Convaincre, 2

Orion’s Hydrogen Winds, par Adam Evans, CC BY
Vous avez déjà visités de nombreuses maisons, appartements, jardins, lieux encombrés de vies et figés dans leur rapport à l’Univers. Regardez la position du soleil par exemple, « salon exposé plein-sud » vous dit-on, c’est pour vous faire plaisir, avec la lumière du jour, mais c’est pour mieux vous cacher l’impossibilité de changer cette exposition, vous ne verrez jamais le nord, la sérénité de son ciel éclairé par ce sud toujours vendu, sur-vendu. Ici, dans cette maison, le pouvoir est tout autre pour vous, la situation est inversée, vous n’êtes plus dépendant des astres mais vous les commandez, vous pouvez imaginer le soleil où vous voulez, la constellation d’Orion et ses vents d’hydrogène en août par la fenêtre de votre chambre et l’étoile du soir par la fenêtre du matin si vous voulez. Car nous construisons partout et tout le temps, sur tous les sols, sous tous les ciels, partout dans le monde, où que vous posiez la première pierre, nous vous suivrons pour construire la maison de votre avenir dans l’orientation de vos désirs. Avec cette maison, c’est vous qui organisez l’Univers entier à votre guise — explique l’agent immobilier à ces peut-être futurs acheteurs qui arborent la moue de ceux qui en ont déjà entendu d’autres et des pas mûres et qui, de toute façon, ne regardent jamais le ciel la nuit.

Convaincre

L’échantillon-témoin, qui reste inchangé, non testé, sert à comparer, après le test ou l’expérience, aux autres échantillons changés, testés, modifiés, afin de prouver et d’évaluer le processus modifiant. Ce que ça veut dire, ici, c’est que la maison-témoin est ce qui reste non éprouvé par l’humain et la vie quotidienne. C’est la maison sans la routine, sans les événements, sans la vie qui use et qui jouit, qui passe, qui arrive et s’en va, c’est un lieu où rien ne passe, c’est l’habitation intacte, la possibilité pure, le point de départ de toutes les vies, c’est le big-bang local de l’agence, et j’en suis fier — explique l’agent immobilier à ces potentiels acheteurs dubitatifs qui vont peut-être se laisser influencer par cette philosophie, prétend-il.
Wimpole Hall, Cambridgeshire. Photo Peter O'Connor. CC BY SA
Wimpole Hall, Cambridgeshire. Photo Peter O’Connor. CC BY SA

Vertige

La décoratrice est agrégée de philosophie, a un master en lettres modernes et, surtout, un diplôme de design et architecte d’intérieur, qui lui permet de gagner sa vie, en réalisant des intérieurs, en remplissant des murs, des sols, des étagères. Elle s’est amusée à imprimer les cartons des faux livres avec les livres lus pendant la période de création du décor de la maison témoin : Pascal Quignard, Critique du Jugement ; Philippe Grand, Jusqu’au cerveau personnel ; Maryse Hache, Baleine-paysage ; André Hirt et Philippe Choulet, Glenn Gould, Contrepoint et existence ; Claude Simon, Quatre conférences ; Giorgio Agamben, La communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque ; Francis Wolff, Pourquoi la musique ? Benoît Vincent, Farigoule Bastard ; Yoko Ogawa, La mer ; …
Des livres, JS
Des livres, JS
Les cartons repliés sur le vide ont été disposés sur les étagères du séjour, elle sait que personne ne les regarde de près, même pour faire semblant de les saisir, pour le peu qui osent, ne prend pas la peine de lire la tranche. Et cela lui convient, à la décoratrice, qu’on n’aille pas lire le vide, le vertige qui s’en suivrait ferait échouer la vente, parce que le vide est partout ici. Prenez le canapé Manstad du salon, c’est en réalité un faux convertible, c’est une reproduction de Manstad, totalement pirate, récupérant peut-être symboliquement un brevet volé au départ par le fabricant suédois, c’est un convertible qui ne se convertit pas. Qui irait mettre un véritable canapé-convertible, à ce prix, dans une maison-témoin ? Ce qui ne veut pas dire que personne ne s’allonge sur le canapé, on le sait, pour lire, ou pour une sieste parfois, et qui sait les invitations discrètes pour l’amour qui pourraient se dérouler ici ?

Pause lecture

Didier tapisserie, par Violaine Bavent.
Didier tapisserie, par Violaine Bavent. Licence CC BY.

