épisode 9, habiter

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Comme je suis lente d’esprit je n’avais rien compris au verbe habiter. Par exemple je n’ai jamais pensé qu’un architecte (pas la peine de tenter le une car ça date des années 50 ou 60) avait dessiné ma maison d’enfance, encore que non, il n’avait pas dessiné ma maison d’enfance mais proposé ses plans à l’usine, propriétaire du terrain autour d’elle, et désireuse d’y installer plusieurs logements de façon à ce que les ouvriers arrivent plus vite au turbin le matin et restent toujours à portée de voix.

J’avais bien compris que ma maison d’enfance appartenait à l’usine, que c’était presque une petite succursale, comme les salles de repos avec table de ping-pong pour booster la productivité des employés, espaces bien-être, et celle-ci accueillait la famille sur un temps plus long que celui de la pause, autorisait les employés à y manger à y dormir à y tomber malade à y construire une maquette de bateau et projeter des diapositives sur un écran qui une fois déroulé sentait la poupée neuve, à somnoler devant L’Homme de fer, autorisant aussi les femmes des employés à parcourir le lieu un chiffon à la main, les fils des employés à tailler leurs crayons jusqu’à ne plus pouvoir, les filles des employés à se gratter la tête, à être lente, et à ne pas tout comprendre comme maintenant.

Mais je n’avais jamais pensé qu’il y avait eu un appel d’offres pour produire ces logements (trois maisons pour les chefs d’atelier, un bâtiment sur trois étages avec chambres, douches et wc collectifs sur le palier pour les manœuvres bizarrement tous dotés d’un prénom algérien).

Parfois je regarde des reportages extrêmement bien documentés sur les prouesses architecturales. Par exemple, une bibliothèque en Allemagne je crois, une construction sur pilotis, avec un espace vert dessous, et les colonnes qui supportent l’édifice abritent les ascenseurs, et parce c’est un architecte vraiment très inventif on débouche sur une salle qu’on ne tarde pas à comparer à une cathédrale de verre à cause de la vue en hauteur sur tout un paysage boisé, vue imprenable qu’accentue un sol en pente légère, un plancher de bois exotique qu’une douce inclinaison sublime, ainsi le public se déplace-t-il majestueusement entre les livres, exceptés les personnes en fauteuils roulants trop durs à pousser, à tirer, manœuvrer étant donné la présence inattendue et accentuée par la déclivité de ce qu’on nomme gravité universelle (mais les architectes inventifs doivent-ils accepter d’être soumis à ce genre de détails ?).

L’architecte de ma maison d’enfance a dû être inventif autrement, en restant surtout attentif au rapport qualité prix. Sous-sol sous toute la surface pour contenir l’humidité du sol et ralentir la progression de celle-ci à l’étage. Plain-pied, donc un seul escalier. Une porte d’entrée (c’est le minimum), à droite le mur qui délimite une chambre, à gauche les chiottes et la salle de bain imbriquées façon Tetris, puis la cuisine, c’est-à-dire un couloir, on ne peut pas s’y croiser, on œuvre en crabe, déplacement latéral, ensuite une salle qui réunie toute la largeur ensuite redivisée en deux chambres pour les enfants, le tout sous toit en pente orienté vers rien. La prouesse économique ne s’emberlificote pas de luxes comme la vue. Une drôle de chose, la vue. C’est volatile, ça se limite à ce que captent deux yeux dans leurs cavités orbitales. Ça n’a pas de prix, et comme tout ce qui n’a pas de prix, ça se paye. Je n’avais jamais pensé à ça. Que ce qu’on voit est social. Je n’avais pas pensé que plus c’est haut, et plus c’est vaste, et plus c’est harmonieux, et plus tu as des chances de manger de Fines ravioles potagères aux saveurs d’Automne, un Gratin d’oignons doux des Cévennes à la poire fondante, des Coquilles Saint Jacques de Fécamp à la truffe Uncinatum. Et plus ta vue est basse et rétrécie, plus tu regardes au ras du sol, plus tu risques d’avoir une espérance de vie de quarante, cinquante ans, de te déplacer d’une rue à une autre, pas plus. Je n’avais jamais pensé que la hauteur à laquelle se promenait la tête répondait à une équation d’une force aussi implacable que celle de la gravité universelle. Je n’avais réellement rien compris au verbe habiter.

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épisode 7, Monk

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Oui, on peut peut-être s’accorder sur ce qui se passe avec la maison d’enfance, les automatismes internes qui découlent des premières impressions. Le sens basique des couleurs qui nous plaisent ou déplaisent. Et peut-être que des sons de la maison d’enfance ont façonné notre plaisir d’entendre dans l’éventail des sons possibles — par exemple le bruit d’un train sur ses rails, ils passaient si près de chez moi, parfois les murs vibraient en infrasons du fait du choc des roues contre les rails — et ça s’en ressent. Ça ressemble aux lézardes sur les murs, on cherche de l’œil son origine, ça se perd dans les fondations souvent.

