Une tente de passage

Il y a longtemps que je ne suis pas revenu dans cette chère maison-témoin, j’avais eu d’autres préoccupations (un cimetière est aussi une succession d’habitations, sauf pour les urnes à destination non électorale).

Par précaution, j’avais emporté ma tente Quechua et je l’ai déployée ici dans une pièce qui semblait offrir un peu de place – là, un lit « clic-clac », un peu plus loin une table basse encombrée de reliefs de repas devant la télé avec écran plat – puis j’ai sorti mon sac de couchage et ma lampe de poche, son pinceau lumineux m’a fait penser à la grotte Chauvet mais je ne percevais aucun animal à quatre pattes sur le mur faiblement éclairé.

Après quelques minutes, je me suis endormi. J’ai rêvé alors de cavalcades, de neige, de froid, d’un baiser doux, le temps passait agréablement.

Soudain, j’ai été réveillé :

– Mais qu’est-ce que tu fais là, tu te prends pour un SDF  ?, m’a dit une voix tonitruante, du genre de celle de qui est dans son bon droit.

– Je ne faisais que passer, ai-je répondu. J’ai parcouru des milliers de kilomètres, en mer, en terre, et j’ai accosté ici, grâce à quelqu’un qui m’a donné cette adresse. Mais rassure-toi, je m’en irai, juste après la nuit (en évitant de passer par la Hongrie). Je crois que je ne fais pas partie du contingent restreint des « admissibles » au droit d’asile par le gouvernement Valls (avec Bachar) et avant d’être renvoyé chez moi, dans l’ouest d’Alep, je voulais juste goûter, pendant quelques moments, la douceur du pays qui se nomme encore celui des Droits de l’Homme.

On me laissa quelques heures de répit. Le lendemain matin, j’ai repris la route, sans horizon, sans GPS, sans espoir : la vie est une assez courte errance et peu importe, au fond.

SDF-DH (cliquer pour agrandir l’image)

texte et photo : Dominique Hasselmann

Sous la fenêtre de la chambre du haut

 

 

Sous l’une des fenêtres d’une des chambres (imagine qu’elle soit louée à une étrangère de passage, un/e jeune étudiant/e ou quelqu’un des nôtres, un/e ami/e, une connaissance de la maison, depuis longtemps imagine depuis longtemps cette maison une famille l’habite les enfants sont partis les grands parents sont morts, depuis tant de temps, peut-être est-elle habitée par le veuf, la veuve, qui cherche une compagnie plutôt qu’un loyer faible dérisoire, imagine un peu), sous la fenêtre de la chambre à louer, on a installé une planche de bois dur, et lourd, on a posé des tasseaux (c’est une fenêtre dans un chien assis), on les a fixés de grosses vis et de grosses chevilles, en plastique gris les chevilles, la perceuse et le bruit, la vrille, le bruit, ce sera comme un bureau, on l’a louée et puis le temps est passé, la planche est restée là, c’est une planche de bois dur et elle servira à reconnaître que l’écriture de ce type a été tracée dessus…

lohmann m le maudit

Le type, le locataire, un chapeau, un manteau, des bonbons et le silence de l’escalier, Allemagne années trente, à l’image la loi et la force de l’ordre, l’inspecteur Lohmann, il pense, et finit par trouver, oui, sur cette planche, les empreintes du crayon rouge, oui, on pense, cet homme, est-ce qu’on se souvient de lui ? Ah, Peter Lorre : « pourquoi moi ? » dit-il, « cette ombre je ne suis pas seul, je ne suis jamais seul quelqu’un me suit, je ne suis jamais seul, il est là, il me suit, c’est moi... », il sifflote un moment cet air de Grieg (trente et un, le son au cinéma commence, le son comme une antienne, comme un apport, comme une ouverture sur quelque chose qui évoque, le son comme à la radio (j’ai mis un lien un peu de commerce, mais ça ne fait rien, c’est pour Savannah) lui il le siffle, « un aveugle en gémissant« , disait Jean Roger Caussimon, « sans le savoir a marché dans le sang/ puis dans la nuit a disparu/ c’était peut-être le destin/qui marchait dans les rues« , oui, la force du destin), est-ce qu’il est responsable, tuer une enfant, responsable, une ville cherche son meurtrier, cette lettre tracée dans son dos, sur son manteau, quand il se retourne elle disparaît il lui faut un miroir, les mendiants, la pègre, la loi, ce n’est pas discours que de ne porter à l’image que l’inspecteur Lohmann, non, pas seulement, Allemagne année trente, j’ai peur de reconnaître les actes avant-coureurs, Fritz Lang qui vient après Samuel Fuller, un panthéon, une vraie furie… Sous la fenêtre, une planche et les traces du crayon, rouge il me semble me souvenir

 

A la folie

 