Ça l’amuse les faux livres des étagères quand il s’installe dans le coin du canapé Manstad, jambes allongées sur la longueur, pour lire son vrai livre. Ce jour-là c’est Ils désertent de Thierry Beinstingel, et ça l’amuse encore plus de voir les personnages du roman rouler, d’une ville à l’autre, quand lui est arrivé en avance et attend tranquillement que le client sonne, ou entre deux clients quand il a pris soin d’espacer le plus possible les rendez-vous. Le type du roman, avec son gros cahier relié d’échantillons de papiers peints, ça le passionne, ça. Il voudrait le même, ce serait un cahier de maisons, avec lequel ouvrir une page serait comme visiter la maison, la toucher, la sentir, comme ces livres pour enfants qui déplient une maquette faite des pages du livre, ce serait comme ça avec des vrais matériaux, tissu, carrelage, verre, moquette, bois, pierre… Il y aurait quelque chose de fantastique, magique, mystérieux, une expérience que les clients auraient peine à croire, se souviendrait confusément… « Oui, nous avons bien visité la maison… mais il y avait ce… ce livre… et nous sommes rentrés… » — « Vous êtes rentrés… ? » — « Enfin, oui, la maison est très bien. Il faut que tu viennes la voir. Ce sera sans doute notre maison, bientôt. »

Lézard

Et cette lézarde intérieure répond à une lézarde extérieure, sans doute parce que les maisons-témoins sont ainsi construites un peu vite pour ne pas durer aussi longtemps que la promesse vendue, et dans cette lézarde extérieure vit un lézard qui sort quand il le désire au soleil, sur un pan de mur lézardé inaccessible aux visiteurs, parce qu’il y a le grillage qui sépare du lot d’à-côté qui appartient au vendeur de piscines qui dresse ses piscines bleues et vides ouvertes vers le ciel et la rocade. Les visiteurs poseront sur leur terrain hypothétique ce mur-là un peu mieux qu’ici, ce mur lézardé là ils le poseront non-lézardé au même endroit qu’ici par rapport à la maison, puisqu’il est la maison, mais orienté autrement et en un lieu bien différent, bien loin d’ici, et sans lézard. Le lézard, lui reste là, caché derrière le grillage, les yeux plissés vers le bleu sec des piscines du voisin.

Lézarde

Dans le placard à balais, une lézarde est dissimulée par un balai. Un balai-témoin pas utilisé pour le ménage-témoin parce que les visiteurs visitent une maison propre de toute éternité, dans l’idée d’un bonheur parfait arrêté comme sur une photographie souvenir d’un souvenir permanent où le ménage vit sans faire le ménage ; et surtout parce que le ménage-réel est sous-traité par une société qui vient avec ses propres balais-non-témoins. Et quelqu’un fait donc un véritable ménage ici, sans doute la seule action véritable qui a lieu ici, sans faux discours persuasif, sans fausse moue dépréciative, pas de rêve projeté ni de souvenirs d’un futur souriant, rien qu’un vrai ménage de vraie poussière et de vraies traces de pas. Lors de ce moment de vérité qu’est le ménage-réel, pour ne garder que ce qui doit témoigner, le temps qui passe et les traces des visiteurs sont effacés pour de bon, il ne s’est jamais rien déjà passé ici avant que quelqu’un n’entre visiter encore.

Magazines sur la table basse

Il y a des magazines sur la table basse du salon et bien qu’il s’agisse d’authentiques magazines, exemplaires gratuits ou anciens numéros récupérés, leur contenu parait soudain tout aussi creux que les livres en carton des étagères, vides que les paquets de céréales et la brique de lait du réfrigérateur qui s’allume quand on l’ouvre mais ne refroidit pas. Les titres, les actualités, les faits importants, majeurs, de politique intérieure et internationale, les faits de guerre, les annonces et les démentis, tout devient faux ici, actualités d’un monde-témoin qui s’évaporera dès la sortie de la visite, donnant l’illusion de retrouver un monde meilleur, débarrassé de ses intrigues politiciennes, de ses massacres, de ses impasses.

Canalisations

Le spectre du tort dans un dégât des eaux avait passé sur leur front comme une meurtrissure de honte. Heureusement il n’en était rien et les canalisations étaient simplement à déboucher. Mais cela signalait toutefois que le moment du départ était venu et, admirant la cuisine équipée impeccable de cette maison sans conduits, non raccordée, ils se prirent à rêver, ici : si l’on ne touchait à rien, tout fonctionnait dans l’idée.