les fenêtres allumées, les alarmes et les courageux protecteurs

 

j’ai mal dormi
sommeil entrecoupé
à chaque fois que je reprenais pied dans le monde semi-réel de la nuit, même pour quelques secondes, je pensais à des choses pragmatiques, des bricoles, le jour, quel jour ? le nom du jour et la lumière de la salle de bain des voisins dont la fenêtre fait face à la fenêtre de notre chambre, allumée, encore allumée ou déjà allumée ? je pensais, je me disais que ce qui se voit (la lumière venant de la fenêtre de la salle de bain des voisins) ne se limite jamais à ce qui se voit, car derrière cette lumière, à cet horaire, il y avait peut-être un sommeil entrecoupé là aussi, ou un réveil difficile, besogneux, une difficulté à s’extraire des draps, car je sais qu’ils travaillent (les voisins) tous les deux au contact, réellement au contact, cas contact, il y a une inquiétude sur ce qui fait contact et qu’on peut contacter, ça se devine aussi entre les fentes des volets la nuit
un autre moment j’ai pensé aux concours pour chiens
ils sont présentés côte à côte, tous de la même race, tous les mêmes poils, la même silhouette et la taille au garrot identique, on compare leur allure, celle au repos et celle au trot, on mesure l’écartement entre leurs yeux, le retombé de leurs oreilles, la tonicité de leur queue, la clarté de leur globe oculaire et on décerne un prix au chien dont les qualités, musculature, vivacité, correspondent à ce qui est inscrit sur la fiche officielle, la fiche de référence avec le tarif officiel qui décrit la norme officiellement admise et j’ai pensé que s’il n’y avait pas de prix pour les feuilles d’automne ou pour les flocons de neige ou pour les astéroïdes c’était sûrement un oubli, car si les feuilles d’automne les flocons de neige et les astéroïdes pouvaient être réunis dans une grande salle des fêtes pour être triés répertoriés mesurés comparés on trouverait très vite le meilleur flocon de neige, le plus beau, le plus méritant, celui qui correspond le mieux au standard officiel avec son décor officiellement admis, et au lieu de penser que c’étaient des divagations de 04h37 du matin ce que je pensais, j’ai pensé que c’étaient des alarmes, des signaux, peut-être des signaux de détresse, enfin j’ai surtout pensé que le jour où il n’y aurait plus de concours pour chiens, même si cette nouvelle peut paraître au premier abord assez périphérique, ou anodine, donc ce jour où, faute de participants, ou faute de volontaires pour les organiser, il n’y aurait plus de concours pour chiens, ce serait peut-être le symptôme, le symbole, la petite preuve cachée entre les fibres du tapis qu’on est passé à autre chose, nous tous, nous tous je veux dire en tant que société, ça voudra dire que nous serons passés à quelque chose de plus vorace, de plus déterminé, de plus monumental du verbe vivre, de plus plus, de plus précieux et infiniment apaisé que ce médiocre, que le médiocre des comptes d’épicier qui tuent
parce que j’y crois, il y a des liens entre les choses, la façon de penser débouche sur des actes débouche sur des décisions débouche sur des organisations et des distributions de paillettes, de rance, de tristesse des encombrements
ce sont des encombrements, ça encombre la tête ces récompenses fardeaux, ces rubans premier prix de vaches charolaises et j’ai même envie de dire, mais c’est cocasse, que dans un monde comme ça nous sommes toutes et tous des vaches charolaises, un peu
lorsqu’on comptabilise, organise, labellise, hiérarchise, lorsqu’on fait du pyramidal, lorsqu’on met en avant dans la vitrine cette norme au lieu d’une autre, on oublie totalement les astéroïdes, ce qui est contre-productif, je veux dire contre-inventif puisque c’est d’eux qu’on vient
et les flocons, il faut juste prendre quelques secondes pour regarder, mais regarder vraiment, réellement, à quoi ressemble un flocon de neige, sérieusement
c’est peut-être ça qui s’est passé cette nuit, je veux dire dans ma nuit, l’arrivée de décors de flocons de neige dans mon rêve et comme ils sont puissants, très puissants, rétifs aux tarifs gélifiés de tonicité d’oreilles tombantes et de musculature, ils restent, s’installent, demeurent, ils flottent en filigrane tout au fond de l’iris
donc quand je dis j’ai mal dormi je me trompe peut-être, peut-être que j’ai bien dormi, amis, amies, astéroïdes et voisins courageux protecteurs du sommeil

ce qui change, ce qui a disparu et la sève

 