Il faut bien, sans doute, qu’on pose ici un système de chauffage (je vois bien que le travail d’installation est en cours, je propose seulement). Il y a là un élément important : le radiateur. La réalité des choses veut que ce couloir (« Corridor » dans le titre) soit infini : il y aura là

shock corridor

un type, journaliste, qui voudrait confondre quelqu’un, lequel aurait probablement par accident mis fin aux jours d’un ou d’une autre sans vraiment en avertir sa hiérarchie. Ou alors intentionnellement. Plus probablement. (J’avais pensé aussi à « Soudain, l’été dernier », (Joseph Manckiewicz, 1959) mais finalement, c’est le radiateur qui l’a emporté). C’est que de peupler ainsi cette maison de héros plus ou moins inconnus de la cinématographie mondiale (ou tout au moins celle à laquelle je suis, disons, perméable) avait créé chez moi une attention plus grande, un désir aussi de rendre présentes des choses qui font que le monde est tel qu’il est. La folie, c’est une chose qui le fait avancer (tu vois, par exemple, il n’y a pas si longtemps, sur l’allée verte, à Paris, dans cette zone industrielle en Isère, ou sur cette plage du côté de Sousse).

Ou alors stagner.

Ou plus précisément, reculer, oui voilà.

Reculer. Comme dans celui dit de la mort : la folie du monde, c’est un peu ça.

Cela n’avait aucune importance : cette maison-là était une maison de fous (marabout de ficelle de cheval de ferme ta boite à clous d’acier toit de maison de fous comme toi) mais cela ne se dit plus. Cela. Le type a été servi  : ah bien sûr évidemment il a démasqué le coupable (la belle affaire), il a même je crois reçu le prix qu’il convoitait tant, ça n’a rien empêché : catatonie, pétrifié comme dans un rêve où l’eau directement descendue de son propre esprit désincarné, l’inonde et et puis ensuite plus rien

schock corridor 2

camisole chimique ou pas, laisser reposer l’être, assis sur ce radiateur qu’on installera bientôt, dans l’un des couloirs de cette maison qui témoigne de l’existence indicible mais réelle de la folie pourtant car, dans la fiction,  comme on sait, tout est, toujours,  vrai

Horloge encore, tentative de roman

 » Le hasard apporta une horloge comtoise chez l’aubergiste qui le recevait. Le livreur, un homme aux cheveux blancs, aux gestes lents, disposa devant lui le châssis de bois, la pendule et le balancier. Nicolas, que d’habitude la compagnie des hommes faisait fuir, ne perdit pas une miette de l’installation. Il donna même quelques judicieux conseils pour maintenir l’ensemble dans une parfaite verticalité et éviter tout frottement sur les parois de bois qui pourraient à la longue provoquer une imprécision et une usure prématurée des engrenages. Vous êtes du métier ? s’enquit l’artisan. Non, j’ai simplement du goût pour la technique, répondit Nicolas, […]Le vieil homme regarda la pendule déposée dans un coin de l’atelier. Un meuble de bois peint d’une seul pièce laissait voir à travers la vitre de son ventre le mouvement lent d’un balancier en bois doré, orné dans la partie supérieure d’un thermomètre à mercure, et, dans la partie inférieure, d’un baromètre à cheveu qui, suivant le temps, faisait sortir soit un homme muni d’un parapluie, soit une femme portant une ombrelle à son bras. La pendule, tout en haut, possédait une aiguille de fer pour les jours, tandis que celles en laiton indiquaient l’heure et les minutes sur des chiffres romains. Le cadran, commandé par l’artisan, indiquait son nom, René Herment, et le bourg où il avait ouvert sa boutique. C’était la première fois qu’il proposait pour ses clients les marques de sa profession, associées à son identité. Une fierté. Le mécanisme était rustique et l’horloge était massive, ornée de dorures bon marché, mais il lui semblait qu’elle avait été le reflet de toute sa vie, depuis qu’il s’était installé ici en 1858 après son alliance avec une fille de la région. Personne alors ne misait sur lui, qui avait inscrit à la rubrique profession en bas de l’acte de mariage « commerçant ambulant ». Il s’était établi, avait honnêtement accompli son métier et pouvait à présent s’enorgueillir de son expérience. Cette pendule, qu’ils avaient montée ensemble était la première d’une série que l’artisan avait achetée pour partie en pièces détachées en prévision des futures foires à venir, la mode était à de tels cadeaux de mariage, et voir son nom marqué sur la pendule entrer dans l’intimité d’intérieurs de jeune mariés où elle allait rythmer le temps et les naissances à venir, donnait au vieil homme l’illusion qu’il avait su trouver sa place ici, avoir un rôle. C’était cet hommage que Nicolas voulait lui rendre : chaque homme doit trouver sa place, chaque société doit lui laisser saisir sa chance.  »
(extrait d’un texte en cours)