Dans les arbres

 

(Que mets-je/mettre en cette maison(s)témoin ? Des fantômes, comme on(je) les aime, ceux qui hantent un peu nos(mes) rêves, ceux qu’on aime retrouver même s’ils ont un peu vieilli (Bernardo Bertolucci commence à taper les soixante quinze quand même, mon ami)… Que posé-je en ces pièces en ces murs ? Des objets (ou des pièces) appartenant à des films que j’ai aimés, ou que j’ai assez détestés, n’importe des histoires qu’on raconte aux enfants avant ou pour qu’ils s’endorment, des histoires, l’humanité et ses histoires… Le drame, la tragédie, la comédie, je m’essaye à raconter, je crains la lourdeur, je tente l’ironie, je me souviens de cette chanson -je sais pourquoi elle me revient, c’est que je l’aime- « Charpie de chapka » qui n’a rien à voir mais ça ne fait rien, elle fait partie de ce qui tourne toujours (Etienne Roda-Gil) comme certains films – celui-ci n’en est pas un mais depuis quarante six ans qu’il est sorti (1970) je ne l’avais jamais vu. Voilà tout : l’histoire est jolie parce que je l’ai vu (le film, pas l’histoire) dans un cinéma nommé Le Brady (boulevard de Strasbourg, à Paris, lequel boulevard fait suite au Sébasto de Jean-Roger Caussimon cher à « Ruelles« ) où pour la première fois j’allai… J’aime ces conjonctions, j’aime Paris au mois d’Avril comme je l’aime au Portugal, enfin, des chansons, des films, de la musique et de la conscience. Que fais-je dans cette parenthèse italique ? Je m’explique, vu que cette maison a l’audace de changer (de l’audace, toujours de l’audace)  (j’adore ça) : je continue mon attitude, j’essaye de comprendre ma façon d’agir. J’écris, je prends des photos des films annonce qui tourne sur mon écran d’ordinateur, j’illustre) 

 

C’est une histoire d’arbres

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en vrai c’est en forêt que ça se termine (ça pourrait aller au jardin, s’il y en avait un, et s’il y avait des arbres ). C’est l’histoire assez horrible de l’Italie d’avant la deuxième guerre (mondiale, juste avant, en 38), celle de l’ordure et de l’infamie, expliquée par le traumatisme sexuel subi dans l’enfance. C’est aussi l’histoire du fascisme : comment le devient-il, fasciste, ce héros au sourire si doux (Jean-Louis Trintignant, qui interprète le rôle d’un Marcello Clerici) (et lorsque sa femme à l’écran -interprétée par Stéfania Sandrelli qui tient fort son rôle, dirigée magnifiquement- l’appelle par son prénom, on a l’impression que c’est Marcello Mastroianni qui va apparaître) ?

Stéfania Sandrelli confessionnal

C’est un couard, un lâche – ça ne ferait rien s’il n’était aussi avide de pouvoir, tu comprends…

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Ici c’est la scène d’ouverture, le trio  chnte, lui est avec son ami aveugle dans la coulisse, dans la cabine peut-être de sonorisation, d’enregistrement, ils parlent et il explique qu’il veut être comme tout le monde, avoir une  « bonne épouse » – i.e un peu conne- une vie normale, il sera donc dans les affaires normales de l’Italie d’alors, on lui confiera une mission afin qu’il prouve sa loyauté au Duce, il faudra qu’il tue quelqu’un, son ancien professeur de philosophie devenu opposant au régime, et il le fera par meurtriers interposés, lâchement comme il sied à des hommes de cette trempe…

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Contrefaits, arrogants, sévères, monomaniaques, les hommes qu’il servira seront à l’image de ce qu’il deviendra sans doute  mais le film raconte ces journées-là où il va faire tuer d’une façon horrible (des dizaines de coups de couteau) son ex-professeur qu’il fera mine, tout au long du film, d’admirer. Ca se passe un peu dans un Paris reconstitué d’avant guerre (le musée d’Orsay est encore la gare dans laquelle on a installé un grand hôtel, les images sont magnifiques).

Trintignant tour eiffeil

C’est ce double langage qui est à la base de la réalité qui est montrée – et on ne doute pas, à voir la politique menée ici (en Pologne ces temps-ci) ou là (en Hongrie, au hasard par exemple aussi), de la réalité de ces agissements, car cette extrême-droite-là existe encore de nos jours. Voir ce film aujourd’hui donne un sale goût dans la bouche.