quelquefois ça me chiffonne ces choses qui ne changent pas
je suis assise dehors près d’une photo géante où l’on voit une femme – 1er Octobre 2019 Hong Kong Chine – une femme brandit un parapluie et une plaque d’immatriculation où est inscrit « amour » lors de de violents affrontements entre les manifestants et la police anti-émeute dans le quartier de Caseway Bay, ça ne change pas
aussi la radio ce matin, une autre femme parle de découverte de territoires inexplorés et de rencontres avec de nouvelles populations – l’expédition de Lewis et Clark, 1803-1806 – une découverte, vraiment ? donc ces nouvelles populations vivaient sur leur territoire sans l’avoir ni découvert ni exploré ? vraiment ? qui légitime quoi ? qui donne la légitimité à qui et comment ? ces questions ne changent pas
ce qui me chiffonne aussi, c’est ce qui change, les inquiétudes neuves en vue d’une catastrophe qui est déjà derrière nous – 80 % des insectes européens ont disparu en trente ans –, ça a déjà eu lieu, l’insecte mort ne va pas sortir de son tombeau pour revenir butiner ventre à terre, il n’y aura pas de rewind, de récupération possible, et ça ça change, mais comme il m’ennuie ce terme, disparu, il me chiffonne, l’adjectif disparu donne l’impression du passager, on lance un avis de recherche et on est soulagé parce qu’on retrouve ce qui était sorti du champ visuel ou sorti de l’écran clignotant du radar, les insectes n’ont pas disparu, ils sont morts, éradiqués, et ça, ça change
c’est très inconfortable, ces choses qui changent et ces choses qui ne changent pas – les mauvais esprits pourraient tirer des liens entre ceci cela, entre le mythe d’une domination d’une population sur une autre et les pratiques pratiquement meurtrières – très inconfortable, parce qu’ensuite on ne peut plus penser sans s’opposer, sans s’énerver, sans taper du pied et du poing, sans déverser en soi et autour de soi de l’amertume et de l’aigreur, aigreur, j’ai la tête qui éclate j’voudrais seulement dormir disait l’autre, c’est très inconfortable, parce qu’il faut se hisser, solidement, solitairement, solidairement, du côté d’une joie affamée et active, celle des troncs d’arbre et de leur nœuds, magnifiques, actifs, remplis de sève énergisante
se hisser du côté des troncs d’arbre, c’est l’idée
et puis faire, rien d’autre que faire, faire dans le sens du verbe fabriquer qui est le contraire du verbe pulvériser, allez roule

 

Maison maison maison

MAISON Maison Maison, c’est fou comme ce mot est flou, ou plutôt un mensonge, ou plutôt une entité inconsidérée (considérablement), est-ce que ça existe vraiment Maison, ou est-ce que ce n’est pas Sa maison, la Tienne, la Mienne qui existe, et comment étaient Leurs maisons, Celles-ci, Celles-là, se demandent les archéologues devant des alignements de fondations fossiles, parce qu’une maison ce n’est pas une donnée aérienne conceptuelle, elle existe parce qu’elle appartient à quelqu’un, dans cette façon particulière qu’elle a d’appartenance, elle existe telle qu’elle est, singulièrement, parce qu’elle est construite par quelqu’un, pour quelqu’un, qu’elle est louée à quelqu’un, vendue ou réparée par quelqu’un, pour quelqu’un, dessine-moi une maison est impossible, dessine-moi ta maison là on commence à y voir clair

PARCE qu’il y a le virtuel et le non virtuel, le non-virtuel parfois vital, je veux dire par exemple que, virtuellement, être assigné à résidence avec vu sur des cerisiers et la symphonie italienne de Mendelssohn en bain sonore ne devrait pas permettre de donner un avis éclairé aérien conceptuel sur ce qu’est une assignation à résidence mais sur la sienne seulement, seulement la sienne et s’y tenir, car résidence c’est comme maison, un mot trop vague, et pour assigner c’est pareil

ON pourrait penser que donner son avis, son avis propre, son avis seul, sans prendre de hauteur aérienne conceptuelle, c’est se priver de nourrir la grande conversation du monde, c’est peut-être l’inverse, c’est peut-être appauvrir, c’est peut-être effacer le Tu contenu dans un Et toi ? un Tu qui ne vient pas parce que, nageant dans le conceptuellement, on a perdu sa trace ?

