Rêver

L’agent fait un rêve. Il marche dans le hall d’un grand bâtiment, comme un immeuble de bureaux. D’ailleurs il a des collègues ici, qu’il va sans doute rejoindre. Seulement, il ne sait pas par où passer. Il y a les tourniquets qui demandent une carte magnétique, mais il n’en a pas. Il pose sa main dessus, et le tourniquet bascule. Il passe avec la honte d’avoir resquillé. Resquiller le travail, ça n’a pas vraiment de sens, mais c’est ce qu’il ressent. Il a peur de prendre l’ascenseur, non il n’a pas peur, il voit que l’ascenseur ne s’ouvre pas. C’est une porte avec une poignée, comme une porte de bureau. Quelle drôle d’idée pour un ascenseur. Et puis il est déjà dans l’escalier, dans les étages, c’est très difficile à gravir. Dans les escaliers il y a des gens sur des chaises de bureaux, en fait il y a des bureaux à même les marches. Tout est très confus, paroles dans tous les sens, on se bouscule. Un bref instant, il est dans le métro. Il y a des bureaux et des gens partout. Il arrive à un étage où il n’y a personne et il y va. C’est un supermarché dont les rayons sont quasiment vides comme suite à un souci d’approvisionnement massif sur tout un pays. Le plafond est délabré. Il voit l’immeuble de loin, depuis une colline, c’est l’immeuble où il est, et lui est sur la colline herbeuse et sèche, en plein soleil, et regarde l’immeuble. Il y a un risque d’attaque missile à tout instant, d’ailleurs le ciel est pluvieux maintenant, au-dessus. Mais en bas, face au supermarché, non, à l’immeuble, il y a un grand parking surchauffé de lumière. C’est étrange cet immeuble isolé eu milieu des steppes et collines, mais sans plus. À nouveau à l’intérieur, il sort de l’étage et rentre dans le restaurant du musée. Il y a des statues à vendre. Il a chaud. Quelque chose d’érotique couve. Il descend dans le cinéma qui est au sous-sol. Mais le film ne démarre pas. Il se cache avec une femme entre les immenses fauteuils et l’entend tout près de lui, sa respiration contre son oreille et son cou. Quelque chose va se passer. Il regarde sa jupe, la peau de ses jambes, mais le film ne commence pas, l’agent immobilier se dit que ce n’est pas éthique d’avoir un rapport sexuel avec une acheteuse dans un cinéma. Son érection est si forte qu’il a du mal à franchir les rangées de fauteuil pour partir d’ici. Il a une maison à vendre et doit retrouver l’étage où ça se passe. Il sait que s’il baise il va se réveiller. La jouissance est un lever de soleil. Pourtant, il sait que c’est un rêve, et qu’il aurait pu baiser, après tout. Il descend ou monte les étages mais trop de monde, trop de bureaux. Il cherche un interrupteur sur les murs recouverts de moquette. Dans la colline, l’immeuble reflète le soleil, ça l’éblouit. Il se réveille.

Le jour s’est levé, il fait clair dans la chambre de l’agent immobilier. Il se demande un instant où il est. Il n’est pas dans sa chambre mais dans le faux canapé Månstad, il a transpiré. Un rendez-vous va arriver, il entend une voiture se garer. Il va dans la cuisine, ouvre la fenêtre et sort. Il se faufile jusqu’aux piscines puis gagne une haie d’épineux, qui arrachent un peu son costume. Encore quelques minutes et il atteint un terrain vague qui longe la quatre voies. Il va dans l’autre direction, et s’enfonce dans les champs et les forêts.

Négocier

L’agent ne comprend pas tout de suite. Le client voudrait acheter la maison témoin. Non pas une maison qui deviendrait la sienne sur le modèle de la maison témoin et sur le terrain de son choix, mais la maison témoin, ici, à cet endroit, telle qu’elle est meublée et placée. L’agent part dans un fou rire quand l’autre lui dit, très sûr de lui, comme une réplique de cinéma : « citez-moi une chose dans ce monde qui ne soit pas négociable » ; car il va devoir expliquer que le canapé convertible n’est pas réellement convertible, que les livres sont faux, les DVD aussi même si la télévision fonctionne (alors qu’elle ne devrait pas, d’ailleurs l’agent précise que la télé ne fonctionne pas), et s’il y du courant il n’en est rien de l’eau et de toute façon aucun robinet, aucun tuyau n’est raccordé ; et les toilettes ne sont pas faites pour être utilisées ici.

