Deux cent neuf – Rien sur Daniel

 

 

 

après il faut courir – loin pour atteindre et continuer à rechercher ce qui restera dans les mémoires, les filets, les oublis – beaucoup aimé cette image

un oreiller (un luxe, je suppose), un mouchoir en papier et dessus un couteau pliable (opinel  – il y a la mention de cette marque dans une chanson* je me souviens) – il s’agit des dernières pages de ce 209 rue Saint-Maur  dont je lisais (pour L’aiR Nu – et L’aiR Lu) une lettre à ses enfants d’une mère de famille, déportée, assassinée. Elle l’écrivait de Drancy – Le livre dont je pose ici quelques pages hante mais c’est parce que c’est à coté de chez moi : exactement à coté de chez moi – je pense à mon grand-père puis à mon père parti avant ses vingt ans, à la guerre (son père venait d’être arrêté) puis avant ses quarante-neuf – je venais d’en attraper dix-neuf – un petit mois (le mois dernier, je me disais, marchant dans le jardin, les feuilles vertes virant à l’orange

qu’il aurait eu cent un ans – ce qui est assez canonique – c’est que je pense souvent à eux, et que) ce livre me les a rapprochés – ils ne sont pas si loin non plus.
Alors ici ces quelques pages, et tant pis si on a eu tort/on met ça dans les souvenirs
c’est Aznav qui chante  – On ne sait jamais  chanson qui date des années cinquante – quand on est enfant, on entend même les choses tues – je me souviens

restée tremblant(e) après avoir raccroché – oui

(Albert, ce grand-père que je n’avais jamais eu) et cette peur qui parlait

 

et puis l’oreiller

c’est parce qu’il faut vivre, aussi, il le faut.

 

209 rue Saint-Maur, Paris X°, sous titré autobiographie d’un immeuble de Ruth Zylberman, publié au points seuil (428)

 

* : c’est ça la France Marc Lavoine (on fait ce qu’on peut (un rien réac ou c’est moi qui vire un peu ?)  – celle d’Aznavour est quand même mieux… – après sa veste dans la vidéo hein : son style)

Space and Time

-You can’t lose time since you can’t have it…, dis-je dans un éclair de lucidité.

-…You can make Time. Me répondit-elle en m’ouvrant grand les écoutilles du dedans.

05/08/2024

Je date toujours tout. Mon journal des rêves, les rencontres avec des clients « spéciaux » dans un endroit « spécial » dans lequel je joue à la serveuse non-professionnelle un peu « spéciale », chaque jour dans mon semainier, etc ?J’ouvre un énième document et je commence par mettre la date. Aujourd’hui, j’ai commencé avec un tout petit morceau d’échange avec deux personnes « spéciales » dans un endroit « spécial » et nous, Blanche et moi, deux spécimens tombés d’on ne sait où, même pas nous-mêmes.

Nous sommes en pleine préparation pour la journée, il est 10 heures du matin et on a déjà fait une quinzaine de petit-déjeuners, on n’est pas en retard, mais il n’en faudrait pas beaucoup plus.

« -Vous avez du café ?

J’entends l’accent, j’enchaine direct en anglais, je préfère que le message passe bien sur la qualité dudit liquide chaud et noir.

«-Filter coffee ! No expresso… »

Deux fois sur trois je sais que ça suffit pour que les gens aillent chercher un meilleur nectar ailleurs, là je l’ai senti tout de suite. Mais.

« -Oh…déceptif, je mettrais bien plusieurs « o », mais je ne voudrais heurter aucun cristallin de lecteur. Le monsieur est donc déçu, la dame ne dit rien, elle attend que monsieur décide.

« -But it smells so good…I …Okay, let’s go for a filter coffee, do you have any cakes…?

-Sure…for the breakfast, I speak more about the “pain perdu caramel”, a kind of breadpudding with caramel at the top of it…sentant l’intérêt modéré de mes interlocuteurs pour cette production personnelle, je poursuis. Here, homemade tarts, lemon or peach and orange or ˈeɪ.prɪ.kɒt[1].

-We’ll have one of this and on of this.

-Ok. With two coffes then?

-Yes.

Ils s’assoient table Montgolfière. La table à laquelle ils ont accès à tous les bonus possibles de l’endroit vers l’envers, il suffit pour cela de percer et voir. Beaucoup voient bien les peintures de Blanche, d’autres le faux marbre de 1910, rénové par Blanche il y a 10 ans. D’ailleurs, d’après un de nos clients il y a quelques années spécialisé dans l’import/export de marbre, au cours de celui-ci à ce moment-là, le faux marbre valait plus cher que le vrai. Certains parcourt toute  la collection de magazine Geste/s[2], d’autres des livres que je n’ai pas lu mais dont je connais les autrices et ça me suffit à les positionner là. Na. Il y a ceux qui prennent en main le mémoire de Master 2, Le Paradoxe de Denton Welch, petite production personnelle là encore, pour le reposer un peu plus tard se rendant compte que la serveuse s’appelle Alexia.

 

Très peu de gens percent et voient la petite affichette avec marqué dessus « Du salon de thé au Salon de T ».

Un bac de pommes et deux plaques de poivrons épluchés plus tard :

-Your name is Alexia ?

-Yes, répondis-je étonnée, je ne les ai pas vu prendre le mémoire, ni aucun objet sur la tablette face à la table montgolfière.

-You wrote that ? pointant l’affichette.

-Oh…yes. That’s me.

