dans les maisons témoins, les vraies, les livres sont des boîtes en carton vides, un peu comme les cadeaux de noël qui décorent les branches de sapins coupées dans les rues en décembre — je crois avoir toujours eu en moi un reste de cette déception d’enfant en forme de lézarde, on dépiaute les rubans et on tombe sur un foutu cube en polystyrène
dans la médiathèque où je vais, les livres sont des livres, c’est déjà bien
je ne sais pas si c’est bien, dans la médiathèque où je vais il n’y a pas de rayon poésie, parce que les livres de poésie sont disséminés dans le rayon littérature générale
c’est peut-être mieux ce sans barrière
les poèmes font des livres avec des pages comme les autres après tout, alors c’est peut-être mieux de ne pas les regrouper à un endroit unique
surtout quand c’est un poil révélateur, exemple l’endroit fait 33 cm de large et repose sur deux étagères et attention, rien que de l’éclectisme inattendu qu’on aurait pas vu venir : baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
alors je ne sais pas, d’un côté je me dis c’est une bonne idée d’essaimer la poésie, éparpillons-là façon puzzle ou attaque printanière de pollens, et d’un autre côté j’ai vraiment peur que ce soit plus facile ainsi de cacher ce qui est disponible, c’est à dire [1] ce qui est disponible dans l’ordre d’apparition (et non pas dans l’otarie comme a voulu me le faire écrire mon correcteur orthographique, quel impertinent celui-là) baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
mais de toutes façons je n’y connais rien en poésie
il y a des courants, des écoles, des inimitiés terribles dont je n’ai aucune idée
je ne suis pas une fana de poésie en général, c’est plutôt que parfois une voix m’attrape : exemple antoine emaz, c’est mon exemple le plus solide et c’est un poète
c’est pour ça que cette idée d’essaimer les livres me va
c’est un peu comme la littérature
par exemple, le style antoine-compagnon-like ou la grande-librairie-like, je conçois mal que ce soit rangé dans la case littérature mais c’est comme ça, c’est le genre de denrées nouvelle-cuisine, une assiette blanche avec un zigouigoui de purée de brocolis en torsade sur le côté pour l’asymétrie élégante, la grande-cuisine-revisitée comme ils disent
le peu que j’en ai vu, les conférences d’antoine compagnon tiennent de la grande littérature-revisitée et torsadée de zigouigouis savants, sachants, anecdotiques, évidemment que l’écrire de duras à côté fait plat du pauvre et ressemble à un briquet d’ouvrier mangé sur le chantier en comparaison
la cuisine de la grande-librairie, pour le peu que j’en ai vu, ressemble plus à ces marque-pages papiers glacés, découvrez, voyagez, ressentez, ces publicités pour croisière grecque avec l’acropole en arrière-plan, placée là comme une torsade sur le bord de l’assiette blanche à je-ne-sais-pas-combien d’euros, en tout cas plus chère que ce que je dépense par an en coiffeur c’est-à-dire pas bézef puisque j’y vais en gros deux fois par décennie
mais qu’est-ce que j’en sais, je n’y connais rien en littérature
je n’ai aucun avis sur les écoles, les courants, les détestations, les colloques pour initiés, les top-tens des ventes en tête de gondole sur des présentoirs amovibles à superU juste à côté de ceux où tout est à 5 euros, l’ouvre-bocal et le set de table avec un dessin d’arrosoir anglais
qu’est-ce que j’y connais, la poésie pourrait très bien être un ouvre-bocal ou un arrosoir anglais après tout
je ne sais plus où je voulais en venir
ça aussi c’est un truc, c’est très mal vu de ne plus savoir où on voulait en venir, il vaut mieux convaincre, argumenter, échafauder, asseoir, et dérouler un raisonnement valable en partant du point a jusqu’à une lettre quelconque qui passe par un alphabet rangé correctement dans l’ordre je crois
cette maison[s]témoin ici n’est pas très occupée, pas très fréquentée
c’est un peu le grenier ou le cinéma dans l’impasse où je prends en photo la gouttière, les gens n’y passent pas délibérément, il y a la cathédrale en face qui prend toute la lumière, mais est-ce que ça empêche que le cinéma existe, ben non, même si on est très peu à savoir qu’il est là, c’est le fait qu’il soit là qui compte [2]
j’ai voulu ça au départ, je veux dire quand j’ai créé le site maison[s]témoin, parce que ça m’a semblé une bonne idée, je voulais qu’il soit exonéré du reste, un endroit un peu exotique où on ne moquerait de l’audience et de la temporalité, où les pièces mêmes vides raconteraient des histoires à qui veut bien passer sans presser le pas vers la route piétonne où, que ce soit dimanche, jours fériés etc, tous les magasins restent ouverts, le tourisme tu vois
je crois que c’est ça qui m’énerve un peu, je repense à compagnon et à la grande-librairie like — ce sont des exemples, je ne leur en veut pas personnellement d’exister — on présente ça comme de la grande-cuisine ou comme du cinq-étoiles-sur-le-michelin alors que c’est seulement anecdotique ou commercial ce genre d’échoppes, il y a ça aussi ici, des échoppes pour touristes, on a présélectionné ce qu’ils doivent acheter, la carte postale du d-day, le drapeau et l’affiche, le porte-clé d-day avec la voiture de guerre kaki dont les sachants savants experts connaissent le nom exact (la willys mb de 1941 par exemple), moi pas
alors je suis contente que le site de la maison[s]témoin ne soit pas in the mood, que ce ne soit pas un manifeste
