Savoir et Transparence

_ Cette maison est très élégante et performante. Elle m’intéresse. Une chose m’étonne pourtant. Pourquoi, au milieu du salon, ce grand écran est-il réel et pas un fac-similé ? Pourquoi une vraie télé ? Et pourquoi est-elle allumée en continu sur une chaîne d’information ? Ce n’est pas contre-productif pour votre image, toutes ces courses-poursuites sur l’autoroute, ces casseurs, ces violences dans les quartiers, ces pauvres ? Vous n’avez pas peur que ce soit anxiogène ? Que ça casse l’ambiance et que ça refroidisse les futurs acheteurs ?

_ Non. C’est une maison connectée. Savoir et Transparence, voilà notre credo. Notre Savoir au service de tous, la Transparence de la qualité, c’est notre devise. Savoir quelles sont les menaces aide à s’en protéger, et en toute transparence. Mieux déterminer les dangers potentiels  permet d’opter pour une sécurité haut de gamme, double-vitrage, code d’entrée, isolation, charpente métallique dernière génération, imputrescible, ignifugée, résistance thermique et sismique, et c’est en toute transparence que nous garantissons la provenance de l’excellence de ce savoir-faire, grâce à nos partenariats écolabellisés avec des artisans locaux bien français présents sur notre territoire en toute légalité. Les gens veulent savoir.  Les gens veulent la transparence. Ne serait-ce que moralement. Nous proposons donc un service éthique aux consommateurs. De plus, cela participe au miracle économique. Lorsque le savoir augmente, l’inquiétude augmente et, tout naturellement, par compensation, le besoin d’adoucissants augmente (shampoing, lessive, sucre, graisses, en toute transparence, puisque c’est indiqué sur les paquets). Et nos partenaires (fabricants de boissons gazeuses, gels amincissants, caravaning) peuvent viabiliser leurs entreprises en créant éventuellement de nouveaux emplois, donnant ainsi aux futurs ouvriers et employés les capacités financières d’acquérir savoir et transparence, et ainsi de suite. C’est une formule gagnant-gagnant. Le désordre apparent du monde n’est pas un frein pour le marché.

_ Vous avez sans doute raison. Et puis il n’y a pas que des mauvaises nouvelles aux infos. Ils viennent de dire qu’on n’a jamais autant acheté de voitures neuves.

_ Et c’est bien que ça se sache. Car ce savoir provoque un sentiment de bien-être. Un sentiment positif. Un regain de confiance. Tiens, se disent les gens, on n’a jamais acheté autant de voitures neuves, c’est donc que, au fond, tout au fond, finalement tout va bien, que le monde va bien, que l’économie va bien, que l’écologie va bien, que la vie va bien, car qui penserait à s’acheter une voiture neuve dans un monde saturé de pollution, de facteurs d’inégalités et de violences ? Et, sachant cela, les gens se disent, tiens, moi aussi je m’achèterais bien une nouvelle voiture neuve, parce que ça sent très bon la voiture neuve et qu’on est très bien assis dedans. Et qu’on peut rouler où on veut, en toute transparence, grâce au GPS intelligent dernière génération intégré, rouler partout où on veut, dans la limite des frontières imposées par les flux migratoires, et rentrer chez soi se garer (entre parenthèses, j’ajoute en sus que savoir qu’on n’a jamais autant acheté de voitures neuves permet d’accroître ainsi la vente de voitures neuves, par capillarité, c’est un cercle vertueux). Mais j’y pense : avez-vous noté que nous proposons dans notre formule Maison-Plus-Plus (deux fois plus) une porte de garage automatique avec détecteurs de lumière de fumée de présence humaine non-humaine et calcul en temps réel du taux hydrométrique de l’air ambiant régulé ?

_ Ah non. J’aime bien l’hydrométrie… Mais dites, cette idée que tout va bien n’est pas très vraie quand même. Le monde est quand même légèrement saturé de pollution, de facteurs d’inégalités et de violences, non ? Ce n’est pas un peu contradictoire avec ce que vous venez de dire sur la transparence ?