J’entends beaucoup de gens, pas des idiots souvent, qui disent « quelle époque et quelle expérience inédite, Nous étions confinés chez Nous et ça Nous a donné un autre rapport au temps, un autre rapport à la vie », combien de claques se perdent avec ce Nous concept qui n’a pas conduit de bus, pas chargé de train, pas empilés de sacs poubelle dans un camion, pas rangé de boîtes de tomates pelées sur les rayons, pas rassemblé les caddies éparpillés sur un parking quand tout dormait, pas soigné, rien soigné, soigné personne

QUAND on a annoncé cette histoire de couvre-feu (la question des mots, c’est quelque chose, les mots mis en question c’est quelque chose, les mots c’est important on ne rigole pas avec les mots disait ce matin une  intellectuelle très pointue, ajoutant que certains mouvements protestataires nous prenaient tous en otages, « en otages »), donc, couvre-feu, déplacements, horaires, j’ai pensé à guadalupe, partant avec son cif et son aspirateur nettoyer un quelconque escalier design tôt le matin, vers 4 heures sûrement, ou tard le soir, vers 22 heures, c’est-à-dire en dehors des horaires d’ouverture au public, je veux dire aux clients (car le public c’est autre chose), il semble qu’un client ne puisse pas supporter l’idée d’apercevoir quelqu’un en train de nettoyer son bureau quand il y est (aux horaires de bureau donc), cette situation est semble-t-il, pour lui, atroce, il semble qu’un client ayant payé son entrée dans un musée et déambulant au milieu des collections étrusques où il est notable selon le texte du catalogue que la place de la femme à cette période éclaire notre vision d’une perspective neuve, ce client (donc instruit) trouve insoutenable de voir un ou une collègue de guadalupe nettoyer le couloir où il avance pensif

J’AI vu guadalupe sortir son attestation signée datée document officiel prouvant qu’elle doit se conformer à la législation aux heures de l’ombre, heures de l’aube et du crépuscule, la dite-loi ne pointant pas du doigt les escaliers aux angles impraticables ni la chasse inlassable invisible de salissures et de poussières, chasse que nos pauvres yeux supportent si mal

LES yeux supportent très mal aussi les images d’abattoirs, est-ce que c’est lié ? Qu’est-ce qu’on ne veut pas voir quand on regarde, qu’est-ce qu’on ne pense pas à regarder, en tant que client ? en tant que public ? En tant qu’usagé ? À quel niveau d’usure est l’usagé ? Combien de Nous factices et de Maisons conçues dans l’air irrespirable, irrespirables ? Inacceptables ? Combien de Tu ? Et toi ?

mensonges, home run et dépendances

J’ai écouté une artiste, sa conférence, c’était un peu brouillon ou bien c’est moi qui suis brouillon mais j’ai compris qu’elle travaillait sur le mensonge, le bullshit, les messages, la vérité — et je ne vois pas pourquoi je n’en parlerais pas ici, personne n’a jamais dit que la maison[s]témoin avait campé ses  fondations en haut d’un phare ni qu’elle devait se cantonner à explorer les limites de son cagibi.
Des mensonges j’en entends.
Hier un gros prononcé par la voix off d’un reportage sur l’état écologique désastreux de la planète, inondations, tempêtes, glissements de terrain. En conclusion : « l’homme pollue et il va en payer le prix fort. » Mensonge double, un : ce n’est pas l’homme qui va payer, c’est l’humain – la voix ignorait sans doute qu’un mot existe pour exprimer la totalité d’une population, femmes et enfants compris –, et c’est également faux parce que deux : ce n’est pas l’humain qui paiera le prix fort, non pas l’humain en général en tant qu’espèce, mais une certaine catégorie d’humains, particulière, celle qui n’est pas en pourparlers pour prendre la direction d’une banque d’affaires britannique – pas en cravate Dior la semaine et en veste de chasse à courre le week-end – qui ne regarde pas les cotations boursières comme un fan de baseball les statistiques des homes run d’un de ses joueurs préférés.
Il y a aussi des vérités toutes nues et on ne s’étonne même pas. L’agence immobilière ajoute à son nom « Privilèges », elle dit juste. C’est bien un privilège que de penser s’acheter un ancien manoir seigneurial restauré de fond en comble, offrant 10 pièces principales dont 5 chambres, soit environ 370 m2 habitables, son parc protégé par des murs d’enceinte comptant plusieurs dépendances. « Dépendances » aussi est un mot juste qui définit clairement.
En Nouvelle-Calédonie la catégorie d’humains qui débarqua du temps de James Cook croyait acheter leurs terres aux habitants sans comprendre qu’elle achetait seulement le droit temporaire de les cultiver et rien d’autre, le concept de propriété n’étant pas exprimable ni connu dans leur langue.
Il est vrai que nous ne sommes que locataires du paysage, passagers provisoires. Le roi Yax Ehb’ Xook (« Premier escalier du requin »), fondateur d’une dynastie qui dura presque 800 ans et qui vit s’ériger des temples monumentaux dont on n’a pas idée, ne dura que le temps qu’il dura, psssst, disparu.
Plus loin dans le temps, vraiment beaucoup plus loin, on trouve des cyanobactéries dont l’existence propagea l’oxygène dans l’atmosphère et donc, par la suite, la suite, c’est-à-dire nous, les rois, les godillots, celles et ceux qui paieront les prix forts et puis les autres.
Les mensonges, ça s’entend sans qu’on y prenne garde.
Une entreprise vante ses services, parmi lesquels « la qualité accessible à tous », à tous, ce n’est pas vrai, et il en manque du monde, mais le mensonge passe à heures fixes, on écoute la radio en faisant bouillir l’eau du riz et on ne tique même pas.
Il y a les choses qu’on dit, mensonges, bullshit, vérités assumées et puis les impressions, les sentiments.
Par exemple j’ai le sentiment que Catégoriser est un verbe très laid et très nocif, une construction mentale qui prend sa source profond, profondément. On demande naïvement aux petits de trier des couleurs, des formes géométriques, on croit bien faire, comme si la construction de groupes, d’ensembles, n’était pas une autre façon d’écarter ou de montrer du doigt.
C’est vendredi.