À cause du bruit du train, sûrement j’aime certains rythmes et forcément certains morceaux de jazz. Blue Monk par exemple qui n’est pas lié au son d’un train comme le Daybreak Express de Duke Ellington, mais joue avec, comme quelqu’un qui approche son oreille puis la retire pour tester l’existence même de ce qui se passe, et le fait très gravement comme les enfants, un truc premier, qui passe par l’entend/l’entend-plus, et l’état de bascule en testant la matière même du corps, la capacité du corps à tenir droit ou à rager tout de travers, il paraît que plus d’une fois dans la rue Monk a écarté les bras et marché en faisant l’avion ou bien dansé, il paraît même que plus d’une fois il s’est pris des coups de matraque, la police aimant l’ordre, un noir faisant l’avion tout en testant sa résistance à l’air devant forcément s’en prendre plein la figure.

Dans ma maison d’enfance c’est la radio qui diffuse la musique et un bout de papier sert à noter la valise rtl. Je n’ai donc jamais eu aucun contact je pense avec Round Midnight du même Monk avant d’être adulte. Pourtant à la seconde où la mélodie de Round Midnight commence je me sens déchirée au milieu, c’est comme devant une crevasse et on a le vertige sauf que là c’est devant un chagrin abyssal, primitif, ce que les bébés doivent ressentir, heureusement qu’ils oublient de le mentionner en commençant à parler, ou bien c’est nous qui, à force de montrer un chat une poule ou un poisson, détournons la conversation.

Le hic, on pourrait même dire le paradoxe, c’est que cette présence multiforme de la maison d’enfance dans les oreilles, les yeux les habitudes, pourtant partout présente, résurgente, est aussi très difficile à convoquer. Ça ne se fait pas comme ça. Ça arrache un peu les coutures. Je prends un air serein ou docte ou je ne sais quoi, mais c’est quand même bizarre que Blue Monk débaroule comme ça. Bizarre et le contraire. Par exemple c’est très dur de retrouver quelque chose de précis à saisir, entre les souvenirs visuels, les impressions et les réinventions, dur de s’y retrouver dans la texture de la maison d’enfance, et déstabilisant de comprendre que c’est là, resté, vraiment, sans qu’on le réalise. Pour faire simple c’est partout, on pourrait l’attraper mais ça brûle à chaque fois, drôle de devinette. C’est ainsi, les choses restent sans nous faire de grands signes pour nous prévenir Ohé. Elles se mettent discrètement en retrait ou dans les interstices et là Monk apparaît en toute logique. Le batteur Chico Hamilton disait à propos de lui : « j’ai joué avec des pianistes qui jouaient avec toutes les touches blanches, j’ai joué avec des pianistes qui jouaient avec toutes les touches noires, mais je n’ai jamais joué avec un mec qui jouait entre les touches. »

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épisode 6, le miroir

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Dans ma maison d’enfance, dans ma chambre d’enfance il y a un miroir. Il est rectangulaire, placé fort à propos sur un angle du mur sous lequel est caché le gros tuyau de la chaudière qui remonte du sous-sol avant de longer le plafond en ouvrant sur chaque pièce une bouche ronde qui, quand la chaudière est allumée l’hiver, souffle en continu de l’air chaud et le bruit que ça fait peut, selon qu’on a six ans ou bien quarante, terrifier, rassurer, à vous de voir.

