La liberté ou la mort

 

 

Il s’agit d’une période trouble, troublée et tumultueuse (comme on aimerait qu’il s’en trouve de nos jours, tant les injustices, les indignités, les mensonges sont présents partout dans cette politique menée, dans ces mots employés et dans ces images posées). La première scène voit le roi Louis seize laver les pieds de jeunes garçons comme son Dieu le lui impose (c’est son Dieu qui l’a posé sur le trône, il lui obéit). Le roi est incarné (sobre et inquiet) par un Laurent Laffitte de la comédie, je crois bien : il plaît, et on l’aime. Au début.

Le travail des lumières est assez incroyable (j’aime la lumière au cinéma, ici la photo est due à Julien Hirsch (sous le lien, il raconte un peu de son travail)). Une vraie distribution, magnifique, emmenée par Adèle Haenel

et le rôle des femmes dans l’histoire est aussi magnifique que le sien. Elles emportent la vie, le monde… comme dans la réalité ? plus personne n’est là pour le dire (j’aime savoir que des gens comme nous – longtemps j’ai vécu sur le faubourg Saint-Antoine, ont pris le présent par les cornes et l’ont maîtrisé ou du moins ont tenté, j’aime savoir ça) mais le cinéma a cette audace (il en a beaucoup) et , crédules que nous sommes, nous nous y laissons prendre. Il y a Olivier Gourmet qui joue le rôle d’un verrier et sa femme interprétée par Noémie Lvovski

il s’agit d’un grand et beau spectacle, qui raconte des faits et des gestes, des guerres et des fusillades (on frémit en pensant à cette troupe qui tire sur des manifestants : on se souvient de ces manifestations où on parlait de « nasse », on frémit – on se souvient un peu de Rémi Fraisse, tout autant, et de Romain D.), il y a, assez halluciné, un Gaspard Ulliel à qui on transmet l’art du verre (et son sourire formidable quand il dit « le Roi m’a touché la tête… »)

il y a beaucoup de sensibilité, de drôlerie et de drames, de morts : ici l’une des habitantes de cet immeuble du faubourg Saint-Antoine, lavandière comme Adèle Haenel, interprétée par Izia Higelin (la soeur à Arthur, oui)

tragique, drôle, sensible – il ne faut sans doute pas trop exagérer dans les compliments, mais toutes proportions gardées, j’ai vaguement pensé au Guépard pour les scènes de guerre et les scènes qui montrent la royauté en acte à Versailles : je reconnais que c’est un peu excessif, mais il y a quelque chose : c’est que le lyrisme est présent (on ne sait pas bien comment il fait, mais il nous parvient)). Il y a quelques scènes avec des chevaux, ce noir-là qu’on tente d’attraper et qui foncera vers la caméra

de nombreuses scènes de palabres parlementaires où on découvre un Marat survolté (Denis Lavant, splendide)

on plaide avec Robespierre (Louis Garrel, intraitable (zéro sourire, mais on est habitué))

on retrouve Paris, le Louvre, on voit Versailles et la cour, on frémit aux tueries, et puis le « Mon peuple, où es-tu ? » de Louis seize, à la fin sur cette place qui n’est pas encore de Concorde : il arrive ce qu’il doit arriver et ce n’est pas seulement à Louis seize qu’on décolle la tête, mais aussi à cette aristocratie qui se sert de l’esclavage, qui humilie les pauvres et les tient sous un joug illégitime, tue des enfants et des femmes et des hommes, c’est le peuple qui parle : c’est le peuple qui  crie, même : « la liberté ou la mort ! » …

du vrai cinéma, du grand et du beau comme on l’aime…

 

Un peuple et son roi, un film mis en scène par Pierre Schoeller.

 

 

Pour l’amour des images

 

 

Il est des choses qui me sont plus difficiles que d’autres (qu’à d’autres, tout autant) et parler de photographie (celles qui viennent sont – comme la plupart d’ailleurs – magiques) en fait partie : ça arrête le temps, ça propose quelque chose qu’on aime, ça intime de penser quelque chose de différent sur le monde tel qu’on le conçoit, qu’on le voit tous les jours  – évidemment, c’est la même chose, il n’y a pas deux réalités, évidemment.

Il y a là deux types (qui peut dire s’ils sont frères, amants, associés, collègues ennemis peut-être pas mais ce sont des semblables) et un miroir; c’est pris à la Guidecca (cette île en face des Zattere, dans l’ombre quand il fait soleil) par le type qu’on distingue dans l’image du miroir. C’est repris par moi, mais c’est l’Italie, ce sont des gens qui travaillent. Ils sont là, mais ce que j’aime c’est cette façon qu’a celui de gauche de tenir son poignet (il porte un bracelet montre comme son collègue, ils sont un peu chauves, ils sont en bras de chemise et c’est qu’il fait chaud à Venise, en été).

C’est parce que c’est Venise, certainement.