guadalupe

donc c’est une maison, d’où l’idée d’en parler ici, c’est logique maison >–< maison, quoique, on constatera par la suite qu’il y a maison & maison, que ‘maison’ n’est pas un concept uniforme, de plus celle-ci n’est pas ordinaire, les gens viennent en bus la visiter, enlevez vos chaussures on leur demande, on rappelle que cette Maison a fait l’unanimité de la critique internationale, elle se situe au bord d’un fleuve, en périphérie d’une grande ville, on s’en rend compte parce qu’une des chambres (celle de Madame) est équipée d’une sorte de hublot géant que guadalupe actionne avec une manivelle, elle dit regardez c’est beau on voit la ville, c’est le seul endroit parce que là > elle montre les autres ouvertures, des hublots minuscules au-dessus de la baignoire, elle se faufile à quatre pattes pour passer le chiffon > là on ne voit pas la ville, que des arbres, sauf l’hiver quand ils perdent leurs plumes, quelle partie de la maison préférez-vous lui demande-t-on, elle ne s’était jamais posé la question, ah rien, rien de spécial, ou tout, moi j’aime tout, tout me va, je suis ici pour le travail, c’est quand même très très gris dit guadalupe, tout ce béton, moi, déjà, j’aurai mis du granit c’est plus joli, mais c’est si gris, très gris, non si j’avais de l’argent je ne voudrais pas de gris, sauf ma tombe (elle sourit), elle est belle comme une déesse avec son seau ses produits d’entretien les balais et l’aspirateur, elle tient tout ça sur le même coude et avance sans trembler dans des escaliers au design qui refuse les rampes, elle ne tombe pas mais elle fait attention, elle a beau avoir l’air solide on remarque un bandage du côté de son genoux gauche, surtout quand elle descend-descend entre deux arbres et va chercher une épuisette pour nettoyer les algues du plan d’eau (quarante mètres sur douze au milieu de nulle part, pour faire de l’exercice ? s’interroge guadelupe), il y a aussi ce long moment où la plateforme fait monter guadalupe le long de la bibliothèque, tant de livres tant de livres qu’elle n’aura pas l’occasion de lire, ce n’est pas mon monde dit-elle, son emploi la cantonne à redresser les volumes bien proprement car les fins esprits qui les lisent oublient de les ranger < parfois les livres dégringolent et bloquent la plateforme automatique, guadalupe est coincée, elle dit il faut venir me dépanner > elle est debout sur une marche mince dans l’escalier (design), elle lave et elle aspire, elle n’est pas triste elle est active, les draps, les lits et du cif sur les plans de travail, elle s’arrête de ranger plier monter descendre pour parler, et pendant qu’elle arpente et soulève et replace on n’entend que les bruits de frottements de chiffon, les glings du manche de l’aspirateur contre le métal, le ziippp du glissement des rideaux sur une distance considérable ; à ce propos on se questionne sur ces rideaux, leur existence et leur utilité, étant donné que lorsque pointe le crépuscule et que Madame (élégante silhouette pieds nus et en robe rouge) les ferme, on voit à travers tout autant que s’ils étaient ouverts, on se questionne aussi sur la proportion de vitres, des vitres tant de vitres tant de surfaces de vitres, à croire que le design a oublié qu’il faudrait bien les nettoyer et que des mains devraient sortir la grande échelle ; dans la cuisine (c’est gris) une cagette de tomates, le rouge éclate, toutes ces tomates dit guadalupe qui les regarde sans savoir quoi en faire, c’est ainsi, dans certaines maisons, enfin ce type de maisons peu ordinaires il semble que les quantités de vitres et de tomates ne soient pas un problème ni les qualités de maniement et légèreté d’aspirateurs souvent vétustes – mais qui s’en sert ? – il semble que la réception de ce film documentaire catégorie art de vivre n’ait pas fait l’unanimité de la critique internationale car nombre de spécialistes ont été attristés de trop voir guadalupe au centre de l’écran et pas assez la Maison chef d’œuvre exemple unique d’architecture contemporaine classée monument historique, sans doute qu’ils n’ont pas goûté l’ironie de l’apparition furtive sur l’écran de télé du salon d’un film de jacques tati (playtime), ils n’ont sans doute pas du tout apprécié que le ballet somptueux des parties automatisées (sur fond de traviata) se termine par l’image en gros plan d’un grille-pain (une Maison grille-pain quelque sorte, mais qui grille qui ?), une Maison qui n’est pas faite pour les corps, je reformule, une Maison faite pour certains corps qui laissent traîner les livres, ne repassent pas les draps, et ne montent pas sur un seul bras un seau des balais des éponges, qui laissent le lit défait, un peignoir blanc immaculé au fond de la baignoire, puis quand la nuit arrive (car elle arrive pour tout le monde) et qu’ils se couchent, après avoir fermé leurs rideaux inutiles, ils trouvent un lit parfait et ne s’étonnent pas du peignoir blanc pendu magiquement < cette sorcellerie des objets est sidérante, celle des corps invisibles tout autant >

