Jeanne

 

 

C’est un film qui dure un moment, parce que les choses ne se font pas par magie -jamais même si on aimerait y croire, blanche, noire, exceptionnelle ou ordinaire, la magie n’existe qui si on y croit.

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Alors donc je pose ce billet dans la cuisine, mais il pourrait aussi bien se trouver dans le salon

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et cette soupière aurait aussi bien que le cric du début de cette maison pu se trouver encore ailleurs. On y met des sous. Plus exactement, Jeanne y met les sous de son labeur. Qu’en est-il de vivre dans un  monde d’homme ? Qu’en est-il d’être – disons – le jouet de leurs désirs ?

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(« A la semaine prochaine » dit Henry Storck qui interprète le premier michton).

Quoi qu’il puisse en être, c’est une de mes cinéastes préférées, pas seulement parce qu’elle parvient à nous faire parvenir l’essence même des choses

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et ces mains-là, qui s’ouvrent pour recevoir le salaire qui leur est dû.

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Non pas seulement. parce que aussi, le personnage se comporte comme une mère aimant son fils, parce que cet argent là lui servira, à lui. Ils vont au cinéma ?

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Je ne me souviens plus, mais elle le lui donne à lui, son fils, orphelin de père, seize ans, le fruit de ce travail.

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Je ne me souviens plus, j’ai vu ce film lors de sa sortie, voilà plus de quarante ans, je ne me souviens plus exactement, j’ai juste dans l’idée les combats menés par l’actrice qui interprète Jeanne, à l’esprit la réalisatrice de ce film-là, et de bien d’autres, elle a décidé de s’en aller à un moment, je pense qu’elle l’a décidé, on en veut toujours à ceux qui nous fausse compagnie, on avait avec eux plaisir à vivre sur le même monde, mais tant pis, elle s’est tirée, Delphine Seyrig, cette charmante apparition aussi

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ça ne fait rien, on est un peu plus seuls, sans doute et sans elles, mais n’importe, la vie continue, et lorsque , plus loin peut-être, à nos dernières heures dans ces salles obscures, nous repenserons à elles voyant les fantômes qui restent d’elles sur les écrans, notre vie en sera enrichie et encore et encore

Une visite

Il lui avait dit «j’ai quelque chose à te montrer» et elle avait senti le sourire monter, éclater, lèvres, yeux et peau. Elle regardait ses mains sur le volant, son profil, en attente confiante, un peu comme autrefois avec son père. Elle savourait l’idée d’être amoureuse, perdue d’admiration…

La voiture s’est arrêtée, il est sorti, il a fait le tour – l’était si courtois – pour lui ouvrir la porte, et bien entendu elle l’a devancé et ils se sont heurtés. Ils ont ri.

Il lui a pris la main et elle a senti avec un peu d’agacement un timide sourire de bonheur béat lui échapper.

Il y avait de beaux arbres face à eux, il lui a fait traverser la rue, elle était interrogation.

Il y avait une maison basse, une bordure de fleurs fatiguées et puis un écriteau «maison témoin» et le sourire a glissé.

Il y avait une petite entrée qui débouchait sur une grande pièce claire et une jeune femme qui s’avançait, qui parlait, auquel il répondait. Elle entendait leur bruit, elle entendait surtout des voix effacées, une musique polyphonique, en accord avec les anciennes présences dont elle sentait la trace, il y en avait une qui parlait cinéma, inlassablement, et elle aimait ça, mais il y avait en interférences parfois comiques, des plaisanteries, le discours d’un homme qui, comme la jeune femme, parlait de la maison, des petites histoires, des pensées gentiment profondes, un conte, presque un roman, qui avançait imperturbablement, et elle avait envie de demander aux deux autres de se taire pour jouir de ce tissu.

Ils sont entrés dans une cuisine claire, ouverte sur un petit jardin clôturé à l’arrière de la maison, et là elle l’a entendu, il ne discutait plus avec la fille de l’agence, il s’adressait à elle, il caressait le plan de travail de pierre noire, il ouvrait les placards, il disait «elle est encore plus belle que celle de ma mère, et plus pratique, tu verra.. elle serait heureuse et pourtant elle est fière de la sienne, et elle y fait des merveilles, elle te montrera» et elle a repris pied.

Elle l’a regardé. Elle a pensé que ce n’était vraiment pas possible, pas envisageable, d’ailleurs elle l’avait si peu envisagé qu’elle s’était absentée pour se protéger dès qu’elle avait vu le panneau.

Elle a demandé à la jeune femme

– Et pour les bus ?

– Il y a un arrêt à cent mètres, vous savez le quartier prend de l’importance, l’est bien desservi,  vous en avez un toutes les dix minutes aux heures de pointe, toutes les demi-heures sans cela, il vous amène au centre, d’ailleurs je le prends pour venir…

– Merci, je vais voir

et à lui

– Je te remercie… contente pour toi, je crois qu’elle te plaît vraiment cette maison

– Et à toi ?