La nuit je rêve que la bouche du tuyau m’avale et me lâche dans l’espace où je dérive. J’ai décoré le miroir. Sur ses bordures j’ai aligné des décalcomanies et des autocollants. Je n’ai pas trié, j’ai pris ceux qui s’offraient, dans des boîtes de biscuits je crois. Je ne me souviens que d’un, la petite fille avec sa cruche au bord de l’eau du Livre de la jungle de Walt Disney. Je ne sais pas qui est Walt Disney, pour moi c’est un double-v très joli à regarder. Je ne sais pas que c’est un prénom, et je ne sais pas que ce nom, Disney, vient d’Isigny, que ça se prononce comme ça d’Isigny aux États-Unis, et que « le nom Disney aurait pour origine une anglicisation du nom français D’Isigny, qu’auraient porté deux soldats normands Hughes d’Isigny et son fils Robert partis à la conquête de l’Angleterre aux côtés de Guillaume le Conquérant », je ne connais rien aux chevaliers, mais j’imagine que ça ressemble aux mousquetaires du 33t qui raconte les ferrets de la reine, je ne sais pas non plus ce que sont des ferrets, mais j’imagine que c’est précieux (L’origine du mot vient du latin acus, « aiguille »), et sans doute dangereux de les porter ou de se les faire voler ou de les perdre, c’est pourquoi la reine se désespère, la musique de Mozart sous la voix de Robert Lamoureux est assez éloquente. Cette histoire de Mowgli, je ne sais pas que c’est un film qui passe au cinéma, il n’y a pas de cinéma chez moi, sauf la salle des fêtes qu’on réaménage le samedi matin pour diffuser des films avec des chiens de traîneau et l’explorateur qui apparaît emmitouflé est là, il donne des détails pédagogiques debout derrière son pupitre dans un costume normal, Connaissance du monde, on lui pose des questions, par exemple est-ce qu’il a eu froid. Je sais qui est Mowgli grâce au 45t livre-disque décoré du magnifique double-v de Walt Disney. Je tourne la page au son de la clochette (« tournez la page petits amis »). On ne voit pas Mowgli sur mon autocollant, juste la petite fille, on ne voit pas non plus Bagheera, la panthère noire si effrayante et rassurante en même temps. J’aime cette panthère, elle impressionne, mais elle dit que ce qui est impressionnant peut rassurer, la vie est très complexe, mais finit bien. J’aime cette petite fille parce qu’elle est belle et qu’elle a l’air de savoir exactement à quoi elle sert (à prendre l’eau avec sa cruche). Elle ne se pose pas de questions, elle connaît son utilité, son objectif, son emploi, sa destination, et en plus les couleurs sont brillantes, du rouge très dense, très doux à regarder, le bleu de l’eau, parfait, exactement le bleu qu’il faut.

Dans l’autocollant de mon miroir, il y a de la certitude, il y a de la logique, et un calme particulièrement merveilleux. Un jour on réaménage ma chambre. Je dis « on » mais ce « on » n’est pas moi, je n’ai pas voix au chapitre. On enlève le miroir. Il va partir (à la décharge, aux rebuts, je ne sais pas, c’est n’importe quoi), et l’autocollant va partir avec lui. Je pleure tellement qu’on se demande si je suis malade. Un chagrin bien plus grand que tout ce qui existe dans ma maison d’enfance, bien plus grand que le souffle de l’air et que la bouche ouverte sur l’espace noir et infini. Il est possible qu’une des propriétés des maisons d’enfance soit la faculté de comprendre un peu mieux cinquante ans après ce que racontent des détails infimes et non pédagogiques.

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épisode 4, velours côtelé

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Ma maison d’enfance est un rectangle.

Ma maison d’enfance est petite.

Je marche dans ma maison d’enfance. Pour la traverser d’un bout à l’autre je fais 16 pas, du point B au point A.

Après 10 pas je tourne à gauche et je peux m’asseoir, marcher dans sa maison d’enfance est une chose spectaculaire, non pas spectaculaire, spéciale. Les volets sont ouverts.

Je m’assieds au bout de 10 pas, en travers, jambes pliées par-dessus l’accoudoir. Je lis. Ma mère avec l’aspirateur, tu vas brûler tes yeux, Alice et la statue qui parle.

Une nuit je rêve que glissée derrière le dos du fauteuil je me relève pour épier. Un sniper me vise et me touche juste entre les deux yeux, je suis morte. C’est la guerre sous le cerisier, des soldats se déplacent furtivement dans la rue. Ma tante est réfugiée dans le sous-sol, je vais la voir pour lui dire que je ne peux pas l’aider car je suis morte, dommage collatéral. L’armée nettoie les aires de mon rectangle proprement.

Je lis Alice et la statue qui parle,

je lis l’histoire d’une fille, je suis une fille,

je lis l’histoire d’une fille qui écoute ce que l’inanimé raconte

d’inattendu,

ce qui se cache derrière les bosquets, derrière les pages suivantes,

et j’en tire des conclusions sur ce qui peut se passer en vrai

derrière les rideaux écossais, 40 m de tissu / lot soldé à moins 60 %.

Les fenêtres de ma maison d’enfance sont recouvertes d’écossais, que je déteste, je déteste qu’on ne me laisse pas lire, je n’écris pas, c’est une chose inespérée, une activité qu’il ne m’est pas donné de connaître à l’heure où je fais mes 16 pas du point B au point A.

Mon corps est une écrevisse.

Mes oreilles sont des assiettes plates.

Mon ventre ne mange rien, il est complètement inutile, sauf pour tenir mes jambes articulées.

Mes yeux sont deux trous d’objectifs, le noir autour ne donne pas l’opportunité de retrouver ce qu’il y a face au fauteuil. Il n’y a pas de photo sur les murs de ma maison d’enfance. Mon mur actuel, situé à 346 km 3h52 mn sans circulation itinéraire avec péages, mon mur actuel est décoré de photos de filles et de femmes que je ne connais pas, photos en noir et blanc achetées sur une brocante parce que je les trouvais émouvantes et qu’elles me rappelaient quelque chose, qu’elles me reliaient à quelque chose, photos inanimées d’êtres inaccessibles qui ont parlé et que je ne sais pas lire mais que je veux écrire, statue qui parle, c’est simple.