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le cave n’est pas la cave, soyons précis

On peut tout changer sans rien changer. Par exemple on peut dire que tout a changé sans rien changer. Par exemple on peut prononcer le mot confinement dans la phrase ‘on a vécu le confinement’ en faisant en sorte que ce mot confinement soit équivalent pour tous et synonyme de replis, de lecture, de contemplation d’oiseaux dans le jardin parce qu’on n’utilise pas ce mot confinement en tant que caissière ou livreur de pizzas, parce qu’on oublie qu’utiliser un mot est quelque chose d’intime qui exprime une façon d’être au monde, la sienne et aucune autre, et ainsi et sans méchanceté on écrase les autres façons d’être qui restent coites, les autres ‘confinement’ où le problème est d’avoir été obligé de sortir, d’être mis en danger, fatiguables, usables, utilisables. On peut utiliser un langage qu’on suppose universel et penser que c’est nouveau. On oublie que le mot hôpital n’est pas le même pour tous, qu’on vive en argentine ou en hongrie, que le mot maladie n’est pas le même pour tous, qu’on vive dans un quartier bétonné surpeuplé ou qu’on soit donald trump. On peut prononcer le mot humain en se sentant supérieur aux autres formes de vie issues pourtant du même point zéro du début du vivant. On peut utiliser le mot humain en le dotant d’une destinée singulière, insinuant ainsi que la vie de l’humain a un sens linéaire qui part de rien et se dirige nettement vers le progrès, déclarant ainsi sans ambiguïté mais de façon sous-entendue que nous sommes nous, humains, une finalité, un aboutissement, une supériorité à atteindre dans un trajet non discutable, décrétant de cette façon et sans un mot plus haut que l’autre que les non humains existent pour nous, en regard de nous, à notre service et que, comme le firent les bons trafiquants d’esclaves, nous devons les choyer pour mieux en retirer de bénéfices. Par exemple on peut vouloir protéger absolument une espèce rare de grenouille parce qu’on suppose que dans sa peau se cachent les molécules d’un vaccin. Ça changerait tout, on pourrait qualifier cette découverte de progrès, mais ça ne changerait pas les échelles de valeurs si faciles à plaquer, à emprunter, à dupliquer et à réutiliser, sacs jetables.
Déjà se dire que mes mots ne sont pas tes mots. Et que ce n’est pas grave. Que ce n’est pas une séparation ou une solitude de fond. Que c’est une différence et que les différences ne sont pas graves, elles sont utiles, c’est par les différences d’un gène à l’autre que nous nous sommes développés.
Mais en arriver à l’idée que les différences ne sont pas graves est problématique, on met les enfants différents dans des classes spéciales, on bétonne des catégories étanches entre genres, entre quartiers, entre mots, entre confinements, et on lisse la surface pour la rendre plus propre en apparence, en apparence seulement, parce qu’on préfère regarder une surface lisse, propre et compacte, on préfère voir un grille-pain en inox profilé plutôt qu’un grille-pain bancal, cabossé. Nos objets aussi sont comme nos mots, intimes, intimement liés à ce qu’il est bon de regarder. Nos tableaux, nos sculptures, nos enregistrements, nos films sont comme nos mots. Il y a ceux des bons trafiquants d’esclaves qui vivent le confinement dans leur bibliothèque à la campagne tout en pensant à la marche du monde dans sa globalité depuis eux seuls et leur paysage lissé. Le lissage, la propreté des apparences et les gentils trafiquants d’esclaves qui exploitent avec grandeur d’âme sont un problème, un de mes problèmes, c’est pourquoi je marmonne dans la cave de la maison[s]témoin le samedi matin.