Je ferai raccorder. Je peux payer ce que vous voulez.

Voilà, l’agent ne trouve plus de mot. Après tout, pourquoi pas. Mais… si près des piscines et du cimetière témoin, ici, vraiment ? Pourquoi pas. Il n’y aurait qu’à signer au bas de quelques pages, chez le notaire, et donner les clés. Et ce serait terminé de cette maison témoin, il faudrait à nouveau en construire une, trouver un nouvel emplacement, changer la vue des bacs bleus plantés sans raison dans le sol au lieu de briller d’eau chlorée, pour des véhicules hybrides peut-être, ou des tracteurs et tondeuses John Deere, des campings-cars.

Et que deviendrait cet acheteur, ici, serait-il témoin, pourrait-on le visiter, l’évaluer, l’acheter ? L’argent avec lequel il achète, s’il s’agit d’un prêt, a quelque chose de témoin puisqu’il sera créé pour l’occasion, ne se transformant en « argent » que par le paiement des intérêts. À moins de payer cash, il ne s’agira jamais de monnaie, d’un salaire viré qui serait le fruit d’un travail. Le remboursement de l’emprunt transforme le fruit du travail tout d’abord en néant, puis en intérêt, pour la banque, qui paiera ses employés pour partie, et surtout placera cet argent qui sera alors de nouveau transformé en néant de pierre, immobilisation quelconque. Pas exactement néant mais droit de propriété, quelque chose qui aurait pu s’arranger autrement. Tout cela fonctionne parce qu’il s’agit d’un mythe auquel toutes les parties croient. L’argent, la dette, la raison sociale, l’État. Contrats tacites que personne n’ose déchirer.

L’agent se dit qu’il reviendra après l’installation de son client, voir si la chose peut se faire, s’il peut recruter cet homme pour devenir agent immobilier, qu’il fasse visiter sa maison et essaie d’en vendre des exemplaires pour le compte de l’agence.

Du bleu dans le vert

L’agent remarque les aménagements spécifiques que ces propriétaires ont fait. Il reconnaît chaque angle et chaque surface de sa maison témoin, mais ici, dans leur maison — comment dire : maison actrice ? maison suspecte ? maison victime ? — il y a tant de changements. Et les objets, tous ces objets, trop. Il se demande s’il n’imagine pas, plus qu’il ne les voit, les murs, les sols, les placards sur mesure de ces mesures pré-déterminées par la maison témoin. Le temps a passé ici, et de la vie. L’agent se demande comment évaluer, en regardant l’usure des murs, du plan de travail de la cuisine, du parquet terni.

Pourquoi revendez-vous si vite ? Cela fait quoi, sept ans, non, six ?

Par exemple, les rideaux, complètement différents. L’agent note mentalement toutes ces fautes de goût, tout ce qui pèse dans le décor (la bouteille d’huile sur le plan de travail et pas dans le tiroir prévu, la vaisselle qui sèche encore au lieu d’être rangée, les coussins mal alignés sur le canapé) pour le déduire du prix qu’il est venu estimer. Quelle vie ont pu mener ces gens, si éloignée de celle prévue, la vie témoin, qu’ils devaient endosser ? Partir si vite est d’ailleurs un signe que ça n’allait pas, dès le départ. L’agent regrette de leur avoir vendu, à l’époque, ces murs. Il faudrait faire détruire leur maison, effacer leur vie, les bannir loin d’ici. Le mur du couloir censé être vert a même été repeint en bleu. Il doit s’agir du petit rafraîchissement dont ils parlaient avec fierté, alors que ce changement a souillé l’harmonie de vert tendre qui emmenait de l’entrée à l’escalier puis aux chambres, au sommeil.

Peut-être que dans le grand plan du monde, ces gens n’étaient pas faits pour vivre ici, et que la faute en revient à lui, l’agent, de leur avoir vendu ce bien cinq ou six ans auparavant. Comment vivront-ils, ailleurs ? Il leur faudra se défaire des habitudes, positions des placards, contenu des tiroirs, agencement des pièces, allers et retours jusqu’au garage, la vue par la fenêtre de la cuisine, le chemin jusqu’à la boulangerie, comment s’orienter jusqu’au supermarché, et jusqu’à tout le quartier, la ville et les routes et les bretelles. Tout refaire, refaire toute une vie de gestes.

Je vais vous envoyer mon estimation.

Et… où vous installez-vous alors ?