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L’homme, Marcello donc, se marie et pour ce faire, est obligé de se confesser, n’en a cure puisqu’il le faut, il se constitue ainsi : une mère opiomane qui trompe un mari aliéné, avec le chauffeur nommé « Arbres » -traduction du nom du chauffeur asiatique.  Tout est assez transparent – abusé quand il était enfant par le chauffeur de son père, le petit Marcello tuera son violeur -ou pensera le tuer – et durant toute sa vie, ce traumatisme le hantera. Devenir normal, tendre vers la normalité à travers son adhésion à cette idéologie (pourrie), voilà le but ultime du héros. De l’empathie pour lui, non, mais l’acteur est formidable, le film superbe (une image de Vittorio Storaro nuancée sensible douce claire, une merveille), doublé d’une musique de Georges Delerue, magnifique…

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Et à la fin, il finira par encore trahir son ami… Déliquescence, horreur, indignité : itinéraire à ne pas emprunter.

« il tue ce mur »

La maison est vide en ce moment. Comme c’est un printemps un peu frais, que le ciel est grisé, les ombres ne se découpent pas sur le carrelage de la cuisine, sur les dalles claires du salon, au seuil des portes neuves, comme si ici était un lieu hors sol, hors pesanteur – car que pèse-t-on, débarrassé de l’ombre –, comme si les pièces étaient les membres ramenés entre eux d’un grand corps accroupi qui attend, la maison témoin qui écoute.
Il y a des voix de femmes, des rires, des cris. Beaucoup de musique, quand leurs fantômes traversent le couloir, les chambres, et on entend parfois « coupez ! », mais on ne coupe pas, il y a des liens indéfectibles. Il y a ce qui reste des visites, un morceau de papier plié avec un bout de téléphone ou le début d’un nom. Des produits ménagers sous l’évier, des prospectus. Un des faux livres décoratifs de la bibliothèque est écorné – un enfant qui voulait vérifier que c’était une boîte, que ça ne s’ouvrait pas cette mystification, l’a arraché en douce avec son ongle pendant que les adultes parlaient. Il fallait bien qu’il réalise que c’était vrai ce mensonge.
Dehors le trottoir est sale devant le panneau d’affichage qui rappelle les horaires de visites, il fera bientôt nuit.
La nuit arrive, comme elle résonne dans les murs vides, de cris, de rires, qui viennent de loin, plus loin que le trottoir, c’est un vacarme vague, actif et concentré, de qui se réunissent, ne veulent pas dormir, veulent rester debout. La maison est inquiète. Plus légère sans son ombre, elle y prend goût à ce printemps. Elle aimerait bien ne plus entendre « coupez ! » – et elle a cette idée que les fantômes ne sont pas morts. Elle voudrait des slogans qui s’allument et clignotent sur l’écran imité de la fausse télé du salon. Que les fruits en plastique du saladier se talent, mûrissent, pourrissent même, qu’on puisse les jeter sur ce qui avilit, ce qui violence, ce qui monstre d’aveuglement. Elle en a marre d’être témoin peut-être ?

il tue ce mur

faites le mur

 

Plus qu’à

Toutes les maisons témoins sont différentes, toit orange, jaune ou gris, une véranda ou pas, et les buis dans leurs pots ne sont pas disposés de la même manière.

Toutes les maisons témoins portent des noms, il suffit de feuilleter un catalogue : « maison individuelle Argus », « Sagesse », « Noctuelle pourpre », « Grand nacre », « Perle », « Labry »,  « Aurore azuré », « Ambiance », « Noir jaspée », « Histoire », « Jouvence », « Vert doré ».

Les visages du couple prêt à remplir la demande d’information sont souriants, incrédules.

_Grand nacre, chérie ? Crois-tu que c’est dans nos moyens ?

_Quelle sera notre vie en Noctuelle pourpre ?

_Ambiance possède des volets verts et une balançoire.

_Tu as vu cet onglet « qualités des maisons » ?

_Et celui d’à côté, « qualité du bâti »…

_Car ce n’est pas la même chose, une maison sans qualités peut être bâtie comme un pied.

_Ou le contraire.

_Dans la rubrique « Pourquoi construire ? », je note beaucoup d’avantages.