Les images sont très compliquées.

Une fois que j’ai repensé aux rideaux écossais partout, c’est saturé, il faut que mes yeux s’en débarrassent pour mieux voir.

Je dis mon mur, je dis mes murs, je dis ma maison, mais il n’y a pas lieu de mettre des possessifs, les murs ne sont pas à ma moi, ma famille ne possède pas de murs ni parcs ni dépendances écuries granges etcétéra, je me souviens de ce propriétaire d’une location où j’habitais dont je savais que lui appartenaient plusieurs propriétés ici et là, villas, appartements, hangars, usines, qui disait au détour d’une phrase désinvolte posséder « quelque chose » en Normandie, quelque chose, violente formule.

Je ne possède pas quelque chose.

Quand je lis, avec mes jambes sur l’accoudoir, je ne vois rien, seulement le tissu du fauteuil, du velours côtelé marron que j’épluche consciencieusement. Maintenant on voit le chemin des coutures nues sous mes doigts. Ce qui a été épluché ne repousse pas, c’est bien dommage. Et maintenant sûrement je peins, je brode pour masquer le nu du tissu que j’ai abîmé, absolument.

Peut-être qu’en face du fauteuil il y a un ficus, ou ce genre de plantes vertes très courues dans les années 70. On passe du coton dessus, un mélange d’eau et de lait, pour nettoyer la poussière de l’usine et faire briller les feuilles. Mais ça ne pousse pas vraiment ces machins-là. Rien ne pousse dans ma maison d’enfance.

J’ai une planche de bois peinte en vert pour faire tableau d’école, je recopie le papier peint minutieusement. Si on ne m’arrête pas je vais recopier les motifs jusqu’à détestation du monde. La nuit je me mouille les cheveux puis j’ouvre les fenêtres et je respire à fond pour tomber malade. Je ne suis pas enrhumée aujourd’hui.

La distance qui me sépare de ma maison d’enfance est si grande que l’adresse sur google map n’est plus valable, je dois tricher en déplaçant le curseur.

Les paramètres mathématiques n’aident pas à la compréhension des forces qui nous maintiennent assis sur les fauteuils de l’outre-part (comme on dit autre part ou outre-mer, tu vois).

Je suis un skieur de fond, bras et jambes alternés avec force, geste sportif, pour franchir mes 16 pas il en faut de la sueur. 

 

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épisode 3, savoir vivre

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J’ai réorganisé ma maison, enfin surtout les endroits à creuser, comme les livres et la table de travail. J’ai réorganisé les livres en les triant, j’ai formé des piles de différentes consistances, la pile de textes à relire, la pile de textes où être emmenée, la pile de livres du trop tard, il est trop tard pour moi, pour que j’y trouve quoi que ce soit à manger. Et j’ai réorganisé ma table de travail, j’ai installé les pistes à suivre concrètement dans l’espace avec de petits mots, comme des messages collés par de la patafix, et je me demande, est-ce qu’il est possible de réorganiser sa maison d’enfance, de trier ce qui s’y trouve en piles de choses tièdes, brûlantes, froides, d’y coller des messages momentanés de pistes à suivre au milieu des cartons où sont rangés les souvenirs. Je récuse le mot souvenir, je préfère réminiscence. Comme les parfums, on ne peut pas s’en rappeler, on ne réactive pas à volonté dans ses narines un parfum du passé, mais s’il arrive par accident, on sait l’identifier tout de suite avec une émotion présente qui s’y accroche, parce que ça vient comme deux papiers collés ensemble, si on voulait les séparer les deux morceaux se déchireraient sûrement l’un l’autre.

