Une phrase, une chanson (résister #5)

 

 

 

 

il arrive que je tombe sur une phrase, ou quelque chose, qui m’entraîne ailleurs et encore ailleurs – je laisse suivre le chemin parfois, je me lève et je vais dans le jardin, sur le balcon, ou derrière la fenêtre seulement, ou encore dans le garage, je range un peu (des vieilles cassettes vidéo inutiles – il n’y a que les jaquettes – d’autres choses incongrues laissées là par les ouvriers – une bouteille d’eau en plastique, des chiffons, un carton) – la maison est inhabitée (je me souviens de madame Muir)

(elle était veuve et voulait écrire) – il y a quelque part, sans doute dans un placard, une affiche apportée là par je ne sais qui – je ne suis pas ici, je suis ailleurs – une phrase disais-je, elle est d’Antonio Gramsci (1) un type qui a passé la fin de sa vie en prison parce qu’il avait des idées qui allaient à l’encontre de celles du pouvoir (sous l’ordure mussolini (2) – il était communiste emprisonné dès 1926 jusqu’à sa mort le 27 avril 37, à Rome, des suites de sa maladie) – je dispose ici d’une espèce de bible, un petit dictionnaire Larousse de 1961, mais il n’y figure pas – dommage (j’ai pris une photo d’un dessin de Laennec (3) tout à l’heure, mais de Gramsci, nenni) – j’ai pêché dans le wiki – la phrase donc « il n’y a pas d’illusion à se faire quant à une possibilité de conquérir par petites étapes la justice et la liberté » fait froid aux os mais enfin elle ne m’apparaît pas sans fondement – hier dans le journal on nous indiquait que le « nouveau » wtf cnpf faisait agir ses groupes de pression (on sait que ce gouvernement n’est que la chambre d’écho législatif de ce centre du patronat, serait-il français et national qui plus est) afin que l’Europe et la France (en particulier) adoptassent (eh oui) des réglementations plus souples en ce qui concerne les émissions de CO2 (lesquelles pourtant assez souples, sinon lâches, nous conduisent directement à cette maladie qui nous prive de nos libertés les plus fondamentales) – ces trois personnages : des emblèmes de ce que nous vivons ? – ici, dans cette maison toujours à louer – ce que je fais encore ce mercredi – il n’y a pas de visite, il n’y a pas d’acheteur – j’ai posé sur un mur, sur le côté de la fenêtre, une reproduction « impression soleil couchant » je crois que ça s’intitule

– et puis une autre des danseuses de Degas il me semble bien

– il y avait avant qu’on ne puisse plus sortir de chez soi des endroits (il faut le souligner pour les nouveaux-venus) spécialement réservés aux expositions de tableaux, ça se nommait des musées parce que les peintres (et peintresses, mais essentiellement des peintres) étaient pour la plupart d’entre eux (et elles, mais passons) inspirés (é e s ) par des muses (lesquelles ne sont que féminines) – sinon ça allait bien ce monde-là – on y découvrait tardivement les notions de genres et de « race » (laquelle comme on savait déjà n’avait aucune existence dans l’espèce humaine) (sauf évidemment celle que mettaient en scène les mussolini et autres fumiers – essentiellement des hommes, tu me diras – le monde en regorge encore – passons) – (ceci n’est pas un billet politique, je fais mon travail, je n’ai pas à parler politique – le travail n’est pas politique, il est subordonné : tu fais ce qu’on te dit, point barre – et tu nous épargnes tes états d’âme – si on est poli, on fait suivre la dernière phrase d’un « sil te plaît » à la limite de l’hystérie) (un peu comme à l’armée si tu préfères) ici je remets cette image déjà déposée de ce colonel Dax (je connaissais Micheline) sous les traits de Kirki