_Mais quand même un inconvénient : « L’architecture contemporaine peut parfois ne pas plaire à certaines personnes »

_Hum… « certaines personnes »… Ces gens-là ne sont pas comme nous. Certaines personnes sent l’anormal, l’inadapté. Ça frise le gauchiste, le révolutionnaire. Ça peut avoir des mœurs étranges, voire étrangères. Comme être homosexuel ou libanais.

_Ah, par exemple !

_Comment, en toute conscience, être certaines personnes ? Pourtant ce constructeur est magnanime. Il se penche sur leur cas. Il ne les ignore pas.

_C’est généreux.

_Il dit « Certaines personnes, chez nous, on s’en occupe, ne craignez rien. On les matera. On leur mettra deux buis en parallèle et à plusieurs endroits ».

_Comme tu y vas !

_C’est que je veux des voisins propres. Des voisins comme moi. Avec des volets bleus, des balançoires, des entrées de garage immaculées Perle ou Ambiance ou Noir jaspée.

_CONTACTEZ-NOUS… ?

_Plus qu’à cliquer.

maison témoin 1

 

 

similaire

De temps en temps il est nécessaire de rénover la maison témoin, de repeindre les murs, changer le papier peint et l’évier de la cuisine dont l’éclat s’est terni. C’est un passage obligé pour que le visiteur soient satisfait et choisisse d’investir dans une construction qui lui ressemble.

Les objets sont alors effacés. Ceux qui servaient à la décoration ne touchaient que la couche superficielle de nos désirs, ils ne portaient en eux aucune intention d’être portés, caressés, déplacés, envisagés avec tendresse.  Ils doivent disparaître sans marquer d’au revoir, aussi fugaces et élégants qu’ils sont venus,  copies de pensées affectueuses, de souvenirs, et les tableaux de liège étalent des photos de visages que l’on ne connaitra pas.

Sur le frigo de la cuisine qui offre aussi de l’eau et des glaçons à volonté, les post-it ne verront pas leur couleur passer sous la lumière, et les messages qu’ils portent, à ne pas oublier, n’entreront dans aucune mémoire.

On pourrait penser qu’ils vivent ailleurs, dans un monde parallèle, leurs injonctions ou leur mots doux. Mais c’est une fiction étrange. On se retourne et c’est nous qui passons de l’autre côté du mur, à la fois effacés et présents dans ce qu’on imagine qu’on pourrait dire ou faire, dans ce qui nous plairait de croire, de regarder. Un coup d’éponge et les peintres viennent modifier la couleur du salon pour, semble-t-il, accentuer cette sérénité que l’on cherche, une couleur d’absence (grise ? taupe ? bleue ?), et c’est comme un sommeil que l’on reprend après s’être tourné dans son lit.

Parfois, quelqu’un laisse un objet – c’est un enfant qui oublie un jouet, une femme stressée qui a posé ses clés sans les reprendre, un papier tombé d’une poche, un ticket de caisse ou un lettre qu’il aurait dû poster – et cela agit comme une lacération dans cet espace trop calme, c’est le surgissement d’un temps brutal qui fait désordre. Le similaire est une petite dictature paisible.

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DLM 8 | flageoler

 