il pleut, je ne peux pas aller sur la terrasse pour guetter les plantes et voir comment elles se démènent alors je pense

Je n’aime pas les jardins à la française. Je n’aime pas les buis taillés à la française dans les jardins à la française. Je n’aime pas les angles droits, les aplats, les circonvolutions imposées par les labyrinthes rigides et les massifs cubiques des jardins à la française. Je ne les aime pas, et ce n’est pas d’un point de vue esthétique, car au fond c’est plutôt joli cette géométrie vue d’avion. Je ne les aime pas, parce que c’est une question de rapport au monde, de rapport de domination au monde. De malaxer, modeler, couper le monde à sa convenance. D’imposer. Les thuyas en torsades me font mal aux yeux. Les boules de glace de buis vert dans les vasques de pierre me font mal aux yeux. C’est ridicule. Des buis en boules de glace ou entortillés en bolduc, c’est ridicule. C’est ignorer ce qu’est une plante, vraiment. Ce qu’est vraiment une plante. C’est ignorer sa capacité infinie à se débrouiller pour pousser entre deux gangues de béton armé. C’est ignorer sa force vitale et féconde dont l’idée première est de se développer vers la lumière avec le concept du « malgré tout » bien attaché au ventre, aux racines et au tronc. C’est ignorer que les arbres ont un battement de cœur, une pulsation de vie très lente, trop lente pour que nos capteurs limités la remarquent. C’est ignorer la variété des pistils, étamines, les pétales doux, rayés, pelucheux, rugueux, les constructions complexes et flamboyantes des feuilles pointues ou rondes qui tâtonnent pour avancer pianissimo, cherchant l’air et le clair en dépit des obstacles. C’est ignorer la vie. Les jardins à la française ignorent la vie. Taillent la vie. Soumettent la vie. La vie mange, la vie se développe, la vie s’insinue et s’étale, la vie déborde. Les racines percent le bitume, elles, contrairement à nous, nous et nos ongles friables. Et peu importe qu’on recouvre ces racines d’enrobé, qu’on les tailladent, qu’on les cimente, elles recommencent, car c’est têtu la vie, c’est têtu d’une façon vive, d’une façon éclatante, imaginative, d’une façon conjuguée au futur, toujours. D’une façon prolifique, et têtue, si têtue. Les jardins à la française sont têtus eux aussi comme des comptables avec leurs lignes de chiffres cassants. Additionner, soustraire, ça n’est pas une méthode du vivre, ça, c’est une méthode de distributeur – de tickets, distributeur de bons points, distributeur de sodas et d’huile de palme en barres –, c’est une méthode qui range les gens qui ont tout perdu dans des gymnases, une méthode qui contrôle les papiers, leur possession, c’est ridicule de devoir vivre accroché à un bout de papier alors qu’on a été humains chasseurs cueilleurs vivants pendant des milliers d’années sans problème. Les lignes comptables et les distributeurs sont le contraire du fertile. Je n’aime pas le contraire du fertile. On ne peut rien faire du contraire du fertile. Le contraire du fertile produit des étendues désertiques. D’un point de vue esthétique, c’est assez joli les étendues désertiques, on peut y faire de belles photos, parce que c’est proche de la géométrie désertique des jardins à la française. Voilà pourquoi je n’aime pas les jardins à la française : ça prend des teintes vertes et ça tord le vivant pour l’épuiser. Ça assèche. Je ne veux pas vivre dans un monde sec. Et j’ai raison. Le monde le plus sec que je connaisse c’est la mort.