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épisode 2, trompette d’or

Dans ma maison d’enfance – au sens large, je dis « maison » mais cette maison englobe le jardin, la rue, le territoire en arc de cercle contenu dans cette rue et dans la rue suivante en forme de virgule, tout un espace en plus d’un espace-temps délimité par je ne sais quoi, car il est difficile de pointer un début et une fin, le jour du commencement peut se perdre dans le flou et le jour du départ a parfois lieu sur place, ou bien on ne réalise que c’était lui que bien après –, il n’y a ni horizon ni ciel. Je crois que je n’ai pas assez de hauteur, je ne suis pas assez haute pour voir, même tout en haut de l’escalier qui mène à la porte d’entrée avec sa rambarde de fer, même sur la plus haute marche je ne vois pas l’horizon, seulement l’assemblage de façades, de murs, de toits, et la verdure d’un jardin éloigné où des enfants jouent (on dirait qu’il se passe quelque chose là-bas, peut-être que de là-bas on voit l’horizon). Il n’y a pas de ciel, car dans mes souvenirs il n’y a pas d’oiseaux. Un arbre, j’ai oublié son tronc, je ne vois que des feuilles grandes comme des mains, à éplucher, à creuser entre les nervures pour fabriquer de grandes araignées végétales. Le jardin est en pente. Ma maison d’enfance possède un toit oblique. Dedans, tout est d’équerre et c’est bien rassurant, ou bien très énervant. Parfois il y a des sons dans la pièce principale, c’est de l’accordéon ou bien du Franck Pourcel, ou bien cet autre disque avec sur la pochette une trompette aux pistons rutilants. Et pendant que j’écris, que je cherche de qui était ce disque – parce que les sons englobent tout, il y a l’espace, il y a le temps parfois mal délimité et puis il y a les sons qui savent tout traverser – et parce que j’ai laissé la télé allumée sur une chaîne musicale, je vois une femme, justement trompettiste (concerto de Haydn, il n’y a pas beaucoup de femmes trompettistes). Et comme je la regarde en rêvassant, quand le morceau finit, il est suivi d’un autre, concerto de Ravel sur lequel nous avions écrit tous les deux, Philippe et moi (adagio du concerto en sol majeur, longue phrase mélodique « qui coule, mais je l’ai faite mesure par mesure et j’ai failli en crever ! » disait Ravel), Philippe avait intitulé cela Enfance, et c’est le morceau qui surgit pendant que j’écris ma maison d’enfance, je ne suis pas assez haute pour l’horizon, le ciel, mais je suis assez haute pour voir ce signe qui fait partie de signes que j’appelle une main sur l’épaule. Bien sûr c’est le hasard, rien n’est organisé comme on voudrait, et, dans les faits, les morts sont morts et les vivants sont là, et le passé est révolu bien que ses surgeons se développent, c’est comme les racines, c’est flou, est-ce que l’on sait exactement à quel moment une racine s’arrête net, et est-ce que ça s’arrête net, seulement ?

Je passe mon temps à poser des questions sans consistances, à suivre leurs tracés comme des zébrures, et à attraper les réponses que le hasard répand avec sa belle obstination.

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raku, épisode 1

Quand j’ai ouvert cette maison, j’ai pensé à beaucoup de choses, par exemple à « témoin », maison-témoin  je voulais une maison qui témoigne et que chacun-chacune qui entre puisse témoigner à sa façon, pour ça qu’elle est ouverte, et que ce soit atemporel, que la maison témoin ne soit pas prise dans l’instant partageable des réseaux, un clic adieu, mais qu’elle reste, qu’elle reste là, inoccupée ou pas, quelles que soient les visites, pour ça que je renouvelle tous les ans le nom de domaine même si depuis des semaines, des mois, il n’y a qu’un capitaine ô capitaine pour tenir encore la barre bien fermement (sans lui, ce serait le fond des océans et même pas en technicolor). J’avais dans l’idée qu’on pourrait venir explorer cette maison-témoin de l’extérieur, de l’intérieur, chacun-chacune sa touche, et peu importe si le nombre d’inscrits active un peu trop les attaques de spams ou la possibilité de détourner un des mots de passe et de venir pourrir le tout. Mon approche, ma question, c’était comment vous faites, vous, dans une maison témoin et qu’est-ce que vous voyez, du dedans, du dehors ? Qu’est-ce que ça vous disait à vous les fausses pommes dans les corbeilles, les faux tableaux modernes tendance actuelle, les faux œufs dans les faux frigos et les faux livres de cartons, seulement des emballages de vide bien remplis d’air dans les bibliothèques ? J’étais un peu dans allons-y, prenons l’instant futur, et qu’est-ce qu’on fait je me disais, et qu’est-ce qu’on fait. Mais dans l’idée de maison-témoin j’avais écrit « témoin » en très grosses lettres et j’avais oublié maison, le truc banal, maison. Et donc j’ai oublié de demander et vos maisons ? Parce qu’il y en a des tas. La maison que l’on rêve et celle qu’on s’imagine connaître, la maison bien délimitée des murs apprivoisés, ceux qu’on a toujours eus, et puis la maison autre, celle de la nuit, le soir, avec les lumières du dedans, comme elle s’échappe. L’idée de maison. La maison qui reste en mémoire, et qu’est-ce qui reste, quels sons, la maison de Perec, celle où on voudrait faire ses devoirs sur la table de la cuisine. Le manque de maison, qui est aussi le manque de soi, le manque de soin, l’adieu à tout ce qui aurait pu et qui n’a pas été. Je commence à comprendre. C’est le début. La toute première maison, comme on s’y cogne et comme on n’en sort pas. Ensuite, c’est une répétition, une redite. Les autres maisons entrent en compétition, mais ça patine, de tentative en tentative. En fait la question principale ce serait : où je crèche maintenant, quand je referme la porte derrière moi, je la referme sur quoi ? La maison, ça n’a pas de contours, pourtant c’est très précis. Ça se diffuse comme une brume, pourtant c’est gorgé de détails. C’est amusant. C’est dramatique. C’est ennuyeux aussi — enfin la mienne. Je connais un potier qui fabrique de petites maisons pour les oiseaux, des sortes de caches rondes, pointues, avec la technique du raku, donc la part de hasard qui lance des chemins de craquelures dans ce qu’on appelle la glaçure. Je ne sais pas lorsqu’il malaxe la terre s’il la monte en boudins successifs, comme font les enfants. Si ma maison d’enfant avait été d’argile, elle se serait élevée sur des boudins d’ennuis, en empilement. Après, je sais qu’on dit que l’ennui est une chose excellente, que c’est bon pour la tête, il paraît qu’un enfant d’intellectuel doit s’ennuyer pour apprendre à penser. Je ne suis pas sûre. Il y a peut-être autant de variétés d’ennuis que de variations de maisons et de craquelures sur l’émail d’une poterie raku. Je commence ici un premier épisode maison dans la maison-témoin. Les œufs sont vrais et les livres il y en a, ce ne sont pas des trompe-l’œil. Je suis les craquelures du doigt, voir où ça va.