Avant-hier, Force verte a ouvert la porte, c’était l’heure du repas journalier, mais à peine venait-il de la refermer à clé et de se retourner qu’il a perdu l’équilibre ; le plateau qu’il tenait dans ses mains est tombé avec lui, devant moi, alors sa tête a cogné le sol et il est resté là, inerte et muet. Comme j’ai pensé que c’était un piège de plus, encore un test, je n’ai pas bougé : les flageolets pouvaient attendre et surtout ils ne valaient pas une raclée supplémentaire de la part de mes geôliers. Au bout d’un moment j’ai demandé si ça allait, une première fois doucement puis une deuxième fois un peu plus fort : Vous allez bien ? Comme il ne répondait rien et ne se relevait pas je me suis rapproché de lui et du bout de mes orteils je lui ai chatouillé une main, les cheveux, une oreille, le nez. Je puais tellement que l’odeur aurait dû réveiller un mort et pourtant Force verte ne bougeait toujours pas, j’ai pensé : Il est plus résistant que la mort ou alors c’est mon odeur qui n’est pas encore assez insoutenable. Je me suis rapproché un peu plus de lui et accroupi j’ai commencé à le secouer en posant une main sur son épaule. Il y avait des flageolets partout sur le sol et le plateau était fendu en quatre morceaux de différentes tailles. L’un d’eux était assez pointu pour trancher une carotide ou un poignet alors je l’ai envoyé valser à l’autre bout de mon couloir en me disant que j’en aurais peut-être besoin bientôt. La clé de ma prison était sans doute accrochée au trousseau qui dépassait d’une de ses poches mais laquelle était-ce et quand bien même je la trouverais était-il prudent de la subtiliser ? J’étais nu et sale, je ne savais pas ce qu’il y avait derrière la porte, je ne connaissais pas le lieu de ma détention mais l’occasion était trop belle pour être vraie. Soudain il y a eu du bruit derrière la porte, Force verte avait trop tardé sans doute, les autres avaient trouvé ça louche. J’ai fait quelques pas en arrière, je me suis assis la tête dans les genoux, mes bras enlaçaient mes jambes qui s’étaient mises à flageoler. Mes deux autres ravisseurs étaient là maintenant, Force rouge me secouant tant qu’il pouvait pendant que Force bleue tentait de ranimer son coreligionnaire. T’as fait quoi, putain, qu’est-ce qui t’a pris, tu vas parler ou je te défonce le crâne… J’attendais que l’orage passe. Puis : allez, parle-moi, dis-moi ce qui s’est passé. Alors j’ai raconté ce que j’avais vu puis Force bleue a dit : Il a marché sur ses lacets c’t’andouille… mais je crois que ça va aller, il respire en tout cas. Force rouge a regardé si toutes les clés étaient dans la poche de l’inanimé, il s’est retourné vers moi, a dit : Ça va, c’est bien, c’est bien mon gars, mange maintenant, et à Force bleue : Bon, portons-le, on va voir ce qu’on peut faire avec lui. La porte s’est refermée, j’ai ramassé les flageolets un par un, je les ai mangés puis je suis allé vérifier que mon morceau de plateau cassé était toujours là. Alors j’ai gravé mon nom tout en bas du miroir, en petit, et à côté du signe = j’ai écrit « innocent ».
De l’autre côté de la cloison il n’y avait pas de bruit. Ça faisait bien une semaine que la maison était vide.
Ce midi, c’est Force bleue qui est venu m’apporter mon assiette de flageolets.

DLM 7 | quand on n’a que les murs

 

Comment est-il possible d’entendre ceux qui vivent derrière les murs sans être entendu d’eux ?

Des mois que je suis là maintenant à compter et recompter les bâtons que je trace du bout de mon index mouillé par la salive tout en bas de l’immense miroir, là où les trois Force ne regardent jamais, des bâtons qui forment une frise étrange, quatre haricots verticaux, larges, tordus, bardés par un cinquième qui les traverse du Sud-Ouest au Nord-Est, ces traits étant mon seul lien concret avec le temps qui passe.

Si j’entends les colocataires ouvrir et fermer les portes, les tiroirs, les fenêtres, tousser, faire couler leur bain, regarder des films, eux aussi doivent m’entendre pousser des cris, taper contre les murs, tenter d’exploser ce grand miroir avec mes ongles, mes poings, mon front, mes pieds ou quand mes ravisseurs me tabassent, non ?

Et pourtant, jamais je n’ai eu le sentiment qu’un colocataire avait posé son oreille contre un mur, toqué contre une des cloisons ou dit à un autre : bizarre ce bruit derrière le mur, ça ressemble à un cri, on dirait que quelqu’un est enfermé dans la maison.

Au début, j’étais trop groggy pour remettre en question la parole de Force rouge. Plusieurs fois il m’avait montré les plans de la maison et les bienfaits de l’isolation phonique : tu auras beau crier, taper de toutes tes forces, vu le système ultra-moderne que nous avons mis en place et qui a déjà fait ses preuves dans les plus grands pénitenciers du pays, personne ne t’entendra, vois-tu, sauf nous qui te surveillerons jour et nuit et te ferons si bien regretter tes mauvais faits et gestes que tu réfléchiras à deux fois avant de recommencer.

Comprends-tu que tu ne dois attendre aucune aide de l’extérieur, que ton salut ne viendra pas de là mais de nous lorsque nous jugerons que les informations que tu auras recueillies seront suffisantes ?

Force rouge m’a martelé ce genre de propos des dizaines de fois et jamais je n’ai pensé à demander pourquoi ils n’y allaient pas eux dans ce couloir puisque personne ne les entendrait et comment on pouvait être parfaitement « isolé » d’un côté de la cloison mais pas de l’autre. Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines que je me suis mis à douter. Quand j’en ai eu assez de me faire battre, quand je me suis calmé, quand j’ai imaginé que si je leur obéissais au doigt et à l’œil ils me laisseraient peut-être tranquille, quand j’ai espéré que tant qu’ils n’auraient pas l’information qu’ils attendaient ils ne me feraient pas plus de mal que ça. C’est seulement à ce moment-là, il y a quelques jours que j’ai commencé à me poser des questions.