Ce sont les grèves qu’il y a eu, juste avant guerre ou juste après (je n’ai pas pris de note, je retournerai sur place, je verrai) mais ce qui est certain, c’est que c’est la grève. (il s’agit d’une photo intitulée  « Grève à la SNECMA-Kellerman » – du nom du boulevard où était située l’usine, datant de 1947 – add.01.10.18). Ce type, là, allume son clopo, derrière lui les déchets de sa machine (c’est sa machine, ça ne fait pas de doute), tourneur ajusteur quelque chose en usine, Panhard Levassor du quai de Javel ou Citroën quelque chose – mais comment il est vêtu, le brillant de ses chaussures, la propreté impeccable des piles de tambours probablement, tout le travail et le savoir faire, tout est là, la dignité du travail surtout. Comme pour elle, cette merveille (une histoire sur cette Rose Zehner, adorable)

elle revient informer ses collègues de la suite des négociations, elles vont entrer en grève (l’histoire dit que cette femme a vu le photographe – lui aussi, et dès après son cliché, il n’en pris qu’un, il a disparu – et l’a pris pour un flic) (la photo, une preuve, un alibi, un témoignage – à charge, à décharge ? je me souviens des clichés qui ne sont pas parus (mais qui ont été pris) de Lady Diana morte dans le souterrain de l’Alma) : on l’écoute, on suit son geste… Le travail, ses luttes, ses victoires

celle-ci, un meeting au vélodrome d’hiver, Paris 1 rue Nelaton, quinzième arrondissement  : la photo ne rend pas compte de l’entièreté des choses, mais elle en suggère bien d’autres. J’aime les regarder, mais en rendre compte avec d’autres photos est plus difficile – je n’y parviens pas, je n’ai pas de point, je n’ai pas d’appareil ou de technique, tant pis, ce ne sont que des sentiments, même si on sait que, parfois, évidemment, ils mentent

mais certainement pas devant ces sourires. Ni devant ceux-ci (on entend presque les mômes (ce sont des Napolitains, tu parles comme on les entend dans leur sabir…) demander au photographe si il veut leur photo)

de quoi j’me mêle ? (ce qui m’appelle, c’est celui qui porte une casquette, on dirait Paul Frankeur). Enfin, des images, des photos, des centaines je n’ai pas compté, je n’en ai pris qu’une petite dizaine, pour me souvenir (mais déjà, Willy Ronis, déjà, on en avait vu de nombreuses de lui, sur Belleville comme on y pense parfois).

On a commencé par Venise, on finit par Venise (le visage du vendeur est trouble, au loin il porte une moustache, mais c’est ma prise de vue qui défaille – en réalité (?) il a l’air assez surpris et peut-être même vindicatif – il n’aime pas qu’on lui tire le portrait (alors qu’il n’est qu’une infime partie de cette image magnifique, tellement années 50…)

 

Une exposition de photographies de Willy Ronis, entrée gratuite au carré Baudoin, en haut de la rue de Menilmontant, Paris 20 – fermée le dimanche…

quelque chose se passe

 

 

Deux femmes dont l’une (Dolorès – en jaune photo d’entrée – Lola Duenas adorable – on l’avait déjà croisée dans « Les ogres » (Léa Fehner, 2014) , autre merveille d’un cinéma actuel et contemporain fait par des femmes) sauve la vie de l’autre (Irma, robe à fleurs, souriante – Bojena Horackova mélancolique mais qui revit) sont les premiers rôles d’une présentation du sud de la France comme il est – encore qu’il y ait, il me semble, assez peu de racisme (il semble aussi qu’en Provence Alpes Côte d’Azur, cependant, le vote pour l’ordure soit assez conséquent et les actes de racisme fréquents) – il s’agit sans doute, probablement, d’une idylle et d’un choix, d’un désir ou d’un fantasme : peu importe, il s’agit d’un film qui existe, et bien.

Bord de l’eau, Camargues, on reconnait cette espèce d’ambiance de vacances (mais on ne voit pas les flamands roses…), bien que les gens, tous les gens qu’on croise (qu’elles croisent aussi) travaillent : il s’agit de la présentation, fictive, documentaire, mixée des deux genres, d’une France qui (un peu comme dans « L’île au trésor » (Guillaume Brac, 2017, chroniquée en maison(s)témoin il y a peu) possède sa qualité première : accueillante, ouverte, gentille, généreuse… Hospitalière. Dolorès l’incarne, en quelque sorte

Irma plus sur la défensive (choquée par la vie, sans doute, sauvée des eaux, ressuscitée… )

amies à la vie à la mort, pratiquement : une relation affectueuse et simple – comme on les aime… Vivre, enfin :  travailler

aimer, manger boire et se reposer

danser

aimer

une réussite un espoir…

Un premier long métrage, un film de cinéma : l’une des qualités de ce film est de mettre en scène des femmes – la plupart des dialogues parlent au féminin – d’un certain âge – « quel âge tu me donnes ? » demande Dolorès – on répond 42 mais c’est plus – quant à Irma après cinquante ans, plus de boulot… et même si sans raison – mais c’est aussi la leur… – les esprits viennent là en début et fin de film, on s’attache à ces personnages, deux femmes sincères, drôles et vivantes.