Exposition

Parfois quelque fois de temps en temps je laisse mes doigts agir pendant que ma tête digère

dilapidation disruptive

Il y a une sorte d’hystérie en ce moment avec ce qui se passe, je dis ‘en ce moment’ mais ça commence à faire, je dis ‘ce qui se passe’ au sens large, ce n’est pas réservé à une sphère particulière spéciale spécifique etc., vu que ce qui se passe au sens large te dit des choses au sens large qui t’atteignent au réveil chez toi, comment sortir comment ne pas tomber malade, où aller et est-ce que c’est autorisé d’aller acheter les chaussettes pour le petit dernier, bref le mot que je cherche est quotidien, ça touche au quotidien

Je passe sur le fait que la parole n’est pas égale et que, de loin, à vue de nez, à ouïr d’oreille, on a l’impression que ce statut est partagé (rester chez soi en se posant des questions existentielles sur le sens de la vie tout en relisant Proust et en faisant soi-même son pain serait une pratique commune), ce statut serait significatif symbolique, à se demander quels petits corps magiques aux mains magiques et transparentes te donnent ton ticket de caisse

Ce qui se passe en ce moment a une couleur et surtout une rapidité et une texture papier de verre incontestable
La couleur je ne sais pas, si je demande autour de moi elle est plutôt très moche

La rapidité c’est que tout s’enchaîne s’escalade brinquebale breloque palpite en ribambelles de dominos jetés à travers la pièce, si je prends deux minutes pour regarder ça me fascine

Parfois c’est une tragédie grecque ou du Labiche ou un chapitre du Prince de  Machiavel, il y a du mensonge des postures et des sous-entendus des tractations internes des négations intempestives des réactions épidermiques enfantines – de gens qui sont plus vieux que moi parfois, comme quoi

Il y a beaucoup de violence beaucoup beaucoup de violence les rézos les rézosocios c’est sûr mais est-ce que c’est certain, je veux dire est-ce qu’ils ne sont pas le symptôme de la maladie ou comme on dit la pointe de l’iceberg (iceberg, banquise fondue, à ce propos dans ma ville les branches de sapins coupés couvertes d’une mousse blanche chimique polystyrène décorent les rues, c’est une camionnette de la mairie frappée d’un logo écoresponsable qui les décharge)

Je crois qu’il y a beaucoup de violence parce qu’il y a une contradiction géante quelque part qui flotte là-haut

Par exemple donner la parole à de plus en plus de gens mais ce sont toujours les mêmes qu’on entend

Oui je ne dis pas « donner la parole à de plus en plus de gens et en même temps ce sont toujours les mêmes qu’on entend », je ne dis pas en même temps, je dis mais, ça me semble plus factuel

mais primitif

Par exemple ces idées qui parlent d’un mythe superbe la Fronce ce grand pays mais Calais ce qui se passe à Calais (quand ça se passe idem éclairé par la tour Eiffel, l’effroi soudain, la découverte parce que des phares s’allument)
et par exemple les femmes qui accouchent sur la route de la maternité parce qu’elle est loin, qui accouchent sur le bas-côté (c’est un exemple)
et par exemple des bureaux de poste fermés mais tu peux demander au facteur à la factrice de passer pendant sa tournée sonner chez ta grand-mère pour voir si  elle va bien si ça t’inquiète (service payant)