Une histoire de mutation, de changement de société, une ville et puis une autre, une histoire à dormir debout pour dire que cette maison ne leur convient plus, ne leur a jamais convenu. Il faudrait peut-être faire vivre les gens dans la maison témoin elle-même, dans la zone commerciale, avec des placards et des tiroirs remplis pour eux de vaisselle témoin, de vêtements témoin, eux-mêmes ayant appris à y vivre, comportement témoin et conversations témoin, devenant la parfaite famille témoin à présenter au monde, comme un programme politique.

Le quartier a beaucoup changé, et ça va continuer, et pas à votre avantage, vous savez.

Et puis, dans la cuisine, tout à coup encore autre chose. L’homme, celui qui vit là, paraît à l’agent très grand, tellement grand, trop grand. Encombrant, comme si la cuisine n’avait pas été dessinée pour lui. Il déborde de partout, cache par sa carrure les éléments, la hotte, quelque chose ne va pas, réduit la maison. L’agent est surtout étonné de regarder cet homme les yeux dans les yeux sans baisser ni lever le regard, il est de la même taille et pourtant n’a jamais ressenti cette gêne puisqu’il ne s’est jamais vu lui-même dans la maison témoin. Et quand l’homme gravit l’escalier pour aller dans les chambres, c’est la même chose, l’escalier ne paraît pas adapté à cette masse de chair qui semble parler. L’agent a exactement les mêmes proportions mais bien sûr ne s’est jamais senti déplacé là où il était, alors que l’effet doit être le même. Il se sent soudain très mal à l’aise, pas à sa place — il tombe de haut, a la nausée — il est aussi strictement identique que ce couple qu’il déteste dans ce lieu qui est sa vie et devrait être toute vie. Il voudrait rapetisser, disparaître. Il termine rapidement la visite, ne sait pas s’il tient encore sur ses jambes, ce malaise… Il faut reprendre le travail pourtant, mais que doit-il faire désormais ? Revoir le plan générique de la maison ? Tout détruire ? Il suffoque encore en entrant dans sa voiture ; allume l’autoradio, le CD se lance, la nuit tombe.

 

 

Divan jeté. JS.

Le volet métallique

De retour d’une visite dans une maison non-témoin, une maison comme on dirait une maison d’enfance, l’agent se gare loin de l’agence. Le soleil se couche. Pas de place de parking. Tout est loin de tout. L’agent court, il court comme s’il en allait de sa vie, il court pour arriver, pour arriver avant quoi ?

Les deux vitrines d’annonces sont éclairées, de part et d’autre de l’entrée dont le volet métallique est fermé.

Le volet de l’agence est un modèle à lames pleines en acier, fabriqué dans les années 80 par Douville. L’agent ignore l’histoire complète de ce volet roulant, il s’agit d’une cloison invisible en quelque sorte. Le matin on ne la regarde pas, on l’ouvre. Le soir on la ferme, et on s’en va. Les passants ne voient pas du tout ce volet, ils regardent distraitement les annonces, d’une vitrine à l’autre, et c’est tout.

La société Douville a fermé, mais a rouvert ailleurs sous le même nom, ou presque. L’adresse indiquée sur le volet est désormais fausse, de même que le numéro de téléphone. Combien de façades et de noms cette société a-t-elle emprunté depuis 1927 ? Les fluctuations économiques peuvent-elles renverser une fabrique de volets métalliques ? Un vendeur de pierre ? L’agent engage la clé dans la serrure de marque Prefer (banlieue de Milan, depuis 1941 — drôle de date pour créer une entreprise en Europe — et puis ça commence à faire beaucoup d’objets non-témoin, il faut que la journée se termine vite).

Le bruit caractéristique, bruyant, qu’on ne peut décrire que par une tautologie : « un bruit de volet métallique qui s’enroule » ; comment faire autrement ? À l’ouverture, rythme et variations sonores proches de l’eau qui sort d’une bouteille, et donc en plus métallique et claquant. Et l’inverse à la fermeture, une bouteille que l’on remplirait.

Bref, l’agent ouvre le volet, et entre dans les bureaux sombres, déserts.

Il s’arrête sans allumer la lumière, regarde autour de lui et se demande : qu’est-ce que j’étais venu chercher ?

L’escalieteuse

L’escalieteuse arrive avec son encombrant catalogue d’escaliers. Il s’agit d’une sorte d’énorme livre pop-up, mais en quatre dimensions, qui parvient à faire tenir dans un micro-volume trans-univers les différents modèles miniatures qui apparaissent entre ses mains comme par magie dans nos trois pauvres dimensions, tandis qu’elle feuillette l’étrange objet. Nulle magie pourtant, simple maîtrise élémentaire de l’espace-temps que, dit-elle, le CERN refuse de prendre en compte malgré les démonstrations répétées qu’elle leur a proposé. Passons.