 

Il se passe quelque chose, un film d’Anne Alix.

Du bleu dans le vert

L’agent remarque les aménagements spécifiques que ces propriétaires ont fait. Il reconnaît chaque angle et chaque surface de sa maison témoin, mais ici, dans leur maison — comment dire : maison actrice ? maison suspecte ? maison victime ? — il y a tant de changements. Et les objets, tous ces objets, trop. Il se demande s’il n’imagine pas, plus qu’il ne les voit, les murs, les sols, les placards sur mesure de ces mesures pré-déterminées par la maison témoin. Le temps a passé ici, et de la vie. L’agent se demande comment évaluer, en regardant l’usure des murs, du plan de travail de la cuisine, du parquet terni.

Pourquoi revendez-vous si vite ? Cela fait quoi, sept ans, non, six ?

Par exemple, les rideaux, complètement différents. L’agent note mentalement toutes ces fautes de goût, tout ce qui pèse dans le décor (la bouteille d’huile sur le plan de travail et pas dans le tiroir prévu, la vaisselle qui sèche encore au lieu d’être rangée, les coussins mal alignés sur le canapé) pour le déduire du prix qu’il est venu estimer. Quelle vie ont pu mener ces gens, si éloignée de celle prévue, la vie témoin, qu’ils devaient endosser ? Partir si vite est d’ailleurs un signe que ça n’allait pas, dès le départ. L’agent regrette de leur avoir vendu, à l’époque, ces murs. Il faudrait faire détruire leur maison, effacer leur vie, les bannir loin d’ici. Le mur du couloir censé être vert a même été repeint en bleu. Il doit s’agir du petit rafraîchissement dont ils parlaient avec fierté, alors que ce changement a souillé l’harmonie de vert tendre qui emmenait de l’entrée à l’escalier puis aux chambres, au sommeil.

Peut-être que dans le grand plan du monde, ces gens n’étaient pas faits pour vivre ici, et que la faute en revient à lui, l’agent, de leur avoir vendu ce bien cinq ou six ans auparavant. Comment vivront-ils, ailleurs ? Il leur faudra se défaire des habitudes, positions des placards, contenu des tiroirs, agencement des pièces, allers et retours jusqu’au garage, la vue par la fenêtre de la cuisine, le chemin jusqu’à la boulangerie, comment s’orienter jusqu’au supermarché, et jusqu’à tout le quartier, la ville et les routes et les bretelles. Tout refaire, refaire toute une vie de gestes.

Je vais vous envoyer mon estimation.

Et… où vous installez-vous alors ?

Une histoire de mutation, de changement de société, une ville et puis une autre, une histoire à dormir debout pour dire que cette maison ne leur convient plus, ne leur a jamais convenu. Il faudrait peut-être faire vivre les gens dans la maison témoin elle-même, dans la zone commerciale, avec des placards et des tiroirs remplis pour eux de vaisselle témoin, de vêtements témoin, eux-mêmes ayant appris à y vivre, comportement témoin et conversations témoin, devenant la parfaite famille témoin à présenter au monde, comme un programme politique.

Le quartier a beaucoup changé, et ça va continuer, et pas à votre avantage, vous savez.

Et puis, dans la cuisine, tout à coup encore autre chose. L’homme, celui qui vit là, paraît à l’agent très grand, tellement grand, trop grand. Encombrant, comme si la cuisine n’avait pas été dessinée pour lui. Il déborde de partout, cache par sa carrure les éléments, la hotte, quelque chose ne va pas, réduit la maison. L’agent est surtout étonné de regarder cet homme les yeux dans les yeux sans baisser ni lever le regard, il est de la même taille et pourtant n’a jamais ressenti cette gêne puisqu’il ne s’est jamais vu lui-même dans la maison témoin. Et quand l’homme gravit l’escalier pour aller dans les chambres, c’est la même chose, l’escalier ne paraît pas adapté à cette masse de chair qui semble parler. L’agent a exactement les mêmes proportions mais bien sûr ne s’est jamais senti déplacé là où il était, alors que l’effet doit être le même. Il se sent soudain très mal à l’aise, pas à sa place — il tombe de haut, a la nausée — il est aussi strictement identique que ce couple qu’il déteste dans ce lieu qui est sa vie et devrait être toute vie. Il voudrait rapetisser, disparaître. Il termine rapidement la visite, ne sait pas s’il tient encore sur ses jambes, ce malaise… Il faut reprendre le travail pourtant, mais que doit-il faire désormais ? Revoir le plan générique de la maison ? Tout détruire ? Il suffoque encore en entrant dans sa voiture ; allume l’autoradio, le CD se lance, la nuit tombe.

 

 

Divan jeté. JS.