mais irréparable

Aussi le mais de la contradiction, cet homme jeune, bien mis, qui semble tout à fait civilisé, libéral au sens de liberté, mais c’est un vieux monsieur, très vieux, un contemporain de Victor Hugo si tu vois ce que je veux-napoléon-trois-dire

non mais

un vieux monsieur qui donne des ordres pour qu’on rajoute des dorures sur les murs du salon de son versailles mais il y a par exemple des étudiants qui meurent littéralement de faim qui font la queue à la croix rouge je dis pas en même temps tu vois je dis mais parce que ce qui flotte en très grand est un Mais gigantesque
les dorures mais les crève-la-faim

donnes-nous notre mais quotidien

Je crois que ce mais qui clignote et puis qui disparaît et puis réapparaît, arbitrairement, violent, c’est violent, c’est violent de voir la parole inversée et pour le coup la parole inversée touche à cœur à l’essentiel du centre, touche à Proust et aux mains des caissières tout pareil à la même altitude

(des lits d’hôpitaux fermés mais pour soigner, des usines qui fabriquent des raquettes de tennis mais on ne peut pas jouer au tennis, des restaurants qui ouvrent mais pas les universités)

combat entre mais et I prefer not to

L’hystérique du mais qui ne dit pas son nom doit se sentir très seul, il ne parle à personne, écoute des militaires et puis fait au jugé comme ça vient, coup par coup, avec une confiance en ses capacités à rebondir démesurée, il est capable d’affirmer que s’il rebondit à coté c’est un test pour voir si tout le monde suit

ce qui dans les mais indispose

Il fait au coup par coup comme ça vient en s’inventant des personnages j’aimerais bien être solennel se dit-il j’aimerais bien être princier se dit il j’aimerais bien être inventif disruptif se dit-il mais mais mais tous les mais qui ne sont pas des en même temps claquent comme cymbales, il faut dire que son emploi n’étant pas au départ destiné uniquement à l’art dramatique et les caméras étant partout, réellement partout, on peut filmer les cafouillages de l’acte deux scène un, un peu comme ces fans qui débusquent la rallonge électrique sous le corps du noble Boromir ou la montre à quartz au poignet d’un barbare dans Braveheart

extraction de mais avec aiguilles

Il a monté les échelons avec un « en même temps » mais c’est un mais qu’il faut entendre, et comme c’est psychologiquement maladif, c’est contagieux, ça fabrique ces éruptions volcaniques qu’on représente par du coca-cola qu’on a secoué, c’est contagieux parce qu’il organise autour de lui  ceux et celles qu’il embauche selon ce dogme

Par exemple, et de façon simpliste, Premier flic de Fronce mais faveurs sexuelles, ce mais qui ne peut pas être civilisé génère des retombées

Premier ministre de Fronce chantre de ce grand pays à l’histoire admirable grand H mais qui dit « peuh il faudrait s’excuser pour la colonisation et que sais-je encore ? » et hop d’un petit coup de talon gomme le passé

Un homme noir sous les coups répétés appelle à l’aide, il dit Appelez la police ! mais c’est la police qui frappe, ça en fait un grand MAIS, le symptôme ravageur d’une maladie de vieux monsieur

Il y a aussi maintenant j’y pense ces experts convoqués pour s’intéresser / conseiller / améliorer l’éducation (grand é) qui sont dans le civil vendeurs de flamands roses au mieux, au pire membre du GIGN, ce mais là est spectaculaire

Quand l’hystérique tout en haut joue avec ses névroses comme le saltimbanque lance ses quilles, et comme il lui prend l’envie de les enflammer parce qu’il aime les couleurs chatoyantes, ça brûle

Garant de la liberté de la presse mais le dit sur sur facebook, car ne sait pas se servir des symboles, sauf quand il s’agit de jouer l’empereur marchant devant une pyramide (du haut de laquelle des siècles nous contemplent voilà)

On devrait vivre en paix dans un monde civilisé puisqu’on a l’électricité, de quoi nourrir, de quoi loger tout le monde mais mais mais symboliquement a-t-on vu dernièrement un symbole de paix quelque part ?

C’est que les mots sont mélangés, paix égal sécurité égal contrôle égal consignes et châtiments, ça jongle des paillettes nocives

Après comme disent les sages il n’y a pas de hasard, peut-être que sa venue était logique, qu’il est arrivé à point nommé au moment où il le fallait, une longue montétrumpization, d’accord, mais très honnêtement, va falloir qu’il reparte

Je ne sais pas ce que diront les futurs et futures historiennes historiens de cette période que nous vivons dans deux cents ans, quand nous devrons nous endetter pour acheter nos bouteilles d’oxygène portatives (je ne suis pas pessimiste, juste un chouilla, c’est juste que parfois quelquefois de temps en temps mes doigts s’activent et ma tête digère)

le mais statique et la technique du mini-fight

la bascule, les cloches et les lapins géants

 

Donc oui, c’est ce que je me suis dit, j’ai assisté à une bascule. J’étais dedans, et même active à basculer avec les autres, parce qu’on ne savait pas, on n’avait pas de recul, tu sais comme c’est, on vit des choses et les jours passent, on écope, on avise, on improvise avec les multiples pressions, et parfois on ne remarque rien. 