– Je ne suis pas concernée

Et puis «je ne voudrais pas te retarder, au revoir»

Il lui a couru après. Alors il a fallu lui expliquer, lui dire que, non, elle n’avait jamais pensé qu’ils devraient ou même pourraient vivre ensemble. Qu’il aurait dû lui demander. Que, oui, s’il voulait, il pouvait la déposer où il voudrait près de la grande place, elle avait des courses à faire. Se revoir ? Peut-être, on verrait bien.

Des gaufres

 

 

C’ets une sorte de gâteau, cuit dans un moule, puis agrémenté de sucre glace, blanc ou greige, ou chocolat poudre ou autre douceur style chantilly quelque chose : c’est pourquoi ça se trouvera dans la cuisine

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c’est immédiat, cette reconnaissance – en Belgique (cette jeune fille-dix sept ans au moment des faits, au siècle dernier, mais l’an dernier du siècle- née à Beloeil vient de taper trente quatre), ce type de gâteau se concocte dans de petites officines (je me souviens -les souvenirs diffèrent toujours- des frites de la Chapelle à Bruxelles

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le froid et les yeux qui pleurent), – son nouvel ami, d’occasion, peut-être, Riquet qu’elle sauvera

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de la noyade, même si elle dut y réfléchir un peu, à deux fois, parce que cette réflexion-là continuera le long du film, bien entamé alors, les gaufres, le sucre vergeoise, la peur de sourire, les cernes de soigner aider haïr sa mère, son idée fixe pour le travail, pour le travail caméra à l’épaule

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je ne sais plus où j’ai retrouvé cette photo, mais cela n’importe pas,  ce qui compte (« ne pas tomber dans le trou ») fait agir cette jeune fille, le pauvre trafic de son ami, qu’il lui offre sans doute aussi pour qu’elle le partage, ce qu’elle ne peut pas partager, c’est la loi du plus fort, alors serait-elle femme, aurait-elle une mère alcoolique, vivraient-elles dans un camping au gardien odieux, une caravane, quelque chose, quelque part, ce n’est pas que leur misère nous soit si proche- et pourtant si -, ce n’est pas non plus que le simple amour que lui voue ce Riquet vendeur de gaufres ait une telle ampleur, non plus que cette tentative de suicide, le gaz manque, non, ce n’est pas cette trahison (n’a-t-elle, plus que lui, besoin de ce travail ? n’a-t-elle pas, plus que lui, ce handicap d’être ce qu’elle est, fille et déclassée et chargée de veiller sur une mère perdue, au fond, à la fin du fond, au bout de la lie, en finir, enfin en finir) s’il se pouvait, ce serait tout à la fois… Et oui, Riquet est là, et le monde tourne…

Quand on cherche « rosetta » aujourd’hui, le moteur robot nous indique le nom de cette sonde qui tourne non loin d’une comète (une étoile filante)…

Aujourd’hui, qu’est-il advenu d’elle ?

Qu’advient-il de tous ces personnages qui sur les écrans vécurent un moment, vivront encore quand on les convoquera ou alors simplement imiteront ce que nous savons être la vie, dans nos os, nos coeurs, nos entrailles, qu’en est-il de « la Comtesse au pieds nus » (Maria Vargas alias (a.k.a comme disait Lucien) Ava Gardner-Joseph Mankiewicz, 1954) , de la Karen de « Stromboli » (c’est Ingrid Bergman, Roberto Rossellini, 1950) ou d’Ilsa Lund (la même dans « Casablanca », Michaël Curtiz, 1942), d’autres, tant d’autres (ici « Rosetta« ) ailleurs Anna Magnani ou Claudia Cardinale Sophia Loren ou Virna Lisi ? Monica Viti ?

Vivre, ne pas tomber dans le trou, vivre et vivre encore

Contemporains

 

 

Goules, fantômes, vampyres et striges, revenants, succédanés erzatz, âmes mortes et damnées, que sont donc ces apparences transposées d’abord en mots, puis en images projetées sur ces écrans, lesquels immédiatement ensuite n’en recèlent ni traces ni marques ? J’ai proposé ici des objets, mais il commence à suffire même si ce type de spectres, d’esprits, d’âmes ou d’ombres, ces objets donc  font tout aussi bien l’affaire pour peupler cette maison tout droit issue d’un imaginaire que personne ici ne chercherait à contrôler, maîtriser ou même simplement envisager (du visage, nous autres, écrivants, n’avons que le nôtre, au miroir, tandis que devant cette fenêtre ouverte, nous tentons de peupler un peu ce vide  creusé par des histoires qui n’en finiront jamais). Ces ectoplasmes s’incarnent, voilà tout, et dans les salles obscures (peut-être devrais-je les poser au salon ? c’est fait) sur les écrans, devant nos yeux, ils font comme s’ils vivaient vraiment. Vingt quatre fois par seconde, peut-être…

J’avais l’intention de comparer deux films – la nationalité est importante mais elle ne veut plus rien dire de nos jours, le marché est le seul important au cinéma, la production, les banques, les emprunts et autres Sofica ou centre d’image animée créent les conditions dans lesquelles se réalisent ces objets-là : une clé suffit, serait-elle « bus universel en série », pour transporter ces objets (j’ai laissé de côté les télés, mais c’est que je les agonis). En tout cas, tous parlent ici une même langue.