L’agent lui fait passer en revue les nouveautés. Il faut en effet changer l’escalier témoin. De l’avis des différents collègues, ce serait bien, il y a de mauvais retours dessus : trop sombre, trop clair, trop anguleux, trop mou, trop sec, pas assez accueillant, pas assez familial, pas assez discret ; il faut bien le reconnaître. Combien de ventes perdues à cause de ces approximatifs degrés ? Il faudra donc démonter l’escalier, le renvoyer, le recycler — en cheminées semble-t-il — et installer le nouveau. L’agent considère les fenêtres, la porte d’entrée, et sent que l’installation n’ira pas de soi. Il demande si le truc des quatre dimensions sera — non, impossible, dit-elle : trop gros, ça ne fonctionne que pour les livres.

Elle sélectionne certains modèles, d’après les contraintes de cette architecture témoin, la décoration précise comme au cinéma.

Un tournant-bas ou un tournant-haut, éventuellement, il y aura quelques adaptations à faire sur l’échappée. Nous avons des limons sculptés, modernes ou néo-classiques, du plus bel effet, on ne s’y attend pas, ça ne se faisait plus mais revient à la mode.

Il nous faut du clair, du fluide, du qui élève sans effort, vous voyez ?

Oui, tout à fait, donc pas de reliefs. Et du tilleul, pour le bois. Du bois aussi pour la main-courante  ?

Peut-être sculptée à ce niveau, quelque chose qui se fasse sentir sous la paume, vous voyez, qui laisse un souvenir agréable à la peau venue visiter.

D’accord, notre rampiste peut proposer des textures granuleuses, noueuses…

Oui, c’est ça, du nœud, pour la rampe seule, le reste lisse sous les pas.

Je le note. Et pour les balustres ? Tournées ? Droites ?

L’agent plisse les yeux, pour se représenter, dans ce décor moderne, une balustre tournée, ventrue.

Je peux vous montrer… Elle feuillette l’espace-temps local de son catalogue magique pour en tirer un escalier moderne aux balustres métalliques, cylindriques.

Non ! L’agent sursaute. Surtout pas. Pas de métal. Du clair, de l’air.

Ou plusieurs rampes si vous préférez. Les enfants adorent la petite rampe. Ainsi, pas de verticales, que des lignes ascendantes.

L’agent sourit, il est heureux de cette entente immédiate avec l’escalieteuse. Que des rampes, des envolées, voilà qui est idéal.

Elle manipule encore le catalogue et en tire le modèle parfait, que l’agent observe sous tous les angles. Il ose à peine toucher cette maquette qui semble vivante. Mais oui, dit-il, c’est ça.

Elle replie le catalogue dans un bruit de couacs sans écho et de sifflements étranges. Ils sortent au soleil jaune d’automne et dans sa voiture, elle imprime le devis. L’imprimante est intégrée adroitement dans la boîte à gants. L’agent signe et devient soudain impatient d’emprunter ce nouvel escalier, comme s’il allait accéder à un nouvel étage entièrement neuf, une étape inconnue ouverte sur le ciel et sa douceur.

Le serrurier

Assis sur le perron, l’agent attend le serrurier. Adossé à la porte témoin, il lit Oblique, au soleil teinté de nuages gris, un livre que sa libraire a absolument tenu à lui vendre, lui promettant remboursement si ça ne lui plaît pas.

Drôle d’histoire, de faire venir un serrurier pour une maison témoin. Le local en ville a été forcé, ordinateurs et clés ont été volés. Les clés, il fallait y penser, mais ont-ils les adresses ? Par précaution élémentaire, le serrurier va donc changer treize serrures chez des clients, pour un coût qui entamera les précieux pourcentages, tout le temps passé à lire des livres compliqués, à regarder des films anciens, à raconter quelque chose de neutre et plein d’une vie future à venir sur les placards de la cuisine ou sur les tringles à rideaux. Gloire aux collègues qui gardent les clés sur eux, dans leur boîte à gants, ou tout simplement dont les tiroirs précautionneusement fermés n’ont pas été forcés, par manque de temps ou d’ambition.

