Ils sont sortis des murs sans faire de bruit
Ils se sont assis autour de la table de la cuisine
Ils ne se parlent pas
Ils attendent notre arrivée
Regardant par les vitres embuées
les murs des maisons voisines
dédoublés tout le long de la rue
Ils ont quelque chose à nous dire
mais nous ne savons pas qu’ils nous attendent
Nous n’arrivons pas
Nous évitons le chemin de la maison
Nous ignorons ce qu’elle détient pour nous
Et pourtant nous la visons comme un but ultime
Elle nous habite tant que nous ne l’avons pas habitée
En une poignée d’heures, le temps d’un passage du noir au blanc sans tabac et d’un volte-face dans l’effroi, j’ai été amené à faire une croix sur mon passé, sur mon avenir aussi d’ailleurs, et c’est à cet instant, bien que groggy, sonné, engourdi et alors que le jour (qui se fout de savoir comment on s’est levé, si on s’est levé, si on se relèvera) nous aura vu titubant quitter la baraque où le plan avait été punaisé au mur et progresser en direction du terrain où les trois Force projetaient alors de bâtir la maison-témoin, que j’ai compris – vue trouble, entrailles couinantes, épaule amochée – à quoi allait désormais ressembler mon existence, mon quotidien (une nuit interminable) et grâce à quel trou on me ferait disparaître de la circulation sans que je pusse en finir avec ma vie.
Ainsi, pendant des mois ont défilé architectes et chargés de bureaux d’études, ingénieurs du projet économiste de la construction, des sites et sols pollués, géotechniciens, conducteurs de travaux, chefs de chantier et leurs ouvriers, contrôleurs techniques, spécialistes du gros œuvre, de la couverture, de la plomberie, du chauffage, de la peinture, des cloisons (fausses, doubles, creuses), ceux de la voirie, de l’éclairage, de la signalisation, des réseaux d’eau (eau potable, tout-à-l’égout, eaux pluviales) et des réseaux secs (électriciens, gaziers, techniciens du téléphone, de la fibre optique). Tout avait été si bien pensé par les trois Force que chaque jour je découvrais de nouvelles têtes, de nouveaux corps, de nouvelles odeurs corporelles, de nouvelles fonctions, voyais revenir des métiers disparus, observais de près des outils que je ne connaissais pas, cherchais les différences entre les casques, les lunettes de protection et les salopettes, les chaussures de sécurité et les chaussettes, suivais les allées et venues des chefs et des sous-fifres, des précaires, des contractuels, des sans-papiers, des apprentis, des travailleurs clandestins, des intérimaires, des forts en gueule, des qui encaissaient ou se faisaient tabasser, des suicides déguisés, des minutieux, des cache-misère, des violeurs, des amoureux du travail bien fait, des harcelés, des traîne-savates, des cracheurs, des tatillons, des professionnels de la débrouille ou de la dissimulation, des menteurs, des taiseux, des types impeccables, classais par corps de métiers ou par ordre alphabétique, de A à Z, ensuite dans le sens inverse puis, une fois le jeu des sept familles fermé, une fois les familles composées, prenais un plaisir à mélanger plâtriers, charpentiers, tonneliers, huissiers, carriers, enduiseurs, terrasseurs, ficheurs, raboteurs, tourneurs et lambrisseurs, terrassiers, façadiers, cochetiers, charrons et charretiers, poseurs, contre-poseurs, pinceurs, coffreurs, bardeurs, louveurs, piqueurs, plafonneurs, rocailleurs, faiseurs de nez, chaufourniers, cimentiers, fontainiers, tailleurs de pierre, scieurs de pierre, peintres, plombiers et chauffagistes, chauffagistes et plombiers, manœuvres, limousins, maçons, scieurs de long, corvoyeurs, briqueteurs, soucheveurs, carreleurs, huchiers, marbriers, menuisiers, miroitiers, serruriers, verriers, parqueteurs, adoucisseurs, treillageurs, batteurs, couvreurs-zingueurs et même un fumiste dont la présence n’avait rien à voir avec la supposée cheminée puisque non prévue dans le plan et absente sur les plans mais avec moi – sa mission étant de m’empêcher de fumer dans les murs (et c’est d’ailleurs depuis ce jour-là qu’on commença à me surnommer « la cheminée »).