Vous écrire que les minutes qui ont suivies sont indescriptibles, que Blanche a eu les larmes aux yeux et que tous les poils de mes avant-bras ont frémis, serait encore loin d’une description fidèle.

Un poète, écrivons-le ainsi en espérant ne rien limiter, déclamant ce qu’il perçoit de l’endroit/envers où il se sent être.

Qu’il répète love à l’envie parce que c’est ce qu’il ressent dans chaque atome bu, mangé, inspiré et expiré, dans chaque neutrino à qui on a bien voulu foutre la paix pour qu’il fasse ce qu’il veut dans un aussi petit espace[3] ne rendrait pas le  10-16 m ou 1 dix millionième de milliardième de mètre de l’expérience vécue à ce moment-là, là.

Alors pourquoi l’écrire ? Si c’est unwritable, pourquoi tenter de le write ?

Parce qu’au-delà des mots, entre les lettres, dans les lettres, il y a quelque chose qu’il suffit de laisser danser, sans jamais croire contrôler quoi que ce soit, pour qu’une lecture permette de percer et voir.

-« And the coffee was so good!

-Thank you. »

[1] https://dictionary.cambridge.org/fr/prononciation/anglais/apricot#google_vignette

[2] https://www.beauxarts.com/geste-s/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Neutrino

Cinq images

 

de nos jours, le 56 rue des Batignolles

 

ces cinq images qui sont dans le livre – des femmes qui aidèrent le jeune Marcel, puis plus tard encore, parents déportés assassinés – le, pour partie, même patronyme que le rédacteur – ça crée des liens – j’ai commandé recylivres le précédent ouvrage – va pas tarder – cependant de cette histoire (qui est aussi, en un sens, la grande) les bras me tombent – fréquentes déprimes plus éruptions psoriasistiques – tentative d’écritures avortées et encore et encore – quelques centaines de mots/jour – n’importe, voici dans la maison quelques héroïnes – des images souriantes – des femmes qui s’occupent des enfants (on voit aussi leurs hommes, parfois) (l’époque intime aussi quelque chose de la reconnaissance de ces rôles : ces êtres-là ne construisent pas des armes, ne violent ni ne tuent – l’époque est épique, comme elles le sont toutes : l’émergence du sexe « beau mais faible » comme disait une enquêtée – quotas ? vivrions-nous la fin de ?)

 

Annette Voland, veuve Gru, qui recueille Marcel  à six ans – ses parents raflés par la gestapo, lui en réchappe (19 à 60)

leurs sourires sans doute
Raymonde Duc Martin – vivait à Vaujours où Marcel commença d’aller à l’école pour en fuguer (on ne le battit ni le punit pour ces actes-là) (61 à 92)

oui les sourires pour la photo
Lily Salem épouse d’Emmanuel, un oncle maternel de Marcel (sa mère et son père disposaient du même patronyme, je crois bien qu’ils étaient de Constantinople) (93 à 122)

modiste, elle tutoie son employé sauf quand il y a des clientes  – créatrice de chapeau aux Batignolles – on l’aime beaucoup – les trois rangs de perles comme la reine d’Angleterre –
Madame Gobin (vit au troisième, 56 rue des Batignolles, au dessus de l’échope de la modiste Lily) (123 à 148)

dont on ne connaîtra pas le prénom – formidable pédagogue – drôle gaie adorable et veuve
Gabrielle Bertrand, journaliste, exploratrice, aimant les éléphants, le Bouthan, vivant dans une chambre de bonne – magnifique héroïne (149 à 185)

trente ans de plus que Marcel – elle décède à l’hôtel du Quai d’Orsay (l’expo de Sophie Calle) – pour elle, je reproduis cette phrase qui, comme un gant à ma taille, me va : ne demande pas ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne jamais te perdre

Cinq femmes – contre l’œil hein – parfaitement humaines

 

Cinq Femmes un livre de Marcel Cohen (gallimard 2023) (encore merci)

 

Œillets ibériques et péninsulaires

 

 

 

de quelques images rattrapées pendant ces dix derniers jours – quelque chose pour que vive cette maison – comme quelque chose d’entendu : j’étais arrivé à la conclusion qu’il fallait reprendre un peu tout ce qui a été conçu, en faire un lot, un index, un historique, un récapitulatif, quelque chose de sérieux (« t’es sérieux là ? » s’enquièrent nos têtes blondes ou pas) – j’avais des choses à faire (Marseille, Péloponèse, B2TS – le reste, la lecture de la fin d’Almayer et de sa folie – une belle histoire triste abritée par une espèce de mangrove, rechercher Sambir et d’autres lieux – quelque chose comme une réminiscence du rivage des Syrtes, une ambiance de fantômes mais non pour le reste, tout reste à faire comme d’habitude – mais ces images parce que quelque chose de vrai s’est alors passé – j’avais vingt ans tu sais ce que c’est, des choses qu’on n’oublie pas – elles se sont passées mais on ne les a vécues que  de loin, peu, on avait autre chose à faire
¨Puis je me suis demandé, me souvenant d’avoir vu ce film Capitaines d’Avril (Maria de Medeiros, 1999) au forum des images,si je n’avais pas, par hasard, commis un billet sur ce film mais non. J’ai dû oublier, comme souvent – je suis pris par autre chose, souvent, quelque chose à dire et à montrer (à me montrer surtout) (mais je partage) et j’ai recommencé à m’en prendre sérieusement à ma façon de faire, un peu légère mais suivie, j’ai cessé d’attendre à un moment, je me suis dit qu’il était inutile de tenter de comprendre quelque chose à ce public comme on dit – il suffit de (se) donner dans ses actions, quelque chose de généreux peut-être mais arrimé à quelque chose d’éthique – je cherche toujours, sans trouver – lire voyager regarder saisir sentir – non, mais tant pis pour l’œuvre ou l’écrit ou le roman – tant pis mais garder la tête hors de l’eau et nager – quand même 