L’affaire du pigeon

Ça n’a pas duré bien longtemps, une heure ou deux à peine.
Quand j’y repense, ce qui m’a le plus étonnée c’est cette façon qu’il avait de frotter son bec contre les dalles de la terrasse, j’ai supposé qu’il tentait d’absorber un peu d’humidité, un reste de pluie coincée entre les rainures, il faisait glisser son bec selon un certain angle puis le même angle inversé façon miroir, un peu comme les patineurs artistiques lorsqu’ils inclinent leurs pieds tout en avançant, une diagonale, puis l’autre, ça avait l’air assez technique et même assez précis, j’ai vraiment cru qu’il allait quelque part, je veux dire que ça lui servait réellement à quelque chose d’utiliser son bec comme un patineur.
J’ai cherché dans un placard une de ces boules de graines sous filets verts qu’on achète à Auchan pour les mésanges. Ici les mésanges ne viennent pas. La terrasse c’est une cour enclavée, un parfait coupe-gorge à oiseaux quand viennent les chats, et ils viennent la nuit puisque je ramasse leurs crottes le matin. Donc ni mésanges ni moineaux. Et de pigeons, pas plus. Il faut dire que plus loin, plus haut, niche un couple de faucons pèlerins qui déjeunent aux pigeons tous les matins pendant que je ramasse ce que je ramasse. Alors même si ça commence à se couvrir de plantes depuis le confinement (il fallait bien que ça sorte ces pulsions de faire un truc de quelque chose pourvu que ça grandisse, que ça pousse que ça charmille ou comme disait Maryse que ça chélidoine, et que le jour d’après ne soit pas comme le jour d’avant parce qu’il y a un bourgeon), donc même si la terrasse commence à être bien verte maintenant, et même accueillante pour quelques butineuses (j’ai vu un jour un sphinx colibri), les oiseaux ne viennent pas, aucun. Mes boules vertes à mésanges pouvaient rassir jusqu’à la Saint-Machin, alors j’en ai écrasé une à la fourchette sur le ventre d’une enveloppe ouverte (je venais d’aller chercher le courrier, c’était la banque), et je suis sortie avec mon casse-croûte sur enveloppe pour pigeon.
D’abord il a reculé en me regardant vaguement. Sans me regarder en fait. De l’air de celui qui est préoccupé, qui n’a pas le temps pour des broutilles, ou qui ne veut pas voir l’homme qui fait la manche assis près de l’Arbre de la Liberté. J’avais trouvé deux grains de maïs dans la boule écrasée, je les ai jetés dans sa direction, pour qu’il comprenne ce que j’avais en tête. Ensuite je suis rentrée pour l’observer discrètement derrière la vitre.
Ça n’allait pas bien fort. Il tournait en rond, parfois plusieurs cercles d’affilée. Il donnait des coups de bec sur les dalles en préférant les endroits vides. De temps en temps il tournait complètement la tête en direction du ciel, dans une posture étrangement impossible, et ça faisait comme un jouet désarticulé, ou comme quand le caméléon désynchronise ses yeux, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a un hic, une malfaçon, que le produit n’est pas conforme aux normes européennes (logique, pour un caméléon), qu’on ne pourra pas être remboursé (réflexe absurde, je n’ai pas acheté ce pigeon, mais le mercantilisme quand tu baignes dedans, et même si tu veux te garder un peu d’esprit critique, ça te rentre par les pores, ça infuse et s’installe dans tes synapses par-devers toi).
C’était un peu inquiétant de le voir s’agiter avec cette attitude irrationnelle. Alors j’ai cherché sur Google « pigeon désorienté ». J’ai trouvé des histoires de pigeons voyageurs bagués (le mien était célibataire), et un topo sur l’emploi des pigeons par l’armée française pendant la guerre de 70. Aussi une liste de maladies de pigeons (« yeux purulents, diarrhées blanches, insuffisance respiratoire », moi qui ne savais même pas s’il respirait).
J’étais donc un peu démunie, honnêtement.
Puis j’ai fait autre chose, car ma vie ne se limite pas à la surveillance de pigeons défectueux (je surveille aussi les limaces qui dévorent mes plantes. Je les délocalise d’un coup de plantoir vers la grille d’égout, sans méchanceté. Je les trouvais infectes et j’avais peu de respect pour elles jusqu’à ce que j’écoute une conférence sur le blob, cette entité énigmatique, ni animale ni végétale, capable de se déplacer dans des labyrinthes, résistante au feu, à la dispersion d’un jet d’eau haute-pression, donc potentiellement immortelle et, comme c’est susceptible de doubler de volume tous les jours, nous devrions, nous, humains, être avalés, engloutis par un blob en quelques semaines, heureusement que les limaces le mangent).
Une heure après, je suis revenue voir le pigeon. Les choses avaient changé. D’abord il donnait des coups de bec dans mon enveloppe, je veux dire dans les graines, et non plus dans le rien. Ensuite il tournait beaucoup moins façon derviche, ce qui lui donnait une allure plus sereine, voire même plus naturelle.
Il est resté immobile un moment sous mon banc. Un peu renfrogné. Il pleuvait. La météo joue sur le moral des colombidés visiblement. Son œil rouge clignotait, ouvert, fermé, comme s’il tentait de redémarrer son système.
La dernière fois que je l’ai aperçu, la toute dernière fois (ensuite jamais plus), il était de l’autre côté de la cour, là où les voitures se garent. Debout et bien d’aplomb au centre d’un cercle.
Pas un cercle, une sorte de hublot (c’est serti dans le bitume et je ne sais pas ce que c’est, une lampe de sol peut-être, encore que je ne sais pas pourquoi il faudrait éclairer le sol ici, beaucoup de choses sur cette planète m’échappent).
C’est quand même merveilleux que le passage à vide d’un pigeon me fasse découvrir un hublot dans le bitume. Ou bien ce n’est pas vraiment un hublot (il n’y aurait pas de Nautilus sous le parking), ce serait une marque, un point de repère, les soucoupes volantes qui passeraient au-dessus s’arrêteraient et aspireraient ce qui s’y trouve. Le sachant, on pourrait s’y installer volontairement – ce serait un peu comme un arrêt de bus spatial – pour s’en aller explorer les trous noirs, les trous de ver, communiquer avec des espèces insolites, s’interroger ensemble autour du concept espace-temps, son élasticité (elles auraient un avis sans doute, à cause de ces travaux pratiques qui les amènent ici, non loin de ma terrasse en location, étudier les pigeons détraqués).
Il y a une terrasse dans la maison[s]témoin. Je voudrais tout à coup en savoir plus sur ses habitants, animaux, végétaux ou autres. Et avouez-le, ça pourrait donner lieu à une suite de questions épatantes, et/ou considérables.

