mitan

 

(tentative de rendre compte d'un seul moment, un chantier + un fond sonore)

 

Entre le mur et l’échafaudage, on s’enfile,

Après ce drame et même avant, la question de

y’a juste assez de place, c’est calculé. On

la sécurité. Des salariés ont dû abandonner

va sabler les joints. Se munir d’un masque,

leurs voitures. Il y a des tension parfois.

pas oublier le masque, c’est terrible ce qu’

 Il était énervé, il était perdu. Il a fallu

on respire. Poncer les briques d’abord, ça

 remettre les panneaux. Comment vous faites

c’est obligatoire. La poussière orange, ça

 pour sécuriser les ronds points. On a mis des

vole autour de la tête. C’est chassé à gauche,

 ballots de paille. Les gendarmes ont mon

à droite, selon le geste. Puis on fait des

 numéro de téléphone. C’est des choses qu’on

cercles si on veut fignoler. Attention quand

 ne veut pas voir ici. Un mot encore sur la

ça ripe, y’a des étincelles, parce que le coin

 centrale nucléaire, la circulation est un

des pierres ça pardonne pas. On décale les

 petit peu compliquée. Il y a encore plus de

cercles en avançant, faut y aller doux, être

 blocages ce matin. Il n’est pas question

méticuleux, pas mesurer son temps, c’est la

 d’envoyer des forces de l’ordre contre eux.

base. Le joint est appliqué à la truelle, puis

 C’est un drame. Je ne sais pas. Ça se passe

, lorsqu’il n’a pas encore durci, lissé avec

 dans un état d’esprit constructif. C’est un

le gant. Façade, rejointement, enduit. Le but

 tournant. Exaspération, on sait les problèmes.

c’est de dégrossir, d’aplatir, toujours de

 Y’a pas que ça. Si l’on en croit les calculs,

gauche à droite. Perçeuse, marteau et on y va.

 une baisse alors qu’il y a une hausse. Il faut

C’est un gruyère, c’est même pas maçonné, la

 continuer à aider mais on ne mesure pas les

lumière traverse le mur, y’a rien qui tient.

 conséquences. On peut avoir envie d’aller vers

Oh, ce boulot. C’est parti comme ça. Monter

 un poulet un peu moins cher. Il y a des hommes

jusque sous la toiture. Autour des fenêtres,

 des femmes qui se battent, et même au péril de

la mèche de la perceuse s’enfonce en suivant

 leur vie. On marche sur la tête. Le dilemme

la bordure de la pierre. Passer le karcher

 est là. Cette inflation persistante. Les

dans les joints. Nettoyer les pierres de la

 français préfèrent les produits moins chers.

mousse et du lichen qui se sont incrustés.

 L’exemple des cerises : on ne peut pas

Je vais trouver un produit pour ça à la

 utiliser un pesticide, elles sont chères.

quincaillerie, à base de vinaigre. Ça met du

 D’après nos informations c’est bien la thèse

temps à agir, c’est pas parti entièrement mais

 d’un accident qui est privilégiée. Vous

ça va le faire. Enlever les gravats, le sable,

 connaissez la musique. Je baisse. J’éteins.

en raclant le sol à la pelle, et puis jeter la

 Je décale, et je lève le pied. Chaque geste

pelletée dans la brouette. C’est propre. Il

 compte pour la planète. Et comme on vous

faut que le mortier solidifie tout. Nettoyer

 connaît très bien, on sait que ça va vous

au jet d’eau avant. Trois seaux de sable pour

plaire. Découvrir, explorer, s’informer,

un seau de chaux. C’est vraiment la méthode

 le meilleur du réel. Pas d’empreintes, pas

traditionnelle. On part du haut, on descend,

 d’ADN, le crime parfait. Il est neuf

on fait des lignes. C’est long, c’est long

 heures. On revient sur les images parlantes.

mais c’est long. Après il va falloir gratter

 Une vague de délinquance sans précédent. Le

à la brosse métallique pour remettre à niveau.

 groupe sécurité de proximité quadrille le

On dégrossit bien. Si on a trop attendu et que

 quartier. Est-ce qu’on sera prêt. Est-ce

c’est trop sec, on remouille un peu, et la

 qu’il faut raser. La réponse économique,

poussière vole moins, mais on n’oublie pas le

 l’impact est direct. Il se lève très tôt

masque. La langue de chat sert à repousser

pour répondre à toutes vos question. Il

bien au fond pour que le mortier pris sur la

 n’y a quasiment plus aucune maison debout ici.

lisseuse ne tombe pas. Nettoyer les coulures.