Il se pourrait bien que ce soit de l’amour. Mais ce ne serait qu’en esprit, et en esprit, l’amour a plus de difficultés, entre les êtres, à s’établir. Peut-être entre les êtres. Mais ici, un souffle de vent, dans un rêve, quatre heures de l’après midi, soleil, bord de mer…
Madame Muir s’est endormie (le ciel est bleu mais ce n’est que le fond de l’écran) (il en est de même dans le film, mais)… Seuls le noir et le blanc parviennent à dessiner la vérité de la relation qui unit cette jeune femme – qu’on voit là, endormie, au premier plan, de profil, elle rêve- et Daniel Gregg, capitaine de navire probablement, qui a fait construire cette maison et qui, dans cette image, entre sans qu’on le voie, par cette baie fermée à l’instant par notre héroïne (ce faisant, elle a à son doigt fiché une écharde ainsi qu’ailleurs la Belle au bois dormant, mais passons)
Ici, le portrait qu’on trouve au salon, qu’on posera plus tard sur le mur de la chambre du haut (c’est le deuxième de cette maison-ci, qui n’a d’existence que parce que nous autres y plaçons certains souvenirs, mots, photos, signes, témoignages et autres dons immémoriaux ou liens, rapports, noms propres ou communs, lieux et territoires, une histoire et une géographie, une science ou un désir) : à droite, l’agent immobilier qui ne veut pas louer, au presque centre cette Lucy, de noir vêtue veuve d’une année, et le capitaine qui nous fixe, nous et moins elle…
La rencontre (s’il y a lieu : ce sera dans la cuisine) la bougie, la lampe et le cran : une sorte d’amitié
Le capitaine est à l’image : Rex Harrison, la jeune veuve, Gene Tierney : le film vient juste après la deuxième guerre (1947), c’est Joseph Mankiewicz qui le réalise (il y a dans cette maison un certain nombre de gens qui ne sont pas nommés, mais ça ne devrait pas durer, je pose des liens dans le cellier-qui ne sert à rien- la buanderie-il en était une chez mes parents à Carthage avenue du Théâtre romain – dès que je peux), ensemble (est-ce ensemble ?)
une magnifique ambition, un lien sublime et tellement affectueux, un vrai couple de cinéma dans l’un des plus beaux films de tous les temps…
(Ici, dans cette maison, ici ne viennent que des films les plus beaux de tous les temps, ici s’évanouit la fiction pour à la réalité faire place, ici comme il est tellement difficile aujourd’hui d’être exigeant car le monde ne le veut pas et s’oppose à tout ce qui pourrait aider à penser, ici donc vivent nos fantômes – et comme on les aime… – mais est-ce que c’est de l’amour, dis moi ?)
Billet réalisé avec la complicité de Joachim Séné, pour l’aimable prêt du DVD : qu’il en soit (ainsi que son père, si j’ai compris) donc ici remercié.
Dans toutes les maisons qu’il loue, il garde toujours un souvenir du lieu, rien de trop précieux, ou de très visibles, pour ne pas que ce menu larcin puisse être détecté, juste un élément du décor, qu’ainsi enlevé, prélevé de son lieu originel, il peut garder en souvenir avec lui. C’est un acte irréfléchi, instinctif, qu’il n’explique pas ou très mal, rarement en tout cas, un geste qui remonte à son enfance. Il a commencé avec des livres qu’il volait dans les librairies. Il ne les volait pas pour les lire, juste comme un souvenir du lieu dans lequel il était entré. Comme certains emportent dans un petit flacon quelques grains de sable des plages sur lesquelles ils se baignent. Comme toutes ces photographies d’endroits dans lesquels on ne fait que passer, qu’on ne peut garder avec soi que sous la forme d’une image en deux dimensions. En souvenir. Mais ces livres, ces cartes postales, ces bibelots qu’on dérobe ainsi à la hâte, quand on les retrouve chez soi, on a souvent du mal à savoir finalement d’où ils viennent vraiment, qui nous les a donnés ou si on les a volés. Leur origine. Avec le temps notre sens de la propriété s’estompe. Notre mémoire nous joue des tours.
Dans la maison-témoin il est démuni. Il n’y a rien à voler, ce n’est qu’un décor factice, une projection d’habitat. Une hétérotopie. Un espace concret qui héberge l’imaginaire.
« Dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. » *
* Michel Foucault, Des espaces autres, Hétérotopies. Architecture, Mouvement, Continuité 5 (1984) : 46-49.
Je viendrai ici et puis il s’en ira. Je serai seule et la maison si grande qu’il n’y aura pas de place pour moi. Sans musique et sans mots, je fonderai. Il faudra des années mais je finirai par ne plus être. Les peintures auront passé, il y aura quelques taches sur le plancher, l’ombre des meubles sur les murs. Il y aura tellement de rien que nul ne voudra venir dormir ici de peur d’être aspiré. Ils refermeront la porte derrière eux sans se retourner mais attentifs au claquement du pêne dans la serrure. Les vitres seront cassées, les moisissures gagneront. Par plaques le crépi tombera. Les murs seront longs à s’effondrer. Même après le passage de la pelleteuse le vide restera.