Nous sommes quatre, épisode 19

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Nous sommes quatre, moi y compris. Mais les trois autres n’ont rien à voir avec moi.

Il faut peut-être un temps de grandes bourrasques comme aujourd’hui pour que clairement je le formule. Il faut peut-être un hiver qui traîne et refuse de partir en emportant son ciel gris poisse, je le constate, j’ai besoin d’utiliser deux fois en deux jours le mot « clairement ».

Nous sommes quatre. Par ordre hiérarchique, le père, la mère, le fils, la fille, c’est-à-dire moi, et je ne sais pas encore, à l’époque de ma maison d’enfance, que certains combats se reprennent toujours depuis le début, depuis zéro. « Jour zéro », c’est ce que j’ai proposé comme titre pour nommer une maison d’édition, « maison d’enfance », « maison d’édition », c’est en l’écrivant que je vois ce qui est au travail dessous.

Nous sommes quatre. Aucun des trois ne lit, n’a lu ou ne lira ce que moi, la quatre, j’écris, pas besoin de masquer en écrivant un texte à clés.

Numéro un, le père, ne lira pas. Rapport à l’art ou à tout ce qui touche à la création, à l’esthétisme, limité à la propreté. Propre et carré sont les concepts les plus civilisés qui existent à ses yeux (qui plus est, il est mort).

Numéro deux, la mère. Ne lira pas, car occupée à faire muter les mots en perles d’un collier qu’on égrène dans le noir pour se donner du courage. Une fois enfilés (elle travaille obstinément, correctement), les mots perdent leur capacité à faire lien, sens ou message. Ils deviennent accessoires. Décoratifs. Vidés.

Numéro trois, le fils, ne lira pas. C’est un bon fils. Il a grandi sur ces fondations transmises, propreté, non communication, respectueusement.

Le fils (mon frère) me dit qu’il va partir en vacances quelques jours à Dubaï. Me décrit son futur voyage, organisé, propre et carré. Je glisse d’une petite voix les mots « respect des droits humains », sans agressivité, comme on tâte le sol pour en tester la résistance, « oui bien sûr », il en est conscient, de formation scientifique, il a saisi le rapport pollution / trajet touristique en avion, diplômé, et même surdiplômé, il passe simplement à autre chose. Ce n’est pas le sujet. La planète qu’on encrasse, une perle dans le collier. Les cellules de quatre mètres carrés où les militants des droits humains sont enfermés, une autre perle à égrener.

Une grande propreté suppose beaucoup d’énergie dépensée à gommer, effacer.

À la fois ce qui est vu, sur toutes les images reçues.

Puis à l’intérieur même de la pensée, du cerveau.

Je n’ai rien à voir avec eux.

Je ne veux rien effacer.

J’ai besoin de ne rien effacer.

Le Jour zéro sert à reprendre au point de naissance tout ce qui a existé auparavant. À le récupérer. Le Jour zéro, c’est j’attrape avec la main depuis le début des temps, et puis je recommence, qu’est-ce que je peux dire de mieux. Les trois n’ont jamais empoigné quoi que ce soit. Cela s’explique par leur peur, si prégnante, si puissante.

L’autre nuit

(la nuit est le négatif photographique du Jour zéro)

j’ai rêvé que la peur n’avait pas existé chez nous quatre.

Nous n’aurions pas eu peur de la saleté que provoque le chaos, et nous aurions eu faim de sa fertilité, de sa capacité à laisser croître les lianes qui peuvent relier les maisons entre elles, les messages, les mots, les gens.

Nous nous serions débarrassés des chapelets de perles mortes, de leurs sons creux. Nous aurions été plus heureux peut-être (plus vivants, c’est certain).

Ma maison d’enfance est une tombe, mais elle ne l’est pas devenue après-coup, elle a été construite ainsi.

Ma maison d’enfance est scellée, mais elle n’est pas scellée dans le passé.

J’ai écrit beaucoup de choses pour appeler les trois, pour leur faire signe.

Écrit pour batailler contre leurs gommes, leurs effacements.

C’est peut-être un moteur utile. Une chance.

Nous sommes quatre et j’ouvre les yeux à la place des trois autres.

(peut-être pour eux, parce que quelqu’un doit s’y coller ?)

J’ouvre les yeux à la place des trois autres

(grâce aux trois autres ?)

mécanique logique, parce qu’eux trois les ont tenus si bien fermés.

La nature est comme ça, elle crée des contrastes, des inversions. C’est ainsi qu’elle avance, en tâtonnant. Je suis un tâtonnement.

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