 

25/04/1974. LA REVOLUTION DES OEILLETS

déjà posée parce que c’est important – descendre l’avenue avec un œillet à la main (ce billet dédiée à l’amie lisboète qui se reconnaîtra) et ne pas tuer – ne pas mourir – comme une vague formidable – tu vois, je ne savais pas alors, certes je criai dans les rues « Stirner ! Proudhon! Bakounine Kropotkine Voline! » sur l’air des lampions, on s’était amusés déjà à chanter « Ah Debré si ta mère avait connu l’avortement » qui était d’un goût assez douteux deux ans plus tôt – on mettait sur nos têtes des entonnoirs – on riait parce qu’on avait déjà derrière nous la réalité de l’usine et la ferme et définitive volonté d’y échapper tout comme à l’armée – nos vies à mener

25/04/1974. LA REVOLUTION DES OEILLETS

nous n’avions pas l’âge de ces capitaines, mais presque – ils étaient nos aînés – ils refusaient l’Angola et le reste – et l’ordure (sans majuscule, non) salazar pourrie était morte, ne restait plus qu’à l’enterrer

Adelino Gomes (ancien journaliste qui a couvert les événements), montrant ses archives, au Largo do Carmo où s’est produite la Révolution.

j’ai volé ces images dans le canard, comme une espèce d’habitude,un modus operandi un genre de crime – j’ai (très souvent) ce que la vulgate de ce genre (policier ou hard boiled) intitule des scrupules de pucelle – nous vivons dans un monde désolé –

Détails de l’exposition célébrant le 25 Avril, au Musée GNR situé à Largo do Carmo.

détacher les portraits (mais les remplacer par d’autres ?) – nous vivons dans un monde absurde – nous ne savons pas, nous ne savons rien sinon que doit vivre la liberté – nous ne savons pas pourquoi, mais sans entrave et sans temps mort …- tu te souviens… et puis le temps s’oublie et passe

Adelino Gomes (ancien journaliste qui a couvert les événements), montrant ses archives, au Largo do Carmo où s’est produite la Révolution.

à un moment, le charme s’est rompu
à un moment je n’ai plus su comment faire pour revenir
alors j’ai regardé devant moi et j’ai continué, un pied devant l’autre
une image après l’autre

Groupe de personnes célébrant le 25 avril et rendant hommage à Vasco Correia et Natércia. La cérémonie comprenait le chant de « Grândola Vila Morena »

des fleurs et des chansons

des noms de personne (à ce moment-là tout le monde faisait le voyage de Lisbonne racontait, il me semble bien, la biographe de JiPé) – ces années-là – le monde et l’univers, ce moment-là où tout semblait possible – et peut-être tout l’était-il, tout comme aujourd’hui

je me souviens des livres de Lidia Jorge (tous, mais surtout Les Mémorables  chez Métailié, traduit en 2017 par Geneviève Leibrich)

– je ne me souviens plus, pourtant, mais j’ai à l’idée ce nom qui me revient mais qui n’a rien à voir – c’est au pays voisin, sous l’ordure franquiste (Castelo Branco c’est ce qui me vient) (en réalité Luis Carrero Blanco dont la Dodge Dart s’envola un 20 décembre au dessus des toits d’une officine jésuite (car le hasard n’existe pas) pour retomber dans le jardin d’icelle – le nouveau premier ministre en mourut, ainsi que son chauffeur et son aide de camp – quelque quatre mois avant…) – je me souviens

 

RENCONTRE

D’abord il faut que je vous dise qu’il n’y avait pas de livres chez moi, j’exagère, qu’il y avait très peu de livres chez moi lorsque j’étais petite, mes parents ne lisaient pas de livres, ils lisaient TéléMagazine ou le catalogue des 3Suisses, ou des notices de montage de maquette de bateau téléguidé. Seul mon frère avait des livres dans sa chambre, et il me semblait qu’il y en avait beaucoup, deux étagères avec une douzaine de livres chacune, derrière deux portes vitrées et coulissantes. Comme mon frère était bien plus vieux que moi (onze ans de plus), il partait la semaine à l’université, et je pouvais m’introduire dans sa chambre, avec beaucoup de précautions car le moindre changement dans la pièce serait considéré comme une faute grave, et je me souviens de monter sur sa chaise de bureau non stable, de pousser en silence une des vitrines pour dérober un Sherlock Holmes, ou un Arsène Lupin, ou un Gaston Leroux (Le Parfum de la dame en noir), avant de revenir à pas de loup le lire dans mon lit en cachant la couverture sous le drap.

De mon côté, je possédais des albums de bande dessinée, quatre ou cinq, et deux ou trois livres-disques (quand vous entendrez la clochette, tournez la page petits amis !), et aussi des volumes de la bibliothèque verte, Alice et la statue qui parle, Les Sœurs Parker et les ravisseurs. En tout, sans doute quinze livres, ce qui me semblait phénoménal. J’étais passée un jour, avec une fille de ma classe, chez ses grands-parents, sur la route de l’école, et j’avais vu chez eux la collection entière des albums de Tintin, une longue file de dos alignés, colorés, près de la cheminée, que j’avais considérée respectueusement, l’équivalent pour moi de la BNF.