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J’avais à l’esprit le travail que mènent ces héros : « agent de sécurité dans des hypermarchés » (hyper-marchés, super-marchés, le marché ne se sent plus)  : on y contrôle les vols des uns (les clients) et des autres (les employés) tant est vraie la similitude qui unit ces deux classes issues de la même : faire surveiller les uns par les autres est d’un bénéfice formidable et d’un profit inexpugnable pour leurs employeurs.

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J’avais à l’idée aussi une autre forme de représentation : tant et si bien que, le temps allant, je me suis trouvé devant un autre film (j’y pense juste à présent). Elle (Corinne Masiero) y joue le rôle d’une caissière. Eux sont agents de sécurité.

corinne masiero

Mais tous sont issus d’une même classe : employés promis à un chômage  pratiquement assuré (sinon à la prison, sinon au cimetière). C’est pourquoi ces lieux où se déroulent ces actions me semblent des définitions du marché : on oblige à rendre gorge (simplement parce qu’il a la prétention de parler pour ceux qui l’ont élus) à un premier ministre européen, les choses allant comme elles vont, les affaires étant ce qu’elles sont, elles continuent, ainsi va le cinéma.

Les blessures ? Qu’importe ?  Les fantômes agissent : je suis allé voir autre chose, c’était au Royal (un cinéma de province, Condé-sur-Noireau, si ça dit quelque chose), on y donnait (on donne toujours les films dans les cinémas, comme on sait) ce film français, une comédie, certes, je n’en laisse apparent qu’un des objets emblématiques.

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Peut-être me dira-t-on : « ça n’a rien à voir ». Ou « tu mélanges tout ». Ou encore « il faut aussi savoir décompresser » : certes, c’est vrai, je le reconnais. Mais une fois cette soupape rodée, que reste-t-il des fantômes qu’on a croisés, lors de ces séances ? Ici (Olivier Gourmet, qui joue dans « Jamais de la vie », (Pierre Jolivet, 2014), et Vincent Lindon dans « La loi du marché » (Stéphane Brizé, 2015),  deux banlieues de Seine-Saint-Denis, sans aucun doute; là une des régions les plus impactées (ce mot formidable tiré d’un vocabulaire militaire qui impacte celui de la science du marketing) par la « crise » (cette fameuse qui démet Alexis Tsipras par la grâce d’une triplette insolente et irresponsable), le nord du pays avec « Discount » où joue Corinne Masiero (Louis-Julien Petit, 2014). Préoccupations : manger, chercher du travail, en trouver, aider et subvenir à ses besoins, tenter de survivre.

Et ailleurs ce « Comme un avion » tout droit sorti de ce sept huit où vivent les personnages (le Chesnay, il me semble bien : Bruno Podalydès, 2015). on y trouve les problématiques des dominants : manche à air en forme de lampadaire, construction d’un canoé sur le toit d’un immeuble, allégorie d’une forme de liberté, celle du corps notamment (une veuve noire se transforme en veuve blanche par la magie de l’amour) : une semaine de vacances… Que se passe-t-il ? Rien, sinon que celle-ci couche avec celui-là, et puis celui-ci avec cette autre, le cours de l’eau, l’absinthe, un radeau bleu…

Ce n’est pas que ces films se ressemblent ailleurs que dans le fait qu’ils sont, en partie, français. Ce n’est pas non plus qu’il faille à toute force les rassembler à cette seule aune. Non. Mais on les pose ici, avec leurs défauts, leurs différences, leurs similitudes (on voit bien aussi un agent de sécurité dans le film versaillais), afin de se souvenir de ce que, durant ces mois-ci, enfantait ce cinéma-là

 

 

 

Ou bien ou bien

On ne pouvait pas savoir quelle maison ce serait.
Elles avaient toutes la même entrée banale plutôt étroite à peine la place de mettre un porte-manteau pour porter les manteaux des visiteurs une console pour poser les clefs et se consoler de tout le reste un miroir pour se regarder et vérifier qu’on était toujours la même personne.

Mais ensuite quand on entrait dans le vif du sujet c’était chaque fois différent, un grand séjour minimaliste peint en blanc un seul tableau soi-disant de Rothko au mur et pratiquement pas de meubles, ou bien un salon Louis XV encombré de pendules rococo et de biscuits de Sèvres, ou encore une salle pseudo-rustique comme chez votre tante Augustine avec un énorme buffet Henri II qui occupe on dirait la moitié de la place tant il est lourd à voir. Et il y en avait encore d’autres.
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Et depuis l’entrée on ne pouvait pas savoir à chaque visite dans lequel on allait déboucher et qui on pourrait y croiser car d’autres visiteurs pouvaient être présents et vous regarder avec défiance ou commisération. Mais dans tous les cas cela finissait dans la cuisine où il y avait toujours du muscadet au frais, mystérieusement remplacé dès que consommé, et par la fenêtre le regard se perdait sur la ligne bleue des Vosges.