entre deux sifflements crépitations

Je vais me tricoter une grande veste.
Je vais me tricoter une grande veste de glycine américaine qui est plus petite que les autres et moins show off
Je vais me surjeter et me point-de-rizer du schisandra pour avoir des clochettes rouges et blanches qui se font passer de loin pour des cerises
J’aurai des poches d’érable deshojo qui veut dire face empourprée en japonais, mais ventrues, en gueules de sabots de vénus
Mon dos sera piqueté de pousses de bégonia qui souffre d’avoir un nom de plante de vieux
Et de pousses d’hosta plus grand dedans, cherchant le dépliement
Les clématites me couvriront les bras avec leurs aiguilles à torsades
Mon col sera bordé de lancettes pourpres de passiflore au printemps car ce sera une veste de printemps
Le jacquard des pattes de kangourous sera difficile à faire à cause des bouches velues d’orchidées qui s’ignorent, mais j’aurais le choix de la couleur, rouge orangée et la multiplicité de jaunes, ou encore le violine qui coule bleu
Je m’assiérai sur la terrasse
Le merle et la merlette atterriront brutalement, comme des sauvages, et leurs pattes sur le sol feront top, top, ratop, ratop, vers la gamelle de croquettes pour chat
Dans mon feuillage d’heuchères, corail, chocolat, caramel, bronze, vert salade, je dirai à la merlette qui n’hésite pas à s’approcher juste à mes pieds comment vas-tu ? parce que j’aurai vu la plume presque blanche un peu défaite sur son aile gauche
J’attendrai que les pois de senteur majestic blue sortent de terre et s’enroulent sur les branches tortueuses du saule tortueux le bien nommé
Le géranium presque noir et dentelé ne m’agressera pas
La feuille d’acanthe blanche sera douce avec moi, et molle sous mes doigts comme du caoutchouc
Le cœur de marie montrera qu’il sait faire une forme en forme de quelque chose que les humains connaissent, par bonhommie
L’abutilon sortira ses lampions à jupettes, mais pas tout de suite, d’abord minuscules lanternes éclairées à l’avance
Je me demanderai quoi faire des pucerons sur les naissances si tendres des feuilles de camélia, je ferai semblant de ne pas voir que je ne les ai pas tous enlevés en y passant mon pouce et, en tant que divinité géantissime je me dirai que certaines vies ont de la chance, et puis je ne saura pas quoi faire du problème d’être cheffe décideuse et dominatrice, tout comme je ne sais pas quoi faire d’autres problèmes de chefs autrement plus nuisibles que les pucerons
Solanum pourpre et morelle laciniée ne sauront pas qu’ils sont de la même espèce, quasiment identique à une teinte près, ils feront le jersey du côté droit et du côté gauche de ma veste asymétrique
Je ne saurai pas faire les diminutions
Je ne saurai pas compter les mailles
Je ne saurai pas que le rosier liane de banks avait soif avant d’avoir vu ses feuilles abattues, désarmées, je me précipiterai mais il sera trop tard
Revivre ça n’existe pas
S’en soucier oui
Je préviendrai qui veut que le sophora twist baby prépare de la musique visuelle
Il lance des gouttes brunes deux par deux sur certaines de ses branches desquamées, grises, et l’écorce en dessous sort couleur d’olive
Chaque goutte va s’amplifier et s’accentuer en masque de médecin de la peste
Éclater jaune
Sentir la vanille
Les gens diront : c’est comme des becs de perroquet, je dirai oui ça y ressemble, les gens diront : il y en a tant ! je dirai oui, mais je ne sais pas ce que veut dire cette musique, est-ce qu’il est très heureux dans son pot, ou est-ce que, parce qu’il se sent mourir, il veut donner tout ce qu’il peut avant la fin ? je dirai oui mais je ne sais pas interpréter ce que je vois
Un jour ma veste sera morte
Ma veste de printemps
Ma veste de vent et de déflagrations qui s’entendent de loin
Le mot déflagration est un petit contenant, trop petit pour contenir les râles d’agonies
Ça vibre au loin, c’est tout près
Les ondes courent dans le sol, sous les cailloux de la terrasse
Les échafaudages ne tiennent pas
Ou alors pas longtemps, pas plus longtemps qu’une fleur de cobée cet été, un clignement de l’œil
Je me résoudrai à coudre pour assembler dos et devants et poches et manches de ma veste de printemps avec du seringat et de l’arbre au faisan, et pour cela j’utiliserai la technique du point invisible, mais rien n’est invisible même si tout disparaît
Est-ce que j’ai encore la place au creux des emmanchures de ma veste de printemps pour la plante des fées ? ses feuilles sont raides, piquantes, pointues, teigneuses, pas faciles à approcher ; ses fleurs sont comme un chapeau, celui du joker dans un jeu de cartes, ou bien celui du fou du roi, mais elle s’en fout des fous, et le fatsia aussi, qui monte un étage de feuilles à la fois méthodiquement
Sous l’apparence du fouillis, ma veste de printemps est méthodique
J’entends la double note des mésanges qui disent attention, ou viens là, ou où es-tu, ou je te connais, ou un message plus compliqué et attentif aux modifications
Ce que j’entends ne m’est assez souvent pas accessible
Le rouge-gorge saute d’un pot à l’autre en sachant où il va
N’est pas gêné par les moineaux, il n’y en a pas
À chaque fois c’est pareil, je me dis qu’ils sont tous morts, ou bien morts de peur et cachés
Et je suis soulagée quand ils reviennent, ternes, discrets