Mais suis-je dans d’assez bonnes conditions pour bien réfléchir ?
Comment faire pour ne pas devenir fou, claustrophobe ?
Comment garder une part de moi intacte et vive, réfléchie, sage, clairvoyante ?
Comment tuer la bête sauvage en moi ?
Comment ne pas céder à la psychose, aux délires, à la paranoïa, à la théorie du complot ?

Mais maintenant le ver est dans le fruit et je ne parviens plus à écarter cette idée : on se moque de moi. Non seulement depuis que je suis enfermé dans les murs de la maison-témoin mais déjà bien avant lorsque, remplissant ma mission, tout a dégénéré en moins de cinq minutes, quand tous les gens sont morts autour de moi et que je n’ai plus eu d’autre solution que de fuir et de me jeter dans la gueule du loup. Et peut-être même qu’on me manipule depuis le jour où j’ai accepté de signer ce contrat que je n’avais pas trouvé très clair, non pas qu’il n’était pas dans mes cordes mais parce que mon commanditaire ne s’était jamais montré et que je n’avais jamais eu face à moi que son secrétaire comme il aimait à se nommer à chaque fois qu’il m’appelait pour prendre rendez-vous. Et je me souviens de ce que je me suis dit quand j’ai signé : ce sera le dernier contrat et ensuite je changerai de boulot… Promesse d’alcoolique… Elle ressortait à chaque fois que j’acceptais de remplir telle ou telle mission d’espionnage. Ça ne valait donc pas tripette.

Mais, alors qu’on voudrait me faire croire que l’espion dans les murs c’est moi, je me demande bien qui espionne qui ici :
les trois Force ?
d’autres types que je ne connais pas et qui me filment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me scrutent sur écran, analysent mon comportement ?
les prétendus colocataires qui entrent et sortent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, qui ne sont pas toujours les mêmes et ne semblent pas vivre là, qui reçoivent parfois des inconnu(e)s qui font la visite à des couples, des familles, comme si quelqu’un allait acheter une maison dédoublée ?
un autre encore ou une autre qui manipulent et orchestrent, comme dans les histoires, qui tirent les ficelles et ne comprendront jamais rien à la réalité et à la fiction ?

À force de ne penser qu’à ça, hier m’est revenu ce désir d’incendie.

Mais comment mettre le feu à cette maison sans allumettes, sans briquet, moi qu’ils ont surnommé « la cheminée » parce que j’ai toujours été un grand fumeur et à qui ils ont proposé le premier jour (retirée le deuxième) une cigarette électronique pour « calmer tes nerfs » ?

Et comment détruire cette baraque qui ressemble plus à un château fort qu’à une maison en carton-pâte ?

Et puis : est-ce que le témoin d’une maison Phénix, si on l’incendiait, renaîtrait de ses cendres ?

Aujourd’hui je n’ai plus envie de crever ici, mes pulsions suicidaires sont derrière moi et désormais je voudrais m’en sortir, trouver une issue, revoir mes enfants, me livrer ensuite à la police, leur expliquer la situation, je voudrais être jugé, et d’ailleurs je serai acquitté, et je les aiderai à retrouver les trois Force, leurs commanditaires, eux aussi seront arrêtés et jugés et inculpés, et ma femme saura que je ne suis pas si moche que j’en ai l’air, et mes enfants seront fiers de leur père, et mes voisins d’en face m’inviteront à leur barbecue et ceux d’à côté à leur soirée Vegan, et je trouverai un nouveau travail où il ne sera plus question d’espionnage, de tromperies, de comptes bancaires cachés, d’argent sale, de dope et de femmes exploitées, et je retrouverai espoir en ce monde, et je le rendrai plus propre, plus net, plus agréable à vivre, et alors il sera moins pollué, moins ordurier, sans murs, et les humains oublieront de détruire les terres, les animaux, leurs frères humains, et nous redeviendrons beaux et cons à la fois.