En grandissant, je n’ai pu lire que des extraits de livres, uniquement grâce aux manuels scolaires. C’est dans leurs pages que j’ai lu La Conscience de Victor Hugo (en sixième, en cinquième peut-être) et que j’ai demandé à mes parents qu’ils m’offrent à Noël La Légende des Siècles, en deux tomes, format poche, un vert, l’autre violet, la plus merveilleuse des choses (je les ai encore), j’en lisais des passages à voix haute en mettant l’intonation, les pages se décollaient, et sans le vouloir je connaissais par cœur certains vers, et encore maintenant, si par hasard j’entends ou je lis « alors, levant la tête » mon cerveau enchaîne avec « se dressant tout debout sur ses grands étriers ». Ou si j’entends « elle est toute petite », je continue avec « une duègne la garde, elle tient à la main quelque chose, et regarde ».

Même avec peu d’argent, mes parents essayaient de me donner de quoi lire. Un jour ma mère m’avait ramené Poèmes à dire de Daniel Gélin (une valeur sûre, cet homme-là passait à la télévision), et pour ce livre aussi les pages se sont bientôt décollées. C’est à cette période que j’ai lu, relu, avalé un poème de Jules Supervielle.

Il y en avait d’autres, comme celui de Tristan Tzara, je le pose ici :

les fruits ruinés
les murs déchiquetés
la neige morte
les heures souillées
les pas verrouillés
ont rompu les rues
la honte de vivre
inonde mes yeux

les foyers éteints
le rire édenté
les places écrasées
la vieillesse harcelée
profilée dans l’âtre
toute la misère
pour marcher dessus
les chevaux éventrés
dans l’arène des têtes
les volets volés
les maisons ouvertes
les enfants dehors
les paroles de paille
pour seule vérité
vide matelas
pour ne pas dormir
ni rire ni rêver
le froid aux entrailles
le fer dans la neige
brûlant dans la gorge

qu’avez-vous fait qu’avez-vous fait
des mains chaudes de tendresse
avez-vous perdu le ciel
dans la tête par le monde
dans la pierre dans le vent
l’amitié et le sourire
comme les chiens à l’abandon
comme des chiens.

(Tristan Tzara, La Bonne Heure)

Mais le poème de Supervielle, c’est lui dont je voulais vous parler. Il était assez court. Me semblait magnifique. Ce n’était pas La Mer secrète. Mais je me souviens qu’il finissait par « Nous creusâmes ensemble nos fosses pour la nuit ».

J’ai grandi et j’ai eu accès aux livres autrement. J’ai pu m’acheter tous les Sherlock Holmes avec mon argent de poche sans plus les voler à mon frère, et d’autres livres aussi, souvent ceux qui me tombaient sous la main, sans direction, au hasard. Et puis j’ai travaillé. J’ai moins lu, et même arrêté de lire totalement, sauf des textes pédagogiques et des recueils de comptines. Je n’ai pas fait d’études de lettres, ce qui me donne des complexes. Ce n’est pas qu’on m’en ait empêchée, c’est qu’il fallait avoir un travail, car mon frère avait été à l’université jusqu’à ne plus pouvoir, ce qui était une charge pour mes parents. Je ne voulais pas leur peser financièrement.

Mais, lire était là, quelque chose de précieux, et écrire aussi. Petite, j’écrivais. Bref, je passe les détails.

Le poème de Supervielle, un jour, j’ai voulu le retrouver. Impossible. J’ai même racheté il y a une dizaine d’années un exemplaire de Poèmes à dire de Daniel Gelin. Il y avait bien Tzara et Claude Roy, « Jamais, jamais je ne pourrais dormir tranquille aussi longtemps que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri », mais pas lui. Donc, je l’avais lu ailleurs. Mais si c’était dans un manuel scolaire, comment le retrouver. Avec internet j’ai fait des recherches en ligne. Entre guillemets « Nous creusâmes ensemble nos fosses pour la nuit ». Pas de résultat. J’ai modifié mes recherches, peut-être que je me trompais, qu’il n’y avait pas « creusâmes », mais pour ce qui était des fosses j’étais sûre.

J’ai demandé parfois, quand j’y repensais, à des gens plus éduqués que moi. En résidence à l’IMEC j’ai cherché dans la bibliothèque, si grande, si magnifique, les recueils de Supervielle. Je suis montée dans les étages, tout en haut, sous la voûte de l’abbaye, là où toutes les revues sont rangées par ordre alphabétique, je ne l’ai pas trouvé.

Il y a quelques mois, ça m’est revenu ce poème, l’existence, quelque part, de ce poème. J’ai cherché et cherché encore. Je me suis demandé si je n’avais pas rêvé, réinventé un souvenir.

Enfin, ça fait longtemps que ça dure pour moi cette histoire là, plus d’un demi-siècle maintenant. Je ne sais pas pourquoi ça résonne tellement. «  Nous creusâmes ensemble nos fosses pour la nuit. » Le symbole de la solitude. La finitude. L’être humain si fragile, si animal. Je n’ai pas les capacités intellectuelles de dire pourquoi ça m’avait transpercée, et ça continue.