poème du kérosène

j’ai de la chance
je suis enfermée dans la maison[s]témoin
en me penchant un peu je peux voir passer les gens dehors
ils vont les uns sur les autres se presser
-compresser dans les rames de métro – le port du masque est un geste
hautement technique
une caissière gantée et masquée techniquement attend
derrière une plaque de plexiglas
que passe le chef souriant
oh bizarrement la caissière est une
femme et le chef est un
homme mais que vas-tu déduire espèce de
espèce de
espèce de féministe hystérique
on fait la queue dans un aéroport en respectant les règles de
distanciation
sociale
puis on s’assoie côte à côte collés aux collés à
la compagnie loue les sièges collés aux collés à
sinon les bénéfices plongent
le kérosène sent bon
oh je voudrais ici
(bien enfermée dans la maison[s]témoin)
te chanter le poème du kérosène
tu sens bon kérosène
tu as supplanté l’huile de baleine
kérosène
dans les lampes à huile ou les lampes à pétrole
on t’appelait aussi « pétrole lampant »
qui ressemble à pétrole rampant
oh tu rampes kérosène
tu rentres dans nos bouches
muqueuses tu t’éclates pétrolette
kérosène chafouin
raffinage soutirage distillation
kérosène super héros !
plus fort que le lait des vaches en batteries
batteuses moissonneuses
vaches mythiques mécaniques
et les gens qui ont faim font la queue distanciation
distance
cachez ce
cachez ce sein nourricier cachez cet
affamé distanciation
avance masquée
dans le métro voilà comme tu t’en doutes voilà
les microbes agents infectieux nécessitant un hôte trouvent un hôte
dans l’avion le système de climatisation change l’air toutes les 3 minutes
ce qui permet – plus ou moins – d’éradiquer l’agent infectieux parait-il
il semblerait que
plus tu jettes de kérosène par-dessus bord
plus tu restes au-dessus de l’eau salie croupie
mon dieu que c’est laid d’être pauvre
le poème du kérosène bouffe la barrière de corail à pleine
gueule tralala
à force de t’étaler partout cher ami tu vas entrer en contact avec
quelque chose de pourri au royaume du danemark confrère
si tu ne vois pas le rapport frotte bien le plexiglas
mieux que ça
mieux que ça
maintenant le masque :
attention (j’arrête le poème du kérosène un instant
on va pas rigoler toute la vie non plus)
le masque est un
geste technique
qui cache un sourire carnassier
les dents longues
il y a la possibilité que toutes les 3 mn
les dents dessous les masques s’allongent
allez
on met ça en musique ?

les écharpes

Quelquefois, par hasard, nous voilà devant un hangar à montgolfières. C’est-à-dire que nous sommes en bas, de la taille d’un timbre, et que devant nous le hangar s’élève, immensément. Il a la forme d’un arc-en-ciel. Il est en fer. Un arc-en-ciel de fer, pourquoi pas, on en a vu d’autres.

À l’intérieur les gens tricotent. Chacun s’occupe de son tricot, certains font des écharpes multicolores qui s’entortillent, d’autres forment des carrés touffus, unis et lourds comme des pièces de feutre. Les aiguilles travaillent constamment, ça fait tchac tchac, tchac tchac, un cliquetis d’usines comme au 19 e siècle.

Certaines écharpes partent remplir des chambres froides. Le tchac tchac des adieux s’entrecroise avec le fil de la productivité admise.

Hélène Châtelain de La Jetée est morte ce jour. Plus haut que le toit du hangar à montgolfières, qu’est-ce qu’il y a ? Je t’en pose des questions ? Et est-ce qu’on a le droit de tresser ce qu’on veut comme écharpe pour tenir chaud ?

Message : « Ce document est ouvert en mode lecture seule. » Ah, que tu crois.

On passe des lignes comme des obstacles, et il y en a, et il y en a.