ça aussi, je suis un peu fatiguée des manifestes, des pamphlets dont on choisit le titre pour bien marquer les esprits, genre vos gueules les poètes, ou les poètes sont morts, pour derrière s’enfourner dans des anecdotes et des courants, des détestations — je déteste les détestations, est-ce que c’est détestable ou une ironique mise en abîme ? ça me fait toujours penser au « pour ce qui est de la modestie, je ne crains personne » d’alphonse allais
donc je ne voulais en venir nulle part, ce serait ça mon manifeste
je pourrais faire ça, un manifeste qui ne va nulle part, qui ne veut rien prouver ni convaincre, mais avec un titre bien saignant comme vos gueules les poètes pour attraper les chalands
parce que la visibilité coco
hier j’ai vu un reportage sur duchamp, et quand ils en sont arrivés aux années fluxus ils ont cité des tas de noms d’hommes, mais évidemment pas yoko ono, alors que c’est elle qui lance le truc, george maciunas la suit, et c’est elle qui dit je n’aime pas les écoles, les courants, c’est vachement réducteurs, bref, elle va rester sorcière jusqu’à la fin et de ce côté-là invisible
ce qu’on connaît du monde, c’est vraiment pedzouille quand même
lutter contre la visibilité ou l’invisibilité, celui ou celle qui écrira un manifeste sur ça, bien du courage, c’est comme écrire un manifeste contre le pouce opposable
donc je vais aller à la médiathèque ce matin, et comme j’aime bien la poésie je ne chercherai pas dans le rayon littérature générale à retrouver disséminés les noms de baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
j’essaierai aussi de me boucher les oreilles quand machinette (chaussures de prix, bracelets en or, maquillage ouvragé et chapeau sur mesure) dirait à machinette bis, sa grande copine [3] ah que c’est bien écrit
bien écrit pour elle ça veut dire une bonne tripotée d’adjectifs suaves, des mots comme nacre, iridescent, diapré, conséquemment
oui vraiment je n’y connais rien ni en poésie ni en littérature, il y a des tas de livres qui me fatiguent, je ne sais pas ce que je cherche, peut-être des trucs rugueux, mon père aimait le bois et j’aimais le regarder travailler le bois et j’aimais les copeaux et les morceaux de bois pas encore poncés avec des éclats, des entailles, et quand, à force de polir ça devenait lisse, puis verni, fini au sens de fignolé, ça ne m’intéressait plus parce que ça donnait au bois cette qualité étanche, je suis étanche à l’étanchéité on pourrait dire
c’est comme le buis, j’ai toujours de la peine de voir des buis taillés en boules, en zigouigouis décoratifs, en torsades, ce qu’il faut être prétentieux pour dompter les plantes comme on coule de la crème chantilly quand même
je vais appeler cet article vos gueules les poètes, histoire de taquiner
j’ai lu un livre comme ça une fois, un pamphlet au titre très batailleur, scandaleusement attirant, et une fois lu on réalisait qu’on avait écouté quelqu’un raconter sa vie, et pourquoi pas après tout
c’est bien aussi que dans la maison[s]témoin, qui est témoin de tas de choses forcément, on puisse raconter sa vie aussi
si j’avais de l’énergie je ferais un essai argumenté : comment raconter sa vie partout et tout le temps
parce que tout le monde raconte sa vie
les publicités pour l’acropole racontent des vies, la vie rupine, la vie schizophrène qui prend quand même l’avion ou le paquebot pour rien en s’émouvant par instant que les libellules disparaissent
même les débats à l’assemblée racontent des vies, il ne faut pas croire, ce n’est pas délesté du quotidien, quand machin pose une question qui n’est pas une question mais plutôt un commentaire fayot et qu’il fait durer sa flatterie six heures juste pour accaparer du temps de parole qui sinon serait utilisé par quelqu’un ou quelqu’une de plus teigneux par exemple, ça raconte bien la vie intellectuelle qu’il porte et l’exigence de sa pensée je trouve, et c’est très comparable à machin bis qui se gare au milieu de la rue et tout le monde derrière attend qu’il ressorte du tabac avec ouest-france, c’est des indices de vie, de vie réelles qui se racontent là devant nous, des vies somme toute pragmatiques
et tout le monde le sait qu’être pragmatique, c’est bien
normalement à la fin d’un billet on cherche une chute, ou quelque chose qui finisse sur une ouverture
on cherche à polir le bois en fait
bah
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[note 1 : attention les yeux, que du neuf msieudame, des noms que vos oreilles ignorent, gaffe au risque de se faire fêler le petit cailloux à l’intérieur qui sert à gérer l’équilibre, d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît ceux qui sont entrés en contact, ils basculent, c’est comme le petit doigt rigide des envahisseurs que traque david vincent, ils les a vus, ils sont là, musique à forte connotation inquiétante, quand au tympan n’en parlons pas, il va faire une tronche de cent pieds]
[note 2 : ça me fait penser que ce n’est pas pour rien peut-être que pch soit l’habitant de la maison[s]témoin le plus actif, il aimerait la rue dont je parle avec le cinéma, il aime le cinéma et les rues où on prend en photo les gouttières, c’est bien que ce soit comme ça]
[note 3 : (elles ont toutes les deux « quelque chose » en lubéron ) (ces gens-là ne possèdent pas une maison, ils ne disent pas une maison ou une propriété, c’est trop caca, ils font dans la possession-revisitée avec le zigouigoui de possédant qui se traduit pudiquement par le terme « quelque chose »)]
Une réflexion sur « vos gueules les poètes »