_ Je parlais de la transparence des objectifs. Je vous laisse feuilleter notre catalogue ?

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Le voyage du seuil

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J’ai ouvert la porte à deux heures précise. Je l’ai noté dans mon carnet. Sur la toute première page, sur le premier centimètre carré de texture blanche. C’était une heure de jour. Pas une heure de nuit. Une heure où émerger de la misère des ténèbres et se révéler contre ses propres misères.

J’étais restée longtemps derrière la porte. Certains diront que, dans l’immobilité parfaite, le temps n’a que peu d’importance. Aucun événement pour tailler une encoche dans la mémoire des jours… Qu’avais-je fait de tous ces mois ? Quelle chose aurais-je alors pu retenir dans les filets de papier et d’encre d’un carnet de voyage ? Rien… ou… Peut-être cette courbe fragile de mes doigts s’écartant en de minuscules assauts de leur noyau de stupeur vers l’éventail d’un espace ré-apprivoisé.

Une main m’avait conduite jusqu’à la porte. Une autre m’avait tirée dehors. La première dégageait une chaleur d’épiderme salé, de confiance maternelle caressée dans la moindre fibre d’une enfance ressurgie comme refuge premier. De l’autre je ne savais presque rien.  A peine devinais-je le visage de l’offrande ou la voix de la salutation.

La première m’avait admonestée : pars, sors, franchis cette frontière qui est posée en toi plus que devant toi. Ouvre cette porte, marche ta guérison ma si petite fille, efface la malédiction enclose dans ton souffle serré. Marche. Et ne me reviens jamais plus pareille.

La seconde, longue chorégraphie d’envol, sémaphore battant la chamade, ellipse d’un soulignement… la seconde avait tracé la multitude des points entre mes pieds scellés de peur et le seuil émouvant d’attente. Elle m’avait amenée à imaginer le moindre détail du plan de route. Les vallées de nausée, les monts d’espérance, les gouffres de panique, les fleuves de larmes, les sentes étonnées et les essoufflements de terrain… toute une carte du « tendre vers », toute une expédition de quelques immenses mètres.

Le carnet de voyage sur le ventre, enfoncé dans les chairs crispées, j’avais si longuement, si méticuleusement imaginé le périple, puis l’immense victoire, la découverte nue. Je savais que je serais exsangue, presque évaporée de crainte. Je savais que le plus dur n’était même pas imaginable. Mais le carnet me rassurait, clos mais tendre, souple et patient. Enfant sur mon ventre. Enfant dont le père était là, au coin de la rue.  Âme du kiosque à journaux.

Il lui avait suffit d’un geste, anodin mais d’une générosité brûlante. Prendre dans son étalage ce petit carnet ocre qui me tentait tellement avant que tout ne bascule. Le glisser dans une enveloppe. De ses doigts rapides rabattre le triangle de papier. Avec cette sorte d’amour désinvolte, le pousser dans la fente de la porte, pour qu’il s’échoue, un peu ivre d’air frais, tout contre mes pieds. Il m’avait suffit d’une danse lente, d’un rituel réconcilié, de l’innocence d’un geste simple : ouvrir l’enveloppe et en sortir le carnet ; il m’avait suffit de la surprise pour oublier, graciée pour un instant, ma peur du monde. Ensuite tout c‘était emballé, l’effroi vrillait mon regard, effilochait mes jambes, kidnappait mon souffle. Mais le carnet criait contre mon ventre son besoin d’exister dans ce si long trajet vers l’homme derrière la porte, vers la lumière réapprise et vers ces premiers mots balisant ma traversée.

Certains diront que je ne suis qu’au seuil du voyage. Mais qui peut comprendre, sinon lui, cette joie d’accomplir, des profondeurs de mon exil, ce si bouleversant voyage du seuil ?

 

 

Florence Noël