Ce matin (levée à 5h20, comme souvent), comme j’y repensais, j’ai cherché et cherché encore. Un seul résultat (entre temps, google me demandait si je ne voulais pas chercher fesses au lieu de fosses ?). Un seul résultat vers un pdf qui a mis longtemps à s’ouvrir sur mon ipad, au moins cinq ou six minutes (mon ipad est vieux, sa mémoire doit saturer). J’allais abandonner car ce pdf était celui d’une revue d’Amérique du sud, ALFAR, 1932, dans une langue que je ne maîtrise pas. J’ai survolé les pages, des publicités (Cada tarro de café El Chana, contiene 1.000 gramos neo de café, y un finisimo vaso como obsequio). J’ai fermé le pdf. Tant pis. Et puis je l’ai rouvert quand même. Et là je l’ai trouvé. Ensuite j’ai lu la mention La direcciòn de esta revista no devuelve los originales ni sostiene correspondencia acerca de éllos, publicando solamente trabajos rigurosamente inéditos.

Je ne peux toujours pas dire comment j’ai eu accès à ce poème au commencement. Mais il est là maintenant. Je comprends qu’il ne soit pas considéré comme un poème fondateur, comme « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ». Mais il l’est pour moi d’une certaine façon.

Il y a une énigme, une double énigme, une triple énigme. Où ai-je lu ce poème, sur quel support ? Pourquoi est-ce qu’il est resté ancré en moi comme quelque chose inaccessible et en même temps possible ? Quel est ce poisson et la voix qui parle dedans ?

Je le pose ici, dans la maison[s]témoin. Peut-être que maintenant, en faisant une recherche internet, on le trouvera plus facilement. C’est quoi vos textes à vous, qui existent et qu’on ne retrouve pas, ou peu, ou mal ? Vos énigmes ?

RENCONTRE

Entourés de chandelles
Dont la flamme est fidèle
À notre chuchotis,
Nous allons aux nouvelles
Au milieu de la nuit.
Tous les couloirs sont vides
Et les dortoirs aussi
Et seules les étoiles
Collent à nos fenêtres
Comme de vieux espoirs
Toujours prêts à renaître
Et qui de leurs yeux fous
Ne peuvent rien pour nous.
Mais une voix s’élance,
Fruit mûr d’un long silence :
« Je te passe une étoile,
Éteins cette chandelle,
Donne-moi ce hibou
Contre cette hirondelle
Qui fait lever le jour.
Je change tes yeux gris
Dans une autre lumière
Pour qu’il te soit permis
De voir la terre entière
Et de mieux la juger.
Je te donne un poisson
Qui n’a pas besoin d’eau,
Toujours il ressuscite
Si on l’aime assez vite
Pour qu’il se donne entier,
Prends ce vivant objet
Et pour mieux t’en servir
Protège-toi les mains
De ces gants acérés
Qui forcent le destin. »
Alors la voix se tut,
Tout redevint l’impasse
Où plus rien ne se passe
Qui ne soit attendu.
Et dans nos froides chambres,
Soufflant sur nos bougies,
Nous creusâmes ensemble
Nos fosses pour la nuit.

 

pdf de la revue Alfar 

Fondamental

 

 

 

On peut sans trop se tromper (et bien que ce type d’échelle de valeurs ait quelque chose d’obscène) dire de ce film qu’il s’agit d’un des et même du meilleur dans son genre et de tous les temps – c’est excessif : comme de genre il s’agit de la science-fiction, on peut aller jusqu’à tout l’univers. Les avis peuvent varier mais on s’en fout : passons sur cet aspect si vous voulez bien. Le mieux pour l’appréhender s’il se peut (oui, c’est quand même possible) est d’en donner la structure : procédons par ordre (qu’est-ce que l’ordre ? « le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir » disait Léo tu te souviens ?). Ce qui constitue ce film (durée : deux heures et demie), ce sont quatre parties et un entr’acte. Durant chacune de ces parties sont exposées diverses facettes de l’histoire de l’humanité (rien que ça, mais ça quand même) mais jamais notre contemporain (on respire). Dans ces quatre parties, on trouvera l’émergence d’un objet, une entité (on en a glosé : le film sort en avril 68, il y a cinq ans, on a fait tout un pataquès médiatique de cet anniversaire 50 ans… (on a changé l’affiche, on a remasterisé l’affaire, on l’a représentée  – les auteurs sont morts, mais le marché s’en fout – on peut aussi regarder que la maison de production (la Metro Goldwyn Mayer) (Sam et Louis sont eux aussi morts depuis bien longtemps – Autant en emporte le vent et Ben Hur entre autres) (le lion ne rugit plus et l’art ne remercie plus les artistes) n’existe plus (faillite, rachat du catalogue, la loi du marché) – quelque chose (un fait social total dirait Mauss) : dieu peut-être…? en tout cas il s’appelle monolithe et il est noir – il apparaît vers la fin des parties, c’est une espèce d’énigme bienveillante (la bienveillance a quelque chose de pourri, comme on sait) – c’est ambiguë et on ne comprend pas bien. Alors voyons, tout en sachant que le film (budget estimation avant tournage : 6 millions de dollars, coût total après post-production : dix millions et demi – pour une idée de ce coût aujourd’hui, on multiplie communément par 9) a rapporté six fois ce qu’il a coûté (un peu moins de 4 millions d’entrées) à titre de comparaison, un film comme Avatar disposait d’un budget de 365 millions de dollars (en 2009) et en a rapporté (15 millions d’entrées) 3 milliards…) (pourtant,combien de fois plus merdique, vazy…).

