtes. Parce qu’on n’avait aucun recul, on approuvait. On laissait advenir son mythe en nous, on l’accueillait. Elle disait qu’elle avait de la chance, on la croyait. Pourtant, en y regardant mieux, est-ce que c’était de la chance d’être dans son jardin à nous parler par-dessus la rambarde ? Et son travail, du moins celui nommé comme tel. Une vie à piquer, panser, soigner, donner son avis sur les analyses demandées par le généraliste, s’occuper bien avant le début du jour et jusqu’à tard le soir de malades (encore que, nommer cette catégorie « malades » ne donne aucune idée de ce que ça représente en termes humains), prendre soin de sa mère, décédée maintenant. Une chance d’amener à la voisine impotente, isolée, les salades de son jardin ? Un non-travail ?

Choix ou chance. Qu’est-ce qui fait que nous posons des mots inatteignables sur nos minutes de vie ?

Peut-être le besoin de les habiller, de nous habiller, de vêtements factices. Factice, lié à « fétiche », ce qu’on dit d’une croyance jugée maladroite ou enfantine. Superstitions. Sans doute que pour contrer le mauvais sort, on essayait maladroitement de faire bonne figure. On était prêts à dire « on a choisi, oui cette vie on l’a choisie, quelle chance on a ».

Peut-être que cette ville-rue, cette ville-bâton, cette ville-tige, cette ville-tiret plantée comme un piquet de tente dans le sol, nous faisait penser comme des piquets de sol, plantés. On était plantés là. Pour mieux masquer et y mettre un peu de tendresse, certains parmi nous disaient « implantés ».

En y repensant maintenant, depuis un autre endroit géographique et temporel, je vois une trame, un maillage, un grillage, plus ou moins tordu ou déformé par les intempéries, mais résistant.

Un maillage sans options. Sans marges, sans à-côtés.

On était posés là, pas loin des mille étangs. Les mille étangs se voyaient sur la carte. Une zone réservée, un territoire à part et un peu féerique. Rempli d’oiseaux venus d’Afrique, ou de plus loin encore. Ç’aurait pu être le territoire possible des possibles. On y était allés un peu inquiets. C’était plus haut que le reste, plus désolé aussi, une sorte de lande à la Brontë. Impossible à cartographier. Trop de ruisseaux, trop d’eau, trop d’étangs, autant que des veines dans une main. Un territoire impossible à penser. La preuve, on y avait croisé que des chasseurs, c’est-à-dire des humains impensables, sans logique émotive ni finesse. Avec leurs pneus énormes, leurs ventres énormes et leurs camouflages de soldats en plastique, ils s’affairaient à délimiter le possible pour le rendre impossible. Ils recouvraient la féerie de routes sèches et de rainures, enfonçaient des piquets dans le sol qu’ils lardaient de cartouches usagées. Ils quadrillaient, abscisses et ordonnées de saleté et d’effroi. Bruits, coup de feu brutal qui place le silence entre deux bornes.

Comment fait-on pour penser autrement avec le seul cerveau qu’on a ?

Certaines tribus inuits, peut-être toutes, je ne sais pas, pensent que l’enfant à naître est fait de quatre composants. Un, le sang de la mère. Deux, les os du père. Trois, le gibier, ou plus largement l’animal dont la mère et le père ont été nourris. Quatre, la lignée invisible, la chaîne de remplacement qui fait que l’on donne à l’avance à l’enfant à naître le prénom de la dernière personne décédée dans la famille, et peu importe qu’elle soit homme ou femme. Si la grand-mère est morte, l’enfant, garçon ou fille, portera le nom de la grand-mère et sera élevé comme elle-même le serait si la vie l’avait gardée proche. Si c’est le grand-père qui vient de mourir, l’enfant à naître, fille ou garçon, portera ce nom d’homme et sera élevé selon ce critère de transmission, lignage, passage, nous ne sommes qu’un instant.

Est-ce qu’en vivant en rond on peut penser en rond ?

La ville où j’habite aujourd’hui, maintenant, n’est pas une ville-rue. Plutôt une sorte de fruit à coque, d’oignon, de bulbe. Une petite ronde faite d’enveloppes successives. Est-ce qu’on pense autrement lorsqu’on se tient au creux de palissades de lignes et de lignes, enchâssées, répétées, cocons tressés ?

Et un texte ? Est-ce qu’on pense autrement un texte si on refuse le début et la fin, si on cherche à piqueter sans s’enfoncer, sans imposer, sans graver de limites aux possibles, si on veut repousser l’effroi des cartouches de fusils qui salissent tout ?

Est-ce que les catégories servent ?

Si oui, à qui ?

Cette idée d’un enfant à naître, ou d’un texte à naître, ou de quelque chose à naître, qui soit relié aux cinq points du récit (un les morts, deux l’inconnu du genre, trois l’animal, quatre le sang et cinq les os), lorsqu’on tente de le penser, est-ce que ça nous ferait fabriquer les mêmes rues ? dire les mêmes paroles ?

Cinq, comme les doigts d’une main, main au travail.

J’ai longtemps parlé depuis là-bas, depuis la ville piquet plantée, en prenant les fictions qui m’étaient accessibles au titre d’émerveillements. Les fictions qu’on nous offre, la seule vraie nourriture qui fait se lever le matin, quelle place leur faire ?

Au présent, on passe beaucoup de temps, peut-être la majeure partie, à se projeter dans une forme, une intention, un sentiment, ou une couleur, tout en prenant appui sur une image visible sur la carte, une image de nous ou de ce qui nous entoure, à l’écran ou bien par la fenêtre. C’est peut-être seulement quand l’image est loin, temporellement et géographiquement, qu’on peut réellement voir, sans nord, sans sud, sans inquiétude, le fond tentaculaire des mille étangs.

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