La situation s’avérant particulièrement grave, je suis sorti de la pièce et j’ai tenté de me réfugier dans le débarras, en dépit de la gravéolence de cet endroit. Il était encombré d’un tas de paperasses entassées, journaux jaunis, gravures graveleuses, livres délivrés de leur reliure. Le sol de terre battue était inégal et parsemé çà et là de quelques gravillons. Je me suis emparé d’un ouvrage un peu moins abîmé que les autres : c’était l’ Astronomie populaire de Camille Flammarion, et j’ai commencé à lire quelque chose à propos de la gravitation. Puis les cris se sont fait entendre de plus en plus près et je n’ai plus pensé qu’à m’enfuir.
Mois : juin 2015
Sous la chambre
163/365 (série II), collage d’André Jaune sur son site : Découpures, décalages
Rien à voler
Dans toutes les maisons qu’il loue, il garde toujours un souvenir du lieu, rien de trop précieux, ou de très visibles, pour ne pas que ce menu larcin puisse être détecté, juste un élément du décor, qu’ainsi enlevé, prélevé de son lieu originel, il peut garder en souvenir avec lui. C’est un acte irréfléchi, instinctif, qu’il n’explique pas ou très mal, rarement en tout cas, un geste qui remonte à son enfance. Il a commencé avec des livres qu’il volait dans les librairies. Il ne les volait pas pour les lire, juste comme un souvenir du lieu dans lequel il était entré. Comme certains emportent dans un petit flacon quelques grains de sable des plages sur lesquelles ils se baignent. Comme toutes ces photographies d’endroits dans lesquels on ne fait que passer, qu’on ne peut garder avec soi que sous la forme d’une image en deux dimensions. En souvenir. Mais ces livres, ces cartes postales, ces bibelots qu’on dérobe ainsi à la hâte, quand on les retrouve chez soi, on a souvent du mal à savoir finalement d’où ils viennent vraiment, qui nous les a donnés ou si on les a volés. Leur origine. Avec le temps notre sens de la propriété s’estompe. Notre mémoire nous joue des tours.
Dans la maison-témoin il est démuni. Il n’y a rien à voler, ce n’est qu’un décor factice, une projection d’habitat. Une hétérotopie. Un espace concret qui héberge l’imaginaire.
« Dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. » *
* Michel Foucault, Des espaces autres, Hétérotopies. Architecture, Mouvement, Continuité 5 (1984) : 46-49.
Dans la cave
Je croyais que personne n’avait encore eu la curiosité de descendre à la cave : je me trompais. En fait quelqu’un y est déjà allé, quelqu’une plutôt, et y a enterré un cadavre. (Cf. le texte intitulé « Cave » dans la catégorie « Cave »). Qu’y faire d’autre, en effet.
Sauf erreur de ma part – et j’ai déjà démontré ma capacité d’erreur – les caves apparaissent pour la première fois, dans le livre de Georges Perec La Vie mode d’emploi, au chapitre XXXIII de la 2e partie (page 201 de l’édition de poche, sur mon exemplaire qu’à ma grande satisfaction, j’ai retrouvé du premier coup). Il y décrit les caves de la famille Altamont (stockage de réserves de produits parfaitement organisé) et celles des Gratiolet (« des rebuts que personne n’a jamais rangés ni triés »).
Perec a déjà pourvu son livre d’un index des noms cités, d’une chronologie s’étendant de 1833 à 1974 et d’une liste des principales histoires racontées dans cet ouvrage. De manière assez perverse, je me demande si l’on ne pourrait pas concevoir de nouveaux outils qui permettraient d’autres voies de circulation dans le roman. S’enfermer dans la cave pour les inventer.
Sinon, je possède de mon côté une foultitude d’objets inutiles que ma tendance compulsive à tout garder m’empêche de jeter, et que je pourrais avantageusement entreposer dans la cave de la maison témoin.
Le plus beau de tous les temps
Un chiffre, et quoi d’autre ?
Ca se range, ça, un chiffre ? (il y a comme une obsession dans cette maison, par rapport au rangement : chaque chose à sa place, et chaque place a sa chose, dit le proverbe) (est-ce bien un proverbe ? je ne sais plus) Un chiffre, jt’en ficherai moi…
Une adresse, ça pourrait tu vois aussi, mais là : on peut encore se contenter de bis, ter ou encore mais demi, non, jamais.