– il est donc préférable de travailler seul – et donc de disposer, comme disait notre amie Virginia d’une chambre à soi – justement ici, on en compte quatre, dont une sous la forme d’un bureau – huit mètres carrés, une fenêtre, une porte : c’est suffisant – au rez-de-chaussée, oui – les trois autres à l’étage, avec la salle de bains, un autre cabinet de toilettes, enfin tout le confort moderne – les arbres du jardin des voisins sont fleuris, les oiseaux y chantent un peu et le ciel s’est dégagé, on ne ressent plus les miasmes du trafic aérien (déjà, un peu avant, il y avait eu cette affaire d’un constructeur d’avions qui pour des raisons de rentabilité avait précipité la réalisation d’une de ses œuvres, et aussi (zeugme) la mort de près de quatre cents personnes – le constructeur avait fini par arrêter cette production – c’était avant) (une allégorie) – aujourd’hui, certains s’en remettent à la prière, d’autres pensent que la santé passe après le travail et l’économie du pays – c’est un printemps assez chaud, voilà une dizaine de mois (ai-je lu dans une gazette) que les températures sont plus élevées que la moyenne dans notre pays – est-ce que ça a une quelconque pertinence que de parler du pays quand on parle des températures ? Fait-il moins chaud ici (ou à Kiev, par exemple) que là (à Oslo, Malmö ou Stockholm) ? En tous les cas, j’attends mais je n’ai pas rendez-vous – cette chanson, tu sais, cette si jolie chanson qui faisait à un couplet « Monseigneur l’astre solaire, comme je n’l’admire pas beaucoup/ m’enlève son feu, or de son feu moi jm’en fous, j’ai rendez-vous avec vous/la lumière que je préfère c’est celle de vos yeux jaloux » tu te rappelles ? oui, je l’entends, je l’écoute, je la chante – non, mais l’amour, ils ne nous l’enlèveront jamais

Rien n’a changé (#3 Résister)

 

 

 

Il faudrait savoir où on écrit (avant de savoir quoi) – faire les choses à bas bruit surtout – écouter « des roses et des orties » avec les « o » ouverts pour les fleurs plus – « on est lourds, tremblant comme des flammes de bougies »  – le mercredi ce sera maison[s]témoin aussi – on ne se savait pas atteint, on était indemne remarque bien aussi, on ne savait rien, on errait comme des mauvais diables – les gens étaient dehors, chez eux, entre eux – deux trois ou quatre tout dépendait d’eux ; le truc s’en allait, frappait ici, en trois jours c’en était fini, terminé – les vieilles gens surtout – c’était adorable surtout dans ces temps où on se battait pour que la retraite soit un droit acquis de haute lutte, chaque mois une retenue sur le salaire, chaque mois l’employeur mettait au pot – mais non, terminé, gilets jaunes ou pas, retraites ou non : terminé –

 

 

personne ici : seul au monde, le garage vide, la vue d’une plage sur le mur du salon – les palmiers, la mer bleue, toute la vie – la maison n’était plus que peu fréquentée, déjà, avant les événements (certains les regroupaient sous le nom de pacification) : à présent, encore moins de visite – elle reste telle qu’en elle-même ce n’est pas qu’elle pourrisse sur ses fondations (d’ailleurs fort peu profondes : elle n’est que vaguement posée là, une centaine de mètres carrés quand même tu me diras – à l’étage un peu moins, sous-penté – non mais c’est un lot intéressant, qui dispose d’un certain potentiel, l’agent vous le dirait s’il n’était obligé de rester chez lui par civisme et aussi par flemme – ça peut arriver aux meilleurs, et d’ailleurs, à l’agence on ne le lui envoie pas dire – si vous y tenez absolument, il peut venir vous faire visiter, c’est quand même et après tout son travail : assume-t-il (comme on dit aujourd’hui) ou n’est-ce pas essentiel ?) mais ici ou là, on peut percevoir l’usage du temps – les saisons qui passent, à la radio on donnait la deuxième rhapsodie hongroise de Frantz Liszt, jouée par Georges Cziffra, en avril 56 en Hongrie – deux mois avant l’insurrection – il faut du temps pour s’habituer à cet état de choses, dieu merci on avait la musique – sur les étagères du salon on avait disposé de fausses jaquettes de disques vidéo (les Fantômes de Madame Muir; Guêpier pour trois abeilles (Honey pot) ; Sleuth (Le Limier) ; My fair Lady ; À bout de souffle (mais qu’est-ce que c’est dégueulasse ?)