pas de côté, épisode 17

.

.

.

Tant que tu ne vois pas tes limites, tu ne peux pas espérer les dépasser. Il y a cette discussion entre un professeur d’université blanc et James Baldwin dans I’m not your negro. Lui, le blanc, estime que nous sommes tous frères en humanité, au-delà de notre couleur de peau ou de nos croyances. Baldwin, le noir, sait que c’est un mythe. Il le sait dans sa chair, dans son expérience de vie, dans ce qu’il a vu et vécu. Il voit les limites, ce qui est le présupposé pour les dépasser. Le blanc prétend qu’elles n’existent pas. C’est pourquoi son raisonnement reste circonscrit à l’intérieur. C’est pourquoi rien ne change.

Dans une discussion avec un écrivain anthropologue où les questions posées le sont toutes par de jeunes hommes, le présupposé, qui est aussi le point de départ d’un livre de l’écrivain anthropologue, est le confinement. Pas « un » confinement, mais « le » confinement. C’est-à-dire, lorsqu’il l’explicite, celui d’intellectuels qui se sont trouvés reclus, empêchés de sortir de chez eux, forcés de remplir une attestation. On appelle ce confinement « le » confinement, le seul et unique, car il est écrit par ceux qui savent écrire. Y’a-t-il des livres sur un hôpital en temps de confinement, ou un hypermarché en temps de confinement, ou une épicerie, ou une station-service, ou un service de nettoyage en temps de confinement, des livres qui montreraient un autre confinement que celui qu’on a « tous » connu (dixit la discussion autour de l’écrivain anthropologue) ? C’est la limite. Tant que cette limite ne sera pas vue, donc que l’expérience de vie de soignants, d’éboueurs ou de caissières en temps de confinement comptera pour rien, tant que ce qui est vu et vécu par une partie de la population sera ignorée, il n’y aura pas de dépassements possibles, pas d’après, pas de demain. Tant que les discussions entre jeunes mâles blancs intellectuels leur sembleront admissibles et dignes de déboucher sur un échange d’idées, tant que de jeunes mâles blancs intellectuels trouveront pertinent de discuter entre eux d’une situation mythique car inopérante pour une partie de la population, il n’y aura pas de monde d’après. Tant que ces jeunes mâles blancs intellectuels ne s’arrêteront pas une seconde pour se poser quelques questions pratiques (Pourquoi avons-nous tous ici environ trente ans — Qu’est-ce qui fait que nous sommes tous blancs autour de cette table — Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes parmi nous — Pourquoi discutons-nous entre membres d’une même classe sociale), demain ressemblera à hier.

Au moins, quand je parle de ma maison d’enfance ici, j’en connais la délimitation, qui ne s’exerce pas uniquement dans l’espace au sol occupé, ni dans l’espace sensoriel ou mémoriel évoqué, mais qui se trouve aussi ancrée dans mon âge, mon genre et ma classe sociale. Ça devrait servir à ça, écrire. À délimiter. Pour pouvoir ensuite, plus tard, grâce au luxe de ce temps disponible passé à y penser, tracer des portes qui puissent préfigurer une sortie éventuelle.

Tracer des zones, faire exister les zones, pour ensuite pouvoir les traverser, ce serait l’idée.

Au minimum, mettre en place la possibilité que cette traversée puisse avoir lieu (ce que fait Miró en quelque sorte).

Savoir d’où on parle pour mieux comprendre à qui.

Pour résumer, faire un pas de côté ?

.

.