 

("mitan" à cause de la séparation)
(et de la chanson, dans le mitan du lit, dans le mitan du lit, la rivière est profonde lonla, la rivière est profonde)

« C’est le plus important. Tu ne crois pas ? »

Ma mère est ma maison.
Ma mère est faite de texte.
De textes.
C’est de plus en plus visible. C’est ce qui arrive avec les paysages en grands dangers, brossés par le vent, réduits à l’essentiel. Il ne reste plus que la ligne d’horizon et l’armature d’un tronc, un peu d’herbe, le bleu de la mer, c’est tout. Ce qui faisait foisonnement, la végétation dense, les ruelles, les fontaines de Trévise, les habitants et leurs déambulations, les points de vue panoramiques avec la rose des vents gravée sur une table d’orientation, les fêtes folkloriques, les processions de la fête de Saint Bernard, tout ce qui perdait le regard, les cigales la nuit, les nappes sur les tables dehors, froissées, éclairées par les lampadaires, les craintes d’orage et d’inondations, tout s’est enfui, recroquevillé, a disparu.
Il ne reste que quelques histoires droites, réduites au plus simple déclencheur. Ce sont toujours les mêmes. Il ne reste à ma mère que du texte. Elle écrit de moins en moins, et puis plus du tout. Des cartes de vœux, et je ne sais plus la dernière fois qu’elle a rempli un chèque. Ses lettres sont de plus en plus tremblantes, maintenant ce sont des chiffres qu’elle trace, elle fait ses comptes qui sont des contes, car elle ne s’appuie pas sur des données mathématiques. Je veille bien à ce qu’elle ait toujours des stylos à portée de main. Je lui ai acheté un cahier, c’est elle qui me l’a demandé, elle devrait y poser des additions, en tout cas c’est ce qu’elle désire, c’est l’outil de repérage auquel elle se raccroche.
J’ai longtemps cru que rien n’était plus éloigné de ma mère que le texte. Je disais :
elle parle pour ne rien dire
ce qu’elle dit n’a pas de sens
elle dit une chose et son contraire
elle parle pour parler
elle fait de l’air avec sa bouche et ses cordes vocales, c’est ce que j’ai longtemps cru.
En fait, elle est au-delà du texte, ce qu’on peut qualifier de prouesse.
Ou elle se trouve bien au-dessus du texte. Tout en haut. C’est lui qui la porte. Ce sont ses fictions qui la tiennent, soutiennent. Dans le paysage réduit à l’essentiel qu’elle est devenue, sa ligne d’horizon et son tronc sont ses fictions.
Elle me les répète sans arrêt.
On pourrait penser à un problème cognitif, à une maladie dégénérative, à une baisse des capacités logiques, à une perte de raisonnement, oui, beaucoup pourraient le penser, mais elle s’en fout. Elle répète. Elle ne se sent pas malade. Je vais bien, elle dit, et puis j’ai toute ma tête.
C’est le plus important.
Tu ne crois pas ?
Heureusement que j’ai toute ma tête.
C’est bien, je suis contente.
J’ai vendu la maison, je me suis bien débrouillée. J’ai été futée, heureusement.
(la maison a été vendue par obligation, ce n’est pas elle qui l’a voulu ou s’en est occupée, elle me montre le papier du notaire et m’explique qu’il vient d’arriver au courrier, c’est moi qui lui ai donné il y a six mois, nos histoires se chevauchent, parallèles qui ne se rencontreront pas, mais je veille bien à ce qu’elle ait toujours des stylos à sa disposition)
Plus son paysage se minimalise, plus j’augmente le mien, factice. J’ajoute et j’ajoute des pots sur la terrasse de cailloux cernée de murs.
Chaque matin je vais voir si le pied de houblon trouve une nouvelle direction avec sa tête de serpent. J’ai soif de lianes. Les clématites, les chèvrefeuilles et les tiges de cobée s’enroulent ensemble, selon la même chorégraphie indistincte. Les feuilles des capucines de Canaries s’élèvent, larges près du sol, réduites dans l’ascension. Le schisandra croule de fleurs discrètes qui se confondent avec des cerises, et son feuillage de soie cache un peu le géranium menthe dressé, debout. L’akébia n’en finit pas de faire de nouvelles volutes dans sa course avec les haricots géants d’Espagne. En Espagne, lorsque ma mère était enceinte de moi, elle a assisté aux processions, capuchons sombres, deux trous noirs pour les yeux, torches levées dans l’obscur, chants funèbres, et elle a eu peur. Ma mère est ma maison.