Je ne voudrais rien expliquer, juste montrer : je crois bien qu’il s’agissait de mon douzième lustre et on (encore merci, mille fois)  m’offrit l’intégralité de la filmographie de Stanley Kubrick – un coffret, édité chez Taschen – treize longs métrages – treize disques laser dvd – plus un gros livre d’images et tout un appareil critique, dont l’entretien fleuve que Stanley Kubrick donnait au magazine Playboy d’octobre 1968 – j’en ai sélectionné quelques unes – je les pose en allant dans la chronologie du film – elles m’ont inspiré – peut-être dois-je dire aussi que, de ce film, les étudiant.es de maîtrise de cinéma et moi d’alors (1980 je crois bien) avons été invité.es par le prof (s’appelait Goimard, Jacques de son prénom, portait des costumes et des cravates de couleurs vives – les cravates, pas les costumes) à nous emparer toute une année durant – j’avais en charge de m’occuper des moyens de transports; pour d’autres, ce furent la religion, les repas, les moyens de communications, et les rôles, les effets spéciaux, le scénario, la musique, les dialogues, etc etc on en passe (ce qui inférait de voir le film un certain nombre de fois – mais j’ai arrêté de compter après dix) – je l’ai revu il y a quelques mois, avec le dvd sur un petit moniteur : ça ne vaut pas…

 

la première partie sera sans dialogue (comme les dernières) – avant notre ère – nous ne sommes pas encore redressés, l’un d’entre eux (ou elles, à ce point, pas encore d’études de genre) découvre l’arme, s’en sert et domine (ça veut dire qu’il tue) – dans sa joie de vainqueur il lance son arme au ciel comme s’il voulait le défier –

l’image passe de l’os (l’arme…) à la navette spatiale (Orion III) – qui va s’accorder (au son de la valse de Strauss – un si beau Danube bleu et un regard (pour moi) vers Claudio Magris) s’accorder disais-je à la station orbitale – c’était l’affiche première du film – on suivra un type quelconque qui souhaitera bon anniversaire à sa fille (interprétée par la fille du réalisateur) : l’intérieur de la station orbitale

ce n’est qu’une étape avant d’aller sur la Lune (les premiers pas de l’homme sur la Lune datent du 20 juillet 1969…) : un signal y a été détecté, l’homme est enquêteur (j’aime à le croire) – on a creusé pour chercher d’où vient ce signal, ici en bas, le creusement, la fosse, la mine

la découverte du (ou d’un ?) monolithe – image du haut : on (l’humanité) touche le monolithe

image du bas, le son explose, assourdit – cut – un an et demi plus tard

à bord du vaisseau Discovery – avec l’ordinateur (super-ordinateur -méga-ordinateur, tout ce que tu veux) HAL l’oeil rouge…

lui gouverne, les hommes suivent – mais il dévie (HAL tel est son petit nom), il se trompe – il débranche les cryogénéisés, (et les tue…) par mégarde peut-être (probablement pas : il veut prendre le pouvoir) – restent les humains : que se passe-t-il ? ils s’isolent dans une capsule de survie (ils ne veulent pas que HAL les entendent – on le croyait infaillible –

ils parlent HAL ne les entend pas mais les voit et lit sur leurs lèvres – on lui en veut

ENTRACTE

HAL profitant d’une sortie qu’il ordonne

tuera l’un des astronautes (ou cosmonautes – un humain en tout cas) – il en reste un cependant (Bowman se nomme-t-il) qui parvient à rentrer à nouveau dans le vaisseau

ce sera donc lui ou HAL – c’en est fini – magnifiquement rouge…

HAL chantera une comptine puis périra – carton

ici prend place une séquence, toute de couleurs de vitesses de cris de bruits de musique, psychédélique en diable – un parcours – sans dialogue – un chemin vers l’infini sans doute – mais où est-ce ? – loin – à travers les galaxies – loin de tout –  jusqu’à cette chambre – on retrouve Bowman – seul – brise un verre – seul : il regarde (image du haut)

dans le lit, c’est lui – en amorce droite cadre c’est lui – il se voit – il va mourir – il se voit  (et se voit voir) : le (ou un?) monolithe, là devant lui allongé, mourant – cette lumière

puis le foetus astral dans la* placenta qui regarde la Terre bleue, toute la vie, oh Suzy…

je le remets : ici tel est sa place

juste une merveille –

 

je me souviens de la première fois que je le vis, au cinéma Contrescarpe (ça n’existe plus) l’écran n’était pas grand, la salle comble et les gâteaux que nous avions mangé étaient à l’huile afghane – je me souviens, une merveille… (il y a cinquante ans d’ici)

 

Ce billet en spéciale-dédicace à l’hôte de cette maison (Kiki de Bayeuze) pour ses douze lustres – le féminin* de la placenta, pour Catherine Serre et sa Maison des Mues