d’autres encore; dans les souvenirs, on avait à propos de ce dernier (le cinéma), les explications de Romain Gary qui envoyait deux jours avant de se donner la mort – une balle de revolver dans la bouche, je me demande si ça se déroulait rue du Bac – un mot à François Pillu (dit Périer) – ou alors j’ai rêvé : j’ai recherché, rien trouvé – n’importe peut-être (*) – l’entière filmographie de Stanley K. (Kubrick, mais Stanley K. lui va assez bien) – les quatre parties de 2001, l’opus 100 de Schubert pour Barry Lyndon ; et dire que Kirky s’en est allé… Cent deux au compteur comme on dit élégamment quand même (Spartacus, ou le colonel Dax ?

comme on aime). Il y avait aussi de nombreux livres – le décorateur de la boite faisait appel à un grossiste, il y en avait de toutes sortes, surtout de belles couleurs, des choses qu’on ne verrait pas ailleurs, une bibliothèque multicolore dans le salon, dans l’entrée ? quelque part en tout cas, ça a quelque chose de nécessaire, ce genre de meuble – et puis ça habille. Les gens aiment voir des livres posés les uns à côté des autres, égayés de ces jolis tons, ça donne à l’intérieur quelque chose, une espèce d’image de la tradition, de l’intellect et de l’intelligence quand même aussi, parfois, il faut bien l’avouer : les livres ont cette espèce d’image pas vraiment surfaite, non, mais si on ne sait pas ce qu’il y a dedans, il faut bien avouer que l’objet, en lui-même, quand même ses commerçants l’affublerait de l’adjectif « parfait », l’objet n’a rien de très original, il faudrait sans doute le reconnaître. On a, de même, mis des casseroles dans la cuisine – un peu exposées sur le mur, à côté de la hotte – tout le confort moderne (sur option). Enfin toutes sortes de choses et d’objets indispensables à la bonne image de cette maison, essentiels à la bonne mémorisation du lieu, représentation retenue par les visiteurs, tentés et par là, envieux : il faudra signer à nouveau des contrats, choisir ses couleurs (taupe, pour les murs, c’est magique – mauve, pour l’entrée, c’est d’un chic) – établir le montant du premier chèque (si ça se fait encore) – et bientôt, emménager. Bienvenu chez vous (comme aime à le dévoiler en une la démagogie mercantile et odieuse – soyeuse ? sucrée ? apaisante ? – du dépliant, sur la table transparente du salon)

 

(*) erreur de casting : il s’agit d’une carte qu’envoyait Romain Gary le 29 novembre 1980 à Ray Aron pour le remercier d’une lettre datant de 1945 que ledit Romain avait envoyé à Ray à l’époque et que celui-ci donc, lui refaisait parvenir (cité dans « Mémoires, 50 ans de réflexion politique », Ray Aron, Julliard p. 716)

 

Colocation

Je dispose d’un film annonce, plus la vision du film en avant première dans un cinéma municipal rénové de fraîche date – enfin, là, ça commence à faire quelques années maintenant je suppose (en réalité, en fait, finalement voilà quatre ans) – situé dans un quartier – Barbès – où il semble que les choses changent, la Goutte d’Or, il y a ce cinéma puis le bar pour jeunes gens friqués qui a ouvert là où un magasin de tissus bon marché a brûlé, il y a en face Tati mais cette enseigne est, comme on sait, assez menacée, il y a à trois pas le Sacré-Coeur (il s’agit d’une basilique catholique et romaine, il me semble mais s’y adjoint quand même cette réminiscence abjecte de ce wtf monsieur thiers) et ses milliers de touristes quotidiens, alors la programmation du cinéma est ce qu’elle est, cosmopolite et très changeante : tant mieux, c’est ce cinéma-là qu’on aime, et le cinéma est à Paris et à Paris -normalement – ville du cinéma s’il en est- les choses changent et se mixent. Evidemment les phénomènes d’embourgeoisement pèsent, notamment quand la municipalité est ce qu’elle est – c’est-à-dire préoccupée par le rang que la ville doit tenir, vis-à-vis de Londres, Dubaï ou Kuala-Lumpur : en un mot bourgeoise, communicante et moderne (ça en fait trois) (bocomo) (on doit ajouter riche) (pfff). Un film annonce, et une invitation gagnée sur internet, dans un cinéma situé dans un quartier où les choses changent. J’y fus donc, à cette séance de vendredi soir c’était le 31 mars. Ici donc une retransmission (peut-être) partiale (sûrement) de sentiments devant ce film, il y avait du monde, on a ri on a pleuré, comme au cinéma. Le producteur n’était pas là, quoi que annoncé il me semble, mais on s’en fout un peu (je veux dire c’est dommage mais c’est fait). Huit heures du soir.