Tant pis.
Quelle idée aussi (je sais bien d’où elle vient, va, encore cet esprit -peut-on vraiment parler d’esprit pour ce type-là ?- cet esprit dis-je, embrumé par des fantasmes à n’en plus finir, tu sais bien, ces histoires de poitrines proéminentes, de hanches épatées, de fesses arrondies énormes, ces sourires maquillés, ces femmes, toutes ces femmes, outrées, fardées, rieuses ou pleurant, tu sais bien (ici Claudia, qui jouait aussi dans « Le Guépard » – même année, 1963, tu vois bien-
mais là, elle sourit, elle conduit une petite voiture allemande, il est à côté d’elle et lui a promis une rôle, si je me souviens – tiens j’ai une photo de lui, je vais la chercher
la voilà, elle est dans le journal comme on voit (la lumière c’est le flash juste sur son prénom), il mime sans doute pour l’un de ses acteurs favoris
le chapeau, les lunettes, l’écharpe et le sourire, le jardin des statues) non, mais quelle idée, et puis finalement, je me souviens de lui dans sa salle de bains, aussi
il a gardé son chapeau, tandis qu’en dessous, on aperçoit cette Gelsomina qui fait de la main un signe (on le revoit tout à l’heure, en contrechamp), Zampano ou Snaporaz, des noms, des surnoms, paparazzo ou Rimini, la mer d’huile et de plastique d’Amarcord, le mollet de la botte, les chemises rouges de Garibaldi (non, lui n’aime pas vraiment ces histoires-là, cette histoire aussi bien) des chambres d’hôtels, oui, des maisons en tissu sur la plage, peut-être, du vent, les vagues, l’Italie – mais cette maison, là, dans une sorte de minuscule jardin, ces pièces intérieures, le monde qui entre, visite, juge, moues dégoûtées et rires frelatés, à vendre, ce sera « chez vous », entrez, entrez – le numéro de la rue, le nom, la ville, et la plage, c’est loin ? non, vraiment, non, et la dernière scène du film, celle où à chaque vision, moi, je pleure, je ne sais pourquoi, le type est un monsieur Loyal
c’est un homme fardé de blanc (jl’adore) (tout à l’heure, il se préparait, croisait les doigts au passage de Marcello, lui disait : « Ciao..!! Buona fortuna..!!! »), voilà tout, et c’est parce que il y a cette musique (Nino Rotta), c’est parce que on sent bien que la fin arrive, on a monté l’échafaudage
dans l’hystérie, les journalistes, les autres, il plonge sous la table, Marcello, dans sa poche, il s’allonge et tout disparaît, survient Luisa
Claudia tourne le dos
Anouk Aimée si fine légère formidable
cette femme-là, c’est pas compliqué, je l’adore (« je peux essayer, dit-elle, si tu m’aides… »)
tout sauf la musique qui est là, une fanfare (elle n’est pas au point, ce sont des clowns, oui)
le petit môme en blanc, qui joue de la flute, là, on commence à ouvrir le rideau blanc
et que descende la foule
(« riez, parlez, bavardez… ») et que batte la musique, et que passe le monde en blanc
ces deux vieillards, la mère et le père, là, il leur dit bonjour, au revoir, adieu qui peut savoir
regarde au fond du plan, cette présence de la foule qui est là, sans le dire, sur l’estrade ronde, et mettre en place
prendre la main de Luisa, l’emmener
si elles sont bougées, c’est que la danse est là
ils la rejoignennt, la farandole, tournent les danseurs, les acteurs, les personnages
il faut que ça se termine, tu sais, un film, une danse
dans un magnifique contrechamp peut-être, une musique tellement belle, on fond, je te jure, quelques larmes de joie, le monde tel qu’il est, ainsi jusqu’à la nuit, « le monde est un joyau sans meurtre ni misère », une vraie histoire vraie, celle d’un homme qui n’a rien à dire, mais vraiment félicitations maestro, alors oui, l’un des plus beaux de tous les temps, oui, huit et demi
La travailleuse
Qui donc a laissé cette travailleuse dans la plus petite
des chambres ? Le nom de cet objet, mi-panier, mi-meuble,
m’est revenu en le voyant. Son bois verni est à peine éraflé.
Trois étages de compartiments articulés et superposés se
dévoilent aux yeux émerveillés des petits enfants de 1930.