L’agent immobilier arrête de lire, regarde les feuilles déjà mortes de l’automne pas encore venu qui recouvrent la pelouse témoin. Il se dit que ce signe funeste, à proximité, qui plus est, si le regard continue de courir, du cimetière témoin des collègues voisins, n’est pas très bon pour la vente. Il y a, ici, un besoin de vie immobile, bien sûr. Si seulement il était possible de présenter tout ça dans une saison témoin… Il se lève et va pousser les feuilles du bout du pied. Mais la tâche est insurmontable. Les arbres en sont encore plein. Il faudra appeler quelqu’un. Un spécialiste de la feuille perdue.

Le ciel se libère un peu, puis se couvre à nouveau. Le serrurier arrive enfin, fait craquer le bois en assurant que ça ne se verra pas. L’agent a l’impression qu’il va transformer entièrement la maison témoin avec cette serrure qui, venue tout droit du magasin de serrures, n’est pas du tout témoin, mais unique. La serrure est la seule pièce de cette maison qui ne sera pas à l’identique dans les différentes occurrences qui seront vendues et construites sur des terrains qu’il est possible de rendre identiques à ce terrain témoin. C’est là un vertige difficile à éviter. L’agent a un peu peur, il tremble, il ne sait pas s’il pourra surmonter cette vision qu’il n’avait jamais eue jusqu’à présent : il n’existe pas de serrure témoin.

Il rouvre le livre, pour s’occuper en attendant, se remplir.

« Oh voilà, c’est bon, allez ! »

Et le serrurier donne la nouvelle clé en soupirant à l’agent, et s’en retourne dans la ville aux portes forcées, aux clés oubliées et perdues.

*
*  *
avec un extrait d’Oblique, de Christine Jeanney. Editions publie.net.

Seul au salon

L’agent est venu pour rien. Ce matin, une alerte attentat a dissuadé les clients de venir en masse. Deux couples très renfermés ont fait la visite commune, au lieu de dix. Et ça a été tout.

Il est resté, lui, dans le salon, où la télé plus fausse que vraie est pourtant secrètement branchée, il suffit de glisser un DVD dans son lecteur intégré pour s’en convaincre. Mais les DVD des étagères, sont des faux décevants : de vieux films, des classiques, vus et revus. Alors l’agent a apporté un câble HDMI pour brancher son ordinateur et se perdre en haute mer avec Robert Redford sur un yacht trop léger pour l’océan Indien.

Ça commence comme ici, se dit l’agent, avec un container de baskets, perdu et dérivant. Le commerce heurte, ici, l’internationalisation des guerres aussi. Quelque chose détruit autre chose. Container, kalachnikov, finance, religion ; quelles différences ? Film sans dialogue, la solitude est complète, même avec lui-même. Seul jusqu’au fond de lui-même.

Les agents qui se relayent en cette maison témoin pour la vendre en exemplaires démoulés d’une usine imaginaire à maisons ne ferment même plus à clé. Le temps ne passe pas ici, sans cuisine, sans cris, et la poussière toujours faite. Quelque chose ne passe pas, il suffit de revenir pour le constater. Mais l’agent ne sait pas ce que c’est. Il se sent couler dans un eau claire, qui devient sombre, ne sait pas si c’est un rêve. Il s’enfonce dans le canapé et l’ordinateur se met en veille, déconnecté des nouvelles du monde.

La balade sandwich

Une piscine debout (Google Street View)
Une piscine debout (Google Street View)

Quand il y a trop de bruit dans les murs, et qu’il fait beau comme aujourd’hui, l’agent prend sa pause déjeuner, après la visite de 14 h, dehors, en marchant avec son sandwich crudités-œuf (l’agent immobilier est végétarien). Il dépasse les piscines debout, plantées vides dans le sol herbeux, tristes témoins de baignades impossibles à imaginer dans ce bleu sec usé par les intempéries, et il arrive près du nouveau lot commercial de la zone. C’est un groupe de jeunes dynamiques qui l’a repris et aménagé avec goût. Ils sont beaux, en pleine forme et en pleine force, la femme de l’associé est enceinte, une joie du départ sédentaire irradie de leur coin de ZAC fleuri et fait sourire l’agent. Les marbres qu’ils ont choisi, rose, mauve, perle, taupe, noir brillant, agrémentés de jonquilles, patiences et même quelques bégonias fragiles et de messages d’espoir et de souvenir gravés d’or et d’argent, tout est une invitation à se perdre dans cette sorte de jardin-témoin qui conduit à leur bureau. L’agent est toutefois gêné, car si lui-même s’autorise la promesse d’une vie meilleure dans les huit pièces-témoin de sa maison, que peuvent-ils vraiment promettre de meilleur dans leur cimetière-témoin ? Les visiteurs ne connaissent pas cette fausse-mort mise en scène et fleurie, consultable sur catalogue gratuit à emporter, ils connaissent la définitive, mystérieuse, indicible mort d’un proche.