 

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DLM 6 | le mur est très surestimé en général

 

Si la maison-témoin ressemble à s’y méprendre à une maison, le témoin – depuis que les trois faux Sarkozy m’ont entraîné de force dans ce trou à rats – ce serait plutôt moi : celui qui passe son temps à écouter les conversations des colocataires, celui qui les entend entrer, aller, venir et sortir, hésiter, parler à voix haute ou pour eux-mêmes, chercher leurs clés, piétiner devant l’entrée, ouvrir le frigo, une bière ou tirer la chasse d’eau, installer horloge, tableaux et lampes, accrocher leurs cartes postales, arroser leurs hypothétiques plantes, jouer aux fantômes, passer de l’ombre à la clarté, marcher dans les pas des frères Lumière, illuminer les murs d’un rictus, projeter un sourire, animer une main gantée, faire chanter des langues inconnues, adresser des messages à l’autre bout de la terre sans que je parvienne ni à les lire ni à les intercepter, faire l’amour dans le noir (ou pas), seul(e)s ou accompagné(e)s, soliloquer, boire en cachette, dormir sur la terrasse, lancer quelques fléchettes sur les bosses d’un chameau entièrement composé d’une matière synthétique et inflammable (et parfois j’imagine que le chameau pourrait prendre feu, je rêve d’un grand incendie, parfois j’aurais envie de prier mais comme je ne crois en rien alors je continue d’attendre, espérant vainement que je pourrais mourir par étouffement, que « la cheminée » s’étoufferait enfin et que cette histoire sordide se noierait dans un nuage de fumée noire, épaisse, sans générique, que je n’aurais plus à écouter ce qui se bouscule derrière les murs ou dans ma tête, ce qui s’enroule dans la gorge, ce qui s’épuise dans la boucle, ce qui s’étrangle dans la ritournelle, ce qui se reconstitue à chaque phrase prononcée, ce qui n’en finit pas de s’écouler, ce faux dialogue entre moi et moi, entre ceux qui sont enfermés en moi et moi qui suis enfermé ici – mais le chameau jamais ne prend feu et d’ailleurs cette maison n’accepte que les non-fumeurs – sauf dans les coulisses). Alors je continue dans l’absurde et le morbide, respectant le contrat unilatéral, obéissant aux maîtres, et pour eux, espionnant, guettant, furetant, épiant, observant, enregistrant, mémorisant, retenant, sans vraiment écouter, sans conviction ni intérêts, sans volonté, repérant la fausse note, le mot de trop, le silence appuyé, le geste incongru, notant faits et gestes à la virgule près, sans même être payé en retour (je le paie de ma vie), répétant chaque nuit tout ce qui pourrait paraître étrange aux yeux de cet autre (qui est devenu mon boss et mon maton à la fois, qui dirige la galère, le sale type au masque de Sarkozy et aux chaussures pointues) et de ses sbires – même masque de pacotille, mêmes manières brutales, barbares – sans même savoir ce qu’ils cherchent ces trois-là ni qui ils sont. J’aurais donc vécu toute une vie pour n’être plus bon qu’à ça : devenir un témoin, une balance qui n’a pas les moyens de fuir, un spectateur qui n’a pas la volonté de se trouer la peau et qui va crever là entre ses deux cloisons ? Alors, pour mettre un peu d’animation dans mon quotidien, quand il ne se passe rien dans la maison-témoin (des jours entiers sans entendre personne parfois) j’invente des dialogues, je dessine des présences, je liste des entrées et sorties imaginaires et le soir je rends mon rapport fictif à l’un de mes ravisseurs. Dans ces cas-là ils reviennent tous les trois, froissant d’abord le bout de papier jusqu’à obtenir une boulette et me la faire avaler, ensuite ils me frappent et ils m’insultent ; ils savent que je mens, je sais qu’ils le savent mais, comme pour les vieux amants, de temps en temps il faut bien que le corps exulte et d’ailleurs, plus d’une fois j’ai pris du plaisir à me faire rouer de coups (la nuit dernière j’ai fermé les yeux, imaginant que ma tête pourrait exploser mais rien n’y a fait, et même si mes mensonges les ont mis hors d’eux, une fois de plus ils n’ont jamais visé que le ventre).