Méticuleusement rangés, ils contiennent des bobines de fil
de toutes couleurs, des ciseaux de toute taille, des épingles
avec leur pelote de velours fané, des aiguilles alignées en rangs
parallèles sur le porte-aiguilles de feutre orné d’une application
florale, des boites transparentes de crochets et de boutons-pression, des longueurs de ruban, de biais et de gros-grain
enroulées sur elles-mêmes, des craies de tailleur ébréchées
par l’usage, vieux rose ou gris-bleu. La couturière assise
devant sa machine Singer attire près d’elle la travailleuse
montée sur ses petites roulettes et puise dans ses entrailles le
matériel nécessaire au chantier du jour. Elle pousse un soupir
et lance le piquage en actionnant la pédale plate et ajourée
qui se balance d’avant en arrière. Combien de temps est-elle
restée enfermée dans la maison-témoin ? Et qu’est devenue
sa machine à coudre ?
Visiteuse 37
Je viendrai ici et puis il s’en ira. Je serai seule et la maison si grande qu’il n’y aura pas de place pour moi. Sans musique et sans mots, je fonderai. Il faudra des années mais je finirai par ne plus être. Les peintures auront passé, il y aura quelques taches sur le plancher, l’ombre des meubles sur les murs. Il y aura tellement de rien que nul ne voudra venir dormir ici de peur d’être aspiré. Ils refermeront la porte derrière eux sans se retourner mais attentifs au claquement du pêne dans la serrure. Les vitres seront cassées, les moisissures gagneront. Par plaques le crépi tombera. Les murs seront longs à s’effondrer. Même après le passage de la pelleteuse le vide restera.
Convaincre, 2
Chapitre I
Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui n’est plus tout à fait la rue mais pas encore la maison. Oui cela commence ainsi devant le cinquième pavillon du lotissement des platanes. Une femme est en train d’allonger le bras vers le portail. L’autre bras, le long du corps, est prolongé par une feuille de papier dépliée, sur laquelle est inscrite la liste des visiteurs présumés pour les prochains jours. Dans presque deux ans W.M mourra ici. La femme qui se tient devant l’entrée de la maison témoin est une employée qui s’occupe des visites. Elle récitera tout à l’heure son compliment et répondra sans réfléchir aux questions qui lui seront posées. W.M n’est pas encore entré dans ces pièces où il passera les deux dernières années de sa vie, il n’a pas encore accroché dans l’entrée, face à un miroir, ce tableau dont il ne dira rien à quiconque et qui représente trois corbeaux sur un paysage sombre. Nul n’a lu le titre du tableau: quatre corbeaux. W.M n’est pas encore mort, et la vengeance qui l’emportera, patiemment et minutieusement ourdie, n’a pas encore été ourdie.
Boîte en forme de cœur
Louer des appartements pour qu’à chaque voyage on ait, en choisissant un environnement spacieux, accueillant, chaleureux, et vivant, avoir l’impression d’être un peu chez soi dans un lieu qu’on découvre pourtant. Un catalogue en ligne me permet d’en visiter dans le détail l’ensemble des pièces, de jauger le confort, la luminosité, le volume des espaces, leur circulation, le voisinage également, à l’aide des photographies de l’extérieur prises depuis les fenêtres, les images manquantes de l’intérieur sont souvent révélatrices des défauts cachés de l’appartement, mais généralement le nombre important de photographies permet de se faire une idée plutôt juste de l’appartement.
Il y a quelques semaines, je découvre que l’appartement, où a vécu, entre 1991 et 1992, Kurt Cobain, le chanteur du mythique groupe Nirvana et sa compagne Courtney Love, est à louer, dans le quartier de FairFax à Los Angeles, à la semaine ou au mois sur airbnb.
La salle de bain de cet appartement est l’endroit où Kurt Cobain aurait écrit le titre Heart-Shaped Box (boîte en forme de cœur), issu de l’album In Utero. Quelque mois plus tard, Cobain et Courtney Love, alors enceinte de leur fille Frances Bean Cobain, décident de quitter les lieux à cause d’une fuite d’eau qui aurait abîmé les écrits et les guitares du chanteur.
« She eyes me like a pisces when I am weak
I’ve been locked inside your Heart Shaped box for weeks
I’ve been drawn into your magnet tar pit trap
I wish I could eat your cancer when you turn black »