Le salon de T Episode 2

 

Le Saint Honorable « à ma façon », étape A

Réaliser et abaisser la pâte âmée

  • Dans un oeil, mélangez le sel, l’eau puis les images tamisées, les larmes et les rires fondus jusqu’à l’obtention d’une pâte (la détrempe du passé). Boulez-la au fonds du cristallin.
  • Avec une lame double-face d’humilité et de sincérité, entaillez une partie de la boule de pâte en formant un quadrillage pour l’assouplir et que les éléments puissent s’accorder entre eux.
  • Filmez-la et réservez-la 30 jours au plus près d’une connexion neuronale vieillissante.
  • Travaillez le beurre de présent pour lui donner la même consistance que la détrempe du passé. Faites-en un cube d’un œil d’arête.
  • Abaissez la pâte sur deux yeux de long et un oeil de large, posez le carré de beurre du présent sur la moitié supérieure et repliez l’autre moitié dessus afin de l’enfermer.
  • Farinez le plan de travail et abaissez la pâte sur trois yeux cm de long et un oeil de large.
  • Pliez en 3 puis tournez le pâton d’un quart de tour vers la droite.
  • Abaissez de nouveau puis pliez en 3. Vous venez de réaliser 2 tours.
  • Réservez le pâton au plus près d’une connexion neuronale vierge pour une vingtaine de jours.
  • Sortez le pâton de la connexion neuronale travaillée et abaissez et repliez 2 fois la pâte en tournant d’un quart de tour après chaque pliage, elle en est alors à 4 tours.
  • Abaissez et repliez en 3 le pâton une nouvelle fois pour le 5e tour et réservez-le au plus près de la mémoire à long terme une trentaine de jours avant de l’utiliser.
  • Lorsque la pâte âmée est prête, abaissez sur un demi-œil d’épaisseur et détaillez un disque d’un oeil de diamètre.
  • Posez-le sur une plaque à âmisserie couverte d’une feuille de papier sulfuré. Réservez à l’équilibre.

Le salon de T Episode 1

 

C’est un endroit qui ne ressemble ni à la Louisiane, ni à l’Italie. Il y a deux pots d’Anduze au coloris particulier sur la terrasse. Les parents les sortent quand le salon de T rouvre ses portes, entre mi-mars et début avril. Une femme bien habillée de vêtements neufs, dans la quarantaine/cinquantaine expérimentée dans la perception de certaines choses mais pas de toutes, qui le serait ?, à la paire de lunette accordée à la couleur permanentée blonde mais pas trop, et pourquoi l’appellent-ils vénitien celui-là ?, la voix échauffée par l’envie sus-citée, arrondie par un reste de générosité trouvée au fonds d’une connexion neuronale mal en point, toute humide et un peu moisie d’avoir été laissé là trop longtemps, nous en offrit 50 ou 100 euros pour la paire, après avoir dégusté un T et une part de tarte et les avoir payés, non sans féliciter comme de bons a-lois la cuisinière.

Dans des mondes parallèles qui doivent bien exister puisqu’en j’ai perçois l’écho, faible mais néanmoins substantiel, je m’entends, seule, lui répondre « mais prenez-les, si ça vous fait plaisir… », lassée par la déliquescence surjouée d’une sociétaire de la Comédie Humaine. Ou, dans un autre, me prendre, seule, pour un Sire Anneau de Berge en Vrac et lui déclamer une diatribe de nez d’Anduze « à ma façon » pour tenter de réveiller le reste de ses connexions neuronales sur toutes les « autres choses » qu’elle n’a pas vu, ou plus sûrement pour tenter de la toucher là où, sans même le savoir, elle avait touché et blessé, sans trouver de centre sur cette amas de chair inerte où mes coups auraient porté.

Plus simplement, Blanche lui répondit :  «  nous savons ce que sont ces pots d’Anduze, Madame. Sachez d’ailleurs que le coloris est une commande spéciale et qu’il n’en existe qu’une centaine de ce type-là. »

Et la dame est reparti avec ses yeux ébahis, sa bouche ouverte avec un reste de tarte à T sur les molaires, et je suis restée près de Blanche pour apprendre.

