Recette contemporaine

 

 

ça aurait pu être n’importe quel fruit, il y a des choses qui parviennent pas à passer, comment te dire ? il y a un siècle de ça, était-ce cette même odeur qu’exhalait la société contemporaine d’alors ? ce n’est peut-être pas l’endroit, ce n’est jamais l’endroit aussi bien, de rappeler (parce que de ce rappel il ne devrait pas même être question) que rien ne vaut la vie – la couleur de la peau, le genre, les mœurs n’y sont de rien – cette humanité, ce pouvoir qui n’a pas un mot, un geste, un égard pour cette humanité-là, comment te dire ?

 

il y a dans le jardin trois cerisiers : l’un, en face de la porte d’entrée, fait marronnier

mais ne donne que peu de fruits – un autre en revanche

se montre généreux – vers la fin juin s’organise la cueillette – on s’en va (le cœur est lourd, c’est jeudi dernier, le soir tard – qui se souvient de Toumi Djaidja, fils de harki tué par la police aux Minguettes en 1983 un soir de ramadan ?* (quarante ans de faillite) – on rallie la Normandie) (Malik Oussékine, oui, en 1986, oui) plus loin il fait doux

à l’échelle, un seau accroché, on récolte

c’est l’occasion de faire de belles images (dans le poste on fait la part des choses et on prend la mesure des dégâts : on compte, au ministère Beauvau, on compte mais une addition, qu’a-t-elle à voir avec le meurtre d’un jeune de dix-sept ans ?)  c’est un beau coin, un bel endroit

il y fait doux, bon vivre comme on dit – les éclats se sont calmés, on a fait donner la police en quarante cinq mille fois – à Angoulême, il y a de ça quelques semaines, à la nuit vers quatre heures du matin, un autre type, noir aussi bien (il était Guinéen) a reçu une balle administrée par un policier en plein thorax : il est mort, il se prénommait Alhoussein il n’avait pas vingt-cinq ans – dans le temps, tu te souviens ? on appelait ça des « bavures » : ce n’est pas parce que ça a toujours existé que c’en plus supportable – il vaut mieux penser à autre chose, je reconnais) – on équeute, on dénoyaute, on pèse (le poids de fruits égale le poids de sucre, augmenté d’un poids équivalent à cinq pour cent de pectine)

dans le champ attenant, des meules de foin ont été serrées

je ne sais plus exactement, mais dans ces moments-là, il y avait dans le poste ou était-ce au journal ? je ne sais plus, on y parlait de cagnotte

un million d’euros en quatre jours pour le tueur et sa famille avaient été récoltés – je ne sais pas trop, mais la nausée ? – on attend

le bouillon

on laisse cuire à feu assez vif une dizaine de minutes (on prépare des pots, on les stérilise à l’eau bouillante), on les emplit du mélange

on les retourne – le lendemain, ça n’avait pas pris.

Tant pis.  Revenant à Paris, avant hier, on a recommencé le même travail – faire des confitures, donner les fruits aux enfants, retrouver ses marques, ses objets ses outils.

Il paraît que la « cagnotte » (cette indécence crapoteuse) a été fermée par arrêté administratif. Dans le journal, on parle du ministre de Beauvau qui, dit-on, serait « aux petits soins avec la police ».

Je ne sais pas bien, ici, il fait doux, on mange à sa faim, on boit à sa soif. Je ne sais vraiment pas mais cette indécence obscène…

 

 

*: rappelé par Fabien Jobard dans un entretien qu’il a donné au journal Le Monde, hier

4 réflexions au sujet de « Recette contemporaine »

  1. va me réconcilier avec les cerises (n’aimais pas la cueillette enfant, d’autant que n’aime pas le fruit mais je sais suis un cas à part). Sont si belles dans leur écume sucrée
    Pour ces « bavures » savoir qu’elles existent et les incorporer au goût de nos jours (et penser que ce sont les donneurs d’ordre qui sont aussi en partie en charge de la formation qui sont responsables ou au moins co-responsables)

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