 

Ainsi donc, voici comment la maison-témoin serait devenue la maison du témoin, du témoin qu’on cache, qu’on a muré, le témoin dans les murs, murmurant, « murmourant », qui attend les trois petits malins qui viendront le zigouiller quand cela leur chantera ou quand l’heure aura sonné, qui ne se soucient pas de savoir comment mes gosses vivent mon absence, ma disparition soudaine, eux qui ont peut-être vu ma photo à la télé (moi en type recherché par toutes les polices, qui aurait posé cette bombe et tué des dizaines de personnes) et qui maintenant pensent peut-être que leur père est devenu un bandit en cavale, un criminel qui se planque, un salaud qui les a abandonnés, quelqu’un de dangereux pour eux, un type qui (témoignage de voisins) était gentil, discret, disait bonjour et faisait même des gâteaux pour le club de pétanque, un type (autre témoignage) qui ne parlait jamais de son travail et ça c’était vraiment bizarre, un type (nouveau témoignage) qui était louche et faisait même fuir Pitchoune, la chatte de la maison de retraite, un type (dernier témoignage pour ce soir) à éviter absolument : son regard, fallait voir, ses yeux, du sang il en sortait, et de sa bouche, une fois j’ai vu comme je vous vois, du sang et ses dents et ses… et mes gosses qui doivent supporter tout ça sur le chemin de l’école et dans la cour, dans la salle de sport et jusqu’à la maison, et leur mère : que leur a-t-elle dit, elle qui sait si peu de ma vie, que leur a-t-elle dit de moi ?

 

L’école des fantômes

Ils sont sortis des murs sans faire de bruit
Ils se sont assis autour de la table de la cuisine
Ils ne se parlent pas
Ils attendent notre arrivée
Regardant par les vitres embuées
les murs des maisons voisines
dédoublés tout le long de la rue
Ils ont quelque chose à nous dire
mais nous ne savons pas qu’ils nous attendent
Nous n’arrivons pas
Nous évitons le chemin de la maison
Nous ignorons ce qu’elle détient pour nous
Et pourtant nous la visons comme un but ultime
Elle nous habite tant que nous ne l’avons pas habitée

DLM 5 | doubler

 

Ils ont projeté de faire bâtir une grande maison où vivre dans les murs sans se faire remarquer de ceux qui évolueraient dans les pièces de la vraie maison et pour mieux les épier ; ils ont imaginé deux maisons en une, l’une serait à l’intérieur de l’autre, elle épouserait ses contours ; ils ont tracé les lignes d’une grande maison et, à l’intérieur, ils en ont dessiné une deuxième, l’une serait la vraie maison, l’autre n’aurait pas de pièces véritables ; ils ont prévu un passage entre les cloisons, une maison dans la maison, pas vraiment une maison mais un boyau ; ils ont commencé à dresser la première maison et sa prison intérieure, celle-ci ne serait composée que d’un couloir interminable ; ils ont travaillé d’arrache-pied pour construire leurs poupées gigognes, l’une serait la prisonnière de la première ; ils ont acheté le silence de ceux qui ont réalisé leur folie ou leur ont fait payer le prix fort une fois en place la mère et son fœtus qui jamais ne connaîtrait la liberté ; ils ont doublé chaque mur, avec à l’intérieur un mannequin à mes dimensions et plus tard quand les visiteurs demanderaient pourquoi les murs sont si épais, à chaque fois j’entendrais la même réponse : en hommage à la ferme de notre enfance qui l’hiver nous protégeait du froid et l’été ne laissait pas entrer la chaleur, à chaque fois j’imaginerais les mêmes circonflexes sur le front, les regards en biais, le sourire en coin et de circonstance ; ils ont tout doublé, m’ont doublé et la chose avait été aisée à réaliser : un mur, un isolant, du placo, un vide, un mur, un super isolant phonique, du placo, d’un côté l’enduit, la peinture et de l’autre, le bardage – une maison double en quelque sorte, une maison pour agent double, où l’argent ne compterait pas double pourtant, pour moi en tout cas, une maison où désormais je m’éreinte (depuis quand maintenant ?), une maison-labyrinthe où je suis devenu Minotaure, le sale type qu’on a enfermé, qu’on cache, pas seulement à cause de sa gueule répugnante et de son corps noueux, de ses pulsions et de ce mal qui l’habite – celui d’épier, d’épier, d’épier les autres, de gagner sa vie avec ça, depuis toujours, lorgner la vie des autres, leurs manies, leurs habitudes, leurs combines, leurs coucheries – mais pour l’utiliser à des fins obscures, à l’abri du monde, pris dans ce piège, en compagnie des souris et des blattes, errant, vivant derrière ces murs, écoutant ce qui se dit ou le silence, ne voyant rien, à part le coin d’une baignoire et un bout de pieu par une minuscule lucarne (oui j’entends plus que je ne vois, j’entends et je rapporte, c’est le contrat, ou quand il n’y a plus personne dans la maison-témoin il ne me reste plus qu’à me regarder dans ce miroir qui recouvre chaque cloison, de long en large et de haut en bas, plafond compris, ce miroir unique que ces vicieux ont collés partout, ce miroir qui renvoie l’image d’un type qui chaque jour perd un peu plus de poids (la bouffe qu’on me sert est infecte), se couvre de poils et de crasse (je n’ai qu’un robinet qu’ils ouvrent lorsqu’il n’y a personne dans la maison et duquel coule un minuscule filet d’eau), un type qu’on a privé de ses habits, qui doit pisser et chier dans un seau qu’on lui change une fois par semaine, un type à poil qui me fait face et qui ressemble à un homme des cavernes, un homme dans sa caverne et quand je n’en peux plus de le voir je lui crache à la gueule, je lui pisse à la raie, je le barbouille de merde mais il revient toujours) ; ils ont fabriqué un cercueil, et ce cercueil, ce sont les coulisses invisibles de ce qu’ils osent appeler « maison-témoin » alors que personne n’a rien vu rien entendu jusqu’à présent,
non personne ne sait que je suis là, enfermé vivant, dans les murs,
pas de témoin,
non rien,
dans cette maison où t’es moins,
t’es moins
que rien
dit le sale type qui dans le miroir attend son heure.