une histoire de lieux

Je raconte des histoires, je dis Elle s’habitue, mais je n’ai aucune idée de ce qu’elle perçoit et comment, aujourd’hui dans la marée de mots toujours la même marée des mêmes mots mêmes légendes mêmes anecdotes elle dit qu’elle se sent bien ici, qu’elle ne peut pas être mieux, tout va bien — c’est pour me rassurer ? — J’ai ma voiture — montrant le fauteuil roulant — Je téléphone — montrant la sonnette qui pend sur le matelas du lit médicalisé — J’appelle et on m’emmène au réfectoire — parfois elle dit Cantine mais jamais Restaurant comme nommé sur le dépliant, nous ne sommes pas dans un coin touristique. Elle raconte plusieurs fois, je réponds plusieurs fois en modifiant un peu mon intonation, je fais les variations qu’elle ne fait pas, nous nageons, moi à contre-courant pour la tenir, l’accompagner, ses yeux d’aujourd’hui très vides, elle parle pourtant comme d’habitude, raconte pourtant comme d’habitude, parfois elle rit de choses qui ne sont pas si risibles, je l’accompagne, je ris aussi et je m’arrange pour lui tenir la main. Je remarque ce qui n’était pas là la dernière fois, la peau de sa gorge toute plissée quand elle se penche, un seul chausson, l’autre pied est bandé, mais Tout va bien, elle le répète, je regarde le chausson unique isolé contre le mur, tout neuf. Elle prend la boîte de bois ronde où elle a rangé les médailles, elle les prend une à une et me les donne, je dois lui lire ce qui est indiqué sous les lauriers, République française et l’année, elle dit C’est important, il y a aussi dans la boîte un porte-clés à qui elle refuse la fonction de porte-clés, il est médaille de plus, et pourquoi non, ce sont toutes ses médailles dans les albums, dans les pochettes, dans les tiroirs, car elle a fait la guerre, la guerre du sens, c’est-à-dire que ne voyant pas de sens elle en a mis partout en reracontant le passé le présent à sa sauce, reracontant les mêmes histoires mêmes anecdotes qui n’existèrent pas, je ne veux pas la contredire, si je le faisais elle se retrouverait seule, je dis À dimanche en partant, elle me dit À dimanche en agitant la main, je raconte des histoires, elle aussi, mais c’est si compliqué la vérité, nous inventons mais nous ne mentons pas.

Et puis je n’ai pas osé lui dire, pas aujourd’hui, qu’il est prévu, dans cette maison médicalisée aux chambres médicalisées, que chaque porte de résident soit décorée par une photo d’un lieu qu’il aime, suivi d’un texte. Du texte je parlerai un autre jour. La photo est celle-ci

 

Ces chers parents

 

 

 

 

de la nécessité de décrire avant d’écrire – longtemps la question des sources de ces images s’est posée au rédacteur – longtemps à y penser, à se demander ce que veulent dire les films-annonces (ici les images en sont issues), que mijotent-ils (en quatre-vingt-un lors de l’examen de maîtrise, l’un des membres (une femme) du jury m’informa que Chantal Akerman (que j’adule, que j’adulais sans doute moins alors) pour l’annonce donc de son News from home (1977) avait commis une bande-annonce uniformément noire – et quelques mots en voix off – ah non, je n’avais pas vu) (j’avais vu quelque autos, des poursuites et des baisers, quelques scènes de lit, quelques affriolantes émotions) (j’étais – je suis toujours sans doute – pétri de cette analyse structurale qui m’a bercé longuement jusqu’à ces sciences sociales qui aident, comme béquilles, à comprendre et interpréter) (ah ce si cher Claude Lévi-Strauss…) – on a affaire à un documentaire – un fils, aidé de son frère, tentant de découvrir élucider mettre au jour quelque chose sur leurs ascendants communs – des images animées, des photos des voyages – une valise comme la malle de Fernando peut-être

on l’ouvre

des photos, noir et blanc, de la fin des années quarante

jolies et simples

des gens animés de conviction, qui entreprennent – souvent dans ces époques troubles (mais elles le sont toutes…), le rédacteur se demande ce qu’il en aurait été de ses idées, de la défense de son droit si dans ces temps il avait été immergé – des gens de peu sans doute, un peu

en tout cas pas des célébrités – peut-être reconduits à la frontière, renvoyés dans l’union des républiques socialistes soviétiques pour laquelle ils (et elles) avaient développé affects et espoirs

probablement (mais le pacte germano-soviétique ? la famine d’Ukraine ? les purges du petit père des peuples ? les blancs les rouges ?)

qui serions-nous pour les juger , vu.es d’ici, du siècle suivant

munis de nos pauvres souvenirs ?

notre vision d’un monde fantasmé disparu

de nos yeux nos propres yeux, les fiches, les archives, les regards qui surveillent – le monde qui précède la guerre froide – leur monde au sortir de la guerre, l’enfer, et celle d’Espagne, et la découverte d’eux

apprendre à regarder, sans doute – apprendre d’où nous venons – ici les deux frères à la gare

eux comme nous, passent les trains – passent les vies –

oui, le fait est que nous n’en savons que peu – notre patrimoine génétique, notre matrimoine tout autant – nous sommes là, assis et nous y pensons – il y a un moment sans doute exceptionnel (pour moi, c’est une première chance de le retrouver) on voit les deux frères hantés

on les discerne à peine (ainsi que leurs parents, voilà tout)

espions, probablement – et se taire sur ces actions – oui, aussi – le deuxième moment de chance mienne est la mise en scène du début, où le réalisateur sort avec sa valise

ce café bistrot me disait quelque chose (j’y déjeune parfois avec A.) (c’est pour ça) par là (on aperçoit la grande maison dans l’arrière-plan de la première image)

non, mais rien – la chance

 

Mes chers espions, un film documentaire de Vladimir Leon
dans la série Documenaire,  ici même cette autre merveille

Non, aucun

 

 

 

ce pays est une tuerie, vraiment – on le voit dans ce film comme on le voyait dans les autres – une tuerie – le film s’intitule Aucun ours un titre qui lui va bien – il a été primé à Venise, au festival nommé Mostra (montrée, affichée je suppose) qui est une manifestation voulue par le fils de l’ordure (tu sais bien, celui qu’on a pendu par les pieds, sur une place de Milan, en avril 1945 – on a oublié, mais dans le pays en question, il n’y a pas tellement de différence si tu veux mon avis) (il y avait dans la péninsule dite ibérique, deux autres types du même acabit, mais qui s’en sont tirés tranquillement, eux) (que ces gens-là soient maudits) – cette manifestation qui a lieu au lido perdure et montre donc le cinéma, mondiale, comme à Berlin, Cannes, Toronto ou Locarno – ce n’est pas tant qu’on aime ce genre de rencontres, mais elles font parler, donnent de l’ampleur et de l’écoute et permettent de ne pas oublier. Il ne faudrait pas parler de ces choses-là parce qu’elles fâchent, ce n’est pas diplomate ni bien élevé (les tortionnaires aiment à rester dans le calme et le silence de leurs geôles).