 

Dans la maison(s)témoin on est en colocation. Entre ici, disait l’autre, tu te souviens, donc entrez ici : trois femmes formidables. (J’ai mon panthéon personnel, et j’ai pensé à Gena Rowlands – dans « Opening night » (1977), un petit peu, mais surtout « Une femme sous influence » (1974) cette merveille (les deux, John Cassavetes,), à Ava Gardner (« La comtesse aux pieds nus« , Jo Mankiewicz, 1954), à Sophia Loren dans « Une journée particulière » (Ettore Scola, 1977) tu vois).

Trois femmes en colocation, l’une Selma (Sana Jammelieh)

la deuxième, Layla (Mouna Hawa)

la troisième Noor (Shaden Kanboura)

Il faudrait que vous alliez voir ce film pour en connaître l’histoire, mais ici, dans l’antre des goules, des monstres et des fantômes, je voudrais expliciter ce qui est diffusé comme une prévention (on trouve ces mots un peu partout dans les diverses communication à propos de ce film – c’est une merveille, vous ne devriez pas le manquer – mais vous ferez ce que vous voudrez) : ça dit « Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs ».

Je pense que cela est posé en référence au viol que subit, de la part de son fiancé, Noor, cet homme-là (à ce niveau, je ne sais pas si « homme » convient, voyez) (et malheureusement, si)Wissam dans le film, à qui on présente Selma et qui refuse de lui serrer la mainau prétexte sans doute que c’est une femme. Cette attitude-là n’augure que mépris (c’est l’illustration de la réponse à la question: « qu’est-ce que c’est qu’un salaud ? »), et à ce titre m’a profondément bouleversé. Après cet acte abject, sa fiancée, Noor donc, violée donc, dans une scène magnifiqueira plonger dans l’eau

et là, je me suis dit – peut-être tout haut, je crois – « la malheureuse » parce que je pensais qu’alors, elle voulait se supprimer (et peut-être le personnage, à ce moment-là, a-t-il cette pensée : en finir) et le suspens se clôt

: non, se battre !

Trois femmes et trois destins liés, pour Layla (on -enfin moi – ne peut pas ne pas penser à cette chanson d’Eric Clapton), les amours sont sérieuses ( d’ailleurs, pour ces trois femmes, les amours sont sérieuses – pour les hommes, ah bah…), elle mène sa vie, aide les autres, refuse d’être maltraitée, une grande intégrité ou probité peut-être qui fait dire à son compagnon qu’elle quitteraNon, seulement elle croit en la liberté et se bat pour : formidable…il faudra qu’il sorte de l’auto – et de la vie de Layla, tout autant.

Selma refuse elle aussi de se plier aux ordres de parler hébreu par exemple dans un restaurant où elle fait la plonge : elle rend son tablier. S’en va, trouve une autre place, serveuse, là rencontre un amourje n’ai que le film annonce, je choisis dans cette minute trente, des images qui veulent montrer la tendresse, la vraie vie qui anime ce film, qui évoque des sentiments si doux (l’amour, y a-t-il ici plus beau ?) et d’autres si horribles (être pieux vaut-il cette sauvagerie ?) et qui pose, entre autres, des questions comme le « qu’en dira-t-on » est-il plus important que notre vérité, notre liberté ?

Il s’agit d’un premier film donc, d’une jeune palestinienne, Maysaloun Hamoud, dont les études de cinéma se sont déroulées à Tel-Aviv où elle était en colocation, dit la chronique. Eh bien, pour un premier film, on n’a qu’un mot : bravo.