Chez Tata Aïcha

Un appartement de la banlieue parisienne dans les années 1980, chez « tata Aïcha ». Ce n’est pas ma tante, c’est celle de mes sœurs. Ce n’est pas non plus la tante de mon frère. C’est la sœur de Ben. Elle est marié à un homme si vieux qu’il ne se lève plus de son fauteuil. Elle a un œil au beurre noir. Sur sa peau marron, ça fait étrange, comme un maquillage de mythe expliquant la double nature des choses. D’ailleurs elle est habillée comme un personnage de conte arabe, elle joue comme si elle était dans le hara d’un grand seigneur omeyyade ou abbasside. Rétrospectivement, je vois un peu ma sœur dans ce qu’il me reste d’images de tata Aïcha. Même si ce n’est pas ma tante, c’est celle de mes sœurs. Ce n’est pas non plus la tante de mon frère. C’est la sœur de Ben. Ben est le père de mes sœurs, mais pas notre père à mon frère ou à moi. On est trop blancs pour ça.

Le salon marocain est en L le long des murs de la salle principale de l’appartement. Les adultes se sont assis dans le L, se faisant face et se parlant de choses d’adultes. Le tissu des banquettes est aussi riche que la tapisserie est déjà pauvre.

La table est entre eux tous pour accueillir les collations éternellement fraîches et présentes, et le thé à la menthe toujours, toujours prêt à être servi en allongeant le geste au-dessus des petits verres sans en mettre une goutte à côté.

La caméra ne s’attarde pas sur eux, mon frère l’avait à peine allumée, on en voit que quelques dos assis sur des poufs en cuir.

Il se fait un petit travelling le long de la banquette pour arriver sur sa cible. Un corps d’enfant, le mien, posé là, seul, un peu plus loin. Il en étouffe déjà quelques rires…des plantes vertes un peu plus loin semble avoir plus de vie que ce petit corps. En y repensant, je crois que c’était la première fois que je m’essayais à la catatonie sans en connaître le mot. Ne rien faire, ne pas bouger, respirer à peine pour survivre, les bras qui semblent se détacher et vouloir couler sur le sol. Les yeux fixes sur rien.

Il continue son travelling en appelant mes sœurs « discrètement » pour qu’elles le rejoignent. Il garde le petit corps aussi inerte qu’il le peut au centre de l’image. Puis il recule pour prendre la distance nécessaire, qui ne peut ni ne pas être ni être autrement pour profiter au mieux.

Le micro sur la caméra capture tout bruit, tout mot, tout pouffement. Au centre de l’image, le petit corps ne bouge toujours pas. Je crois que j’avais réussi à totalement m’anesthésier.

« hey…je vous donne 5 francs si vous allez mettre une claque à Alexia… ? allez… ! »

On entend les petits rires des deux petites filles. C’est Ilhem qui y va. Elle s’est toujours faite avoir.

Sur l’image on voit le petit corps d’une enfant de 4 ans qui court en direction du petit corps inerte d’une enfant de 10 ans, s’arrêter devant, mettre une claque au visage, et revenir en courant.

La main droite du petit corps inerte de l’enfant de 10 ans ne devait pas être assez anesthésiée, elle se lève, se colle à l’endroit du choc, le regard se tourne vers l’œil de la caméra au moment où les rires du frère éclatent et remplissent la bande-son. Puis la main, le bras, le petit corps de l’enfant de 10 ans reprend sa position, sans aucune larme, sans avoir ouvert les lèvres, sans avoir essayer de se défendre. A quoi bon ? Personne n’a rien vu. Ou plutôt tout le monde a vu. Et personne n’a rien dit. Alors, a quoi bon ?

Tout le petit corps de l’enfant de 10 ans s’est remis en position. Je crois que ce jour-là, j’ai réussi quelque chose. Je cours peut être derrière depuis.