C’est l’histoire d’un réalisateur de cinéma

qui prend des photos dans un village 

les villageois tentent de le convaincre qu’il a pris en photo un couple illégitime – ce qui est doublement faux : la photo n’existe pas, le couple légitime non plus, sinon dans le fantasme des habitants (lesquels attribuent à la naissance une fille en mariage à un garçon – tu vois le niveau) –  s’ensuivent des développements

des palabres

une espèce de prestation de serment

toute une tradition abjecte et machiste – le monde de nos jours – abus de pouvoir, emprisonnements, mises à mort – il y a ici pourtant ce mouvement Femme Vie Liberté qui existe – il y a depuis quelques mois des révoltes qui tentent d ‘être matées dans le sang – par ailleurs, dans ce film, on en tourne un autre, de l’autre côté de la frontière (du côté turc) mais rien ne va plus non plus

le réalisateur a une patience formidable, une gentillesse à tous égards du meilleur aloi – le monde (ce monde-là mais comme le nôtre) fonce à une allure incoercible –  droit dans le mur

dis-moi, dis qu’allons-nous devenir ? Alors on tente de le conduire ailleurs, ou on tente de le dissuader, ou on l’emmène de ce côté-ci, à gauche par là, au fond

bien sûr que non, par là, il n’y a aucun ours…

 

Aucun ours un film (formidable) de Jafar Panahi (2022)

Ici même :

Trois Visages un autre film, magnifique, du même réalisateur.

Partir (Hit The Road) tout autant, du fils du même.

Rêver

L’agent fait un rêve. Il marche dans le hall d’un grand bâtiment, comme un immeuble de bureaux. D’ailleurs il a des collègues ici, qu’il va sans doute rejoindre. Seulement, il ne sait pas par où passer. Il y a les tourniquets qui demandent une carte magnétique, mais il n’en a pas. Il pose sa main dessus, et le tourniquet bascule. Il passe avec la honte d’avoir resquillé. Resquiller le travail, ça n’a pas vraiment de sens, mais c’est ce qu’il ressent. Il a peur de prendre l’ascenseur, non il n’a pas peur, il voit que l’ascenseur ne s’ouvre pas. C’est une porte avec une poignée, comme une porte de bureau. Quelle drôle d’idée pour un ascenseur. Et puis il est déjà dans l’escalier, dans les étages, c’est très difficile à gravir. Dans les escaliers il y a des gens sur des chaises de bureaux, en fait il y a des bureaux à même les marches. Tout est très confus, paroles dans tous les sens, on se bouscule. Un bref instant, il est dans le métro. Il y a des bureaux et des gens partout. Il arrive à un étage où il n’y a personne et il y va. C’est un supermarché dont les rayons sont quasiment vides comme suite à un souci d’approvisionnement massif sur tout un pays. Le plafond est délabré. Il voit l’immeuble de loin, depuis une colline, c’est l’immeuble où il est, et lui est sur la colline herbeuse et sèche, en plein soleil, et regarde l’immeuble. Il y a un risque d’attaque missile à tout instant, d’ailleurs le ciel est pluvieux maintenant, au-dessus. Mais en bas, face au supermarché, non, à l’immeuble, il y a un grand parking surchauffé de lumière. C’est étrange cet immeuble isolé eu milieu des steppes et collines, mais sans plus. À nouveau à l’intérieur, il sort de l’étage et rentre dans le restaurant du musée. Il y a des statues à vendre. Il a chaud. Quelque chose d’érotique couve. Il descend dans le cinéma qui est au sous-sol. Mais le film ne démarre pas. Il se cache avec une femme entre les immenses fauteuils et l’entend tout près de lui, sa respiration contre son oreille et son cou. Quelque chose va se passer. Il regarde sa jupe, la peau de ses jambes, mais le film ne commence pas, l’agent immobilier se dit que ce n’est pas éthique d’avoir un rapport sexuel avec une acheteuse dans un cinéma. Son érection est si forte qu’il a du mal à franchir les rangées de fauteuil pour partir d’ici. Il a une maison à vendre et doit retrouver l’étage où ça se passe. Il sait que s’il baise il va se réveiller. La jouissance est un lever de soleil. Pourtant, il sait que c’est un rêve, et qu’il aurait pu baiser, après tout. Il descend ou monte les étages mais trop de monde, trop de bureaux. Il cherche un interrupteur sur les murs recouverts de moquette. Dans la colline, l’immeuble reflète le soleil, ça l’éblouit. Il se réveille.

Le jour s’est levé, il fait clair dans la chambre de l’agent immobilier. Il se demande un instant où il est. Il n’est pas dans sa chambre mais dans le faux canapé Månstad, il a transpiré. Un rendez-vous va arriver, il entend une voiture se garer. Il va dans la cuisine, ouvre la fenêtre et sort. Il se faufile jusqu’aux piscines puis gagne une haie d’épineux, qui arrachent un peu son costume. Encore quelques minutes et il atteint un terrain vague qui longe la quatre voies. Il va dans l’autre direction, et s’enfonce dans les champs et les forêts.