Et puis un couple âgé sort d’une berline cabossée, et entre dans ce jardin, ils sont tout sourire sur leurs beaux visages secs et fanés, ils regardent les tombes avec le même regard d’attendrissement anticipé que les jeunes mariés ont pour la cuisine et la chambre de la maison-témoin. L’agent ne comprend pas, mais ces vieux avec leur peau de feuille d’automne en plein printemps ont l’air apaisés de venir choisir comme ça, ce qu’on appellerait dernière demeure, mais qui est surtout derniers matériaux (marbre, bois, tissu) ; planifier et rêver l’attendu rêve éternel, parce qu’ici tout est calme. L’agent ne termine pas son sandwich, le jette dans une des urnes-témoin avant de filer discrètement derrière la haie de persistants quelconques, et s’éloigne, « la mort, c’est pas mon business », prétend-il à voix haute tout en allumant une cigarette.

 

Cimetière-témoin (Google Street View)
Cimetière-témoin (Google Street View)

 

Souvenirs

Les souvenirs que l’agent immobilier a ici, en ce non-lieu, sont-ils des non-souvenirs ?

« Toute description est, en même temps, une prescription. »

Il referme son livre, il ne lit pas vraiment, il passe le temps.  Enfin, à condition que le temps entre ici, ce qui n’est pas si sûr. Pourtant, il arrive qu’à la direction, au national, on décide, de détruire une maison témoin pour en construire une autre, selon de nouvelles normes, de nouveaux modèles architecturaux, de nouveaux intérieurs, de nouvelles modes. Si le temps n’entre pas, il balaye.

« Ne sommes-nous pas davantage tenus de garantir la justice que d’obéir à la loi ? »

Il se sent mal, de penser à ça. Il s’imprègne trop, se fait trop l’homme de la maison témoin, le témoin qui témoigne pour le témoin, trop pour changer comme ça d’un coup de masse et de bulldozer, pour se couler dans les murs d’un autre lieu, trop neuf, encore plus inexistant que le précédent.

Licence CC, Flickr m-louis .®.
Licence CC, Flickr m-louis .®.

 

Il rouvre son livre, se demande où il atterrira, ou plutôt quelle maison lui atterrira dessus, ici entre les rocades et les piscines dressées, une maison plus rentable, meilleure pour une marge meilleure, une vie meilleure ; lui fera le même trajet chaque matin.

« Pourquoi devrions-nous absolument chérir « l’objectivité » ? Comme si les idées étaient innocentes, si elles n’étaient pas au service d’un intérêt ou d’un autre ? »

Et même trajet le soir.

Décision

Il feuilletait le descriptif exhaustif des fonctionnalités de la maison, les options possibles, les devis  variables pour la cuisine, la salle de bain. Il lisait aussi les procès-verbaux des conseils municipaux des communes où il pensait faire construire. Cela nourrissait des débats quotidiens dans toute la famille, de la même manière qu’au moment des élections, il prenait soin de lire chaque tract en détail, d’en souligner les points forts, et d’ouvrir en lui une conversation entre tous les partis, une conversation neutre et objective : il n’était pas question qu’une échéance électorale soit prise à la légère, ou avec mépris, et que son vote soit entaché d’une émotion personnelle. Toute la maisonnée en parlaient naturellement ensemble ce jour-là. Il appelait même ses parents pour avoir leur avis sur telle réforme ou engagement. Une fois décidé, et cela ne prenait que la journée, car l’indécision était pour lui le lit de tous les extrêmes, il ne gardait que le bulletin et le tract du candidat ou de la liste choisie. Il apparaissait sûr de lui au bureau de vote, où il chassait un dernier doute dans l’isoloir, et les tracts éliminés terminaient dans la poubelle jaune, et son bulletin dans l’urne. Pour la maison, c’était la même rigueur, la même difficulté à peser le pour et le contre, et sans doute la décision était-elle encore plus difficile, à ce prix-là, avec l’emprunt qui allait courir sur plusieurs quinquennats.
Voting day in a small town, Liz West. CC BY
Voting day in a small town, Liz West. CC BY