 

DLM 4 | avant (encore et toujours)

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Les trois Force avaient beau me déplacer sur l’échiquier, rajouter chaque semaine une cloison supplémentaire dans le labyrinthe pour me perdre davantage ou m’isoler encore un peu plus du monde extérieur, changer mon poste d’observation à mesure que la maison-témoin se dressait, me plier en trois ou quatre dans un trou qui devait équivaloir à un mètre cube pas plus, la tête dans les genoux et les mains ligotées je voyais, comprenais, entendais, les dizaines d’ouvriers qui me tournaient autour ou me marchaient dessus sans se douter que sous la semelle pointure 44 il y avait ma tête, et mentalement enregistrais tout. J’étais enterré vivant ; des quelques corps qui avaient fait partie du défilé et avaient été mis au courant de ma présence, une fois ma nouvelle niche construite, ceux-là n’avaient pas eu le temps de tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant de parler puisque Force bleue la leur avait arrachée avant de la leur faire avaler, avec la terre du chantier et quelques gravats qu’il trouvait en général près de ma cellule équipée d’une petite grille qui, posée à quelques centimètres de ma tête, était là pour m’éviter de mourir étouffé, cette même grille d’aération me permettant d’entendre les conversations, de savoir quels corps de métier s’activaient ou qui Force bleue zigouillait, qui était là, arrivait le premier ou ne revenait pas, qui fumait du tabac gris, travaillait en mâchant la bouche ouverte, sifflait, criait, qui donnait des ordres, quelle langue il parlait – je dis « il » parce que durant ces mois sous terre ou coincé dans une cuve bétonnée, je n’ai jamais entendu de voix féminine.

 

Une fois la maison fondée et les murs dressés, une fois mes quartiers construits eux aussi, dès que le dernier ouvrier quittait le chantier, j’entrais dans ma deuxième prison, celle de la nuit, et je restais là jusqu’au petit matin où Force bleue me remettait dans ma cage à poule avant d’aller monter la garde un peu plus loin sans en avoir l’air et, pour l’avoir vu faire avec les travailleurs, je savais qu’il n’aurait pas hésité à m’abattre si jamais j’avais essayé de l’entourlouper. (Plusieurs fois je me suis demandé si la solution ne se trouvait pas là mais je n’ai jamais eu le courage d’aller me faire tuer alors je suis resté, jour après jour, acceptant la situation, son ridicule et son burlesque, les allers et retours, les punitions, les privations, pensant que quelqu’un finirait par la trouver louche cette maison à doubles cloisons, cette maison gigogne, que quelqu’un irait en parler à quelqu’un qui connaîtrait quelqu’un qui préviendrait quelqu’un qui aurait la possibilité de demander à quelqu’un d’aller jeter un œil mais jamais personne ne m’aura découvert dans ce bourbier – chaque « quelqu’un » devait être quelconque – ou plus vraisemblablement personne n’aura eu le courage d’affronter les trois Force.