Ça me rappelle cette vidéo : on te demande de compter des corps, je ne sais plus, des corps de basketteurs en pleine action je crois, tu dois compter les basketteurs ou bien compter le nombre de fois où ils se passent la balle et toi, tout le temps de la vidéo, tu comptes minutieusement ce qu’on t’a demandé de compter, tellement obnubilée par ce que tu additionnes que tu ne remarques pas qu’un lapin géant passe dans le champ, ou bien qu’un ours géant traverse le terrain, enfin des gens déguisés en mascottes de football américain évoluent là en plein milieu. C’est après coup que tu le réalises, parce que quelqu’un te dis Tu as vu le lapin géant ? tu te dis Oh la belle entourloupe ! et dans le meilleur des cas tu souris de cette bonne plaisanterie que t’a joué ton cerveau. S’obnubiler ça rend aveugle, c’est le principe des idées fixes, et c’est peut-être ce qui provoque la naissance des névroses, bref, tout ça pour te dire que j’ai été obnubilée, et ça a commencé pendant les années 80, je n’ai rien vu, je n’ai pas vu le lapin géant.

Au début tout se passait bien. On arrivait le matin avec deux ou trois idées, eux ils étaient entre vingt et vingt-cinq et ils avaient trois ans, ou quatre, enfin pas plus. On réagissait au contact. Il fallait être réactif. Être aux aguets. Se demander ce qui se passait. Se demander ce qu’ils et elles avaient en tête. Qu’est-ce qui les triturait. Et nous on s’engouffrait dedans. Par exemple — je dis comme ça me vient, ou plutôt comme je m’en souviens— une petite racontait qu’elle était allée à l’église, à un mariage peut-être, je ne sais plus, elle avait environ trois ans et ce qu’elle disait c’était les cloches, ce bruit, les cloches qui sonnent, elle avait trouvé ça épatant. À cet endroit, l’endroit dont je parle, l’église était récente, équipée d’un clocher moderne, du béton épuré, une sorte de tour ouverte sur le ciel par trois grandes arches traversantes, avec dans chacune d’elle une cloche. Alors, en se partageant cette histoire de cloches on l’avait dessinée, et on avait manipulé des mots, clocher, arche, cloche, des verbes, sonner, résonner, etc, et on avait aussi compté, vu qu’elles étaient au nombre de trois ces cloches, et en dessinant le bâtiment on s’était fait la remarque que la plus petite cloche était en haut et la plus grosse en bas, enfin on comparait les tailles, et chacun pouvait dessiner son clocher — évidemment l’église se trouvait à côté de l’école, tu sais comme c’est dans les villages, tous les minots passaient devant — on avait discuté, discuté, comparé, raconté, décrit, déroulé l’expérience de chacun dans le partage, on partageait un point de repère dans l’espace géographique tout près de nous, et finalement on formait tous un groupe. Après, chacun faisait comme il voulait, je veux dire les instits. On pouvait poursuivre l’histoire avec le geste de dessiner des arches, et comme ça rapprochait du geste de l’écriture des m, des n. On pouvait peindre le clocher en aplats de couleurs et sur la feuille placer le haut le bas. On inventait aussi. On ajoutait des gens, c’était franchement des gens même si pour la plupart on aurait dit des haricots à tentacules, bref, tu vois on vivait une expérience commune, chacun avec ses possibilités dans une façon de faire, poussé par une petite tape d’énergie active.

En fait, nous, en tant qu’adultes, notre premier boulot c’était d’être attentif. Un sacré job. Et rebondir, toujours. Tirer des lignes, tracer des ponts entre un vécu et une histoire de petit ours brun et les paroles d’une chanson et un tableau d’August Macke. On ne chômait pas à créer du commun. On rigolait aussi. On vivait en fait, on vivait chaque moment comme un moment possible fertile. Un moment d’expériences nutritives, passionnantes.

Donc ça c’était le contrat quand je suis arrivée, et je le faisais car c’était mon boulot bien sûr, mais aussi parce que je me sentais servir à quelque chose, entre l’affection, l’interaction, l’aide, comme quand tu tiens la main au petit qui apprend à marcher (tu ne fais pas ça en tant qu’agent comptable).

Figure-toi que je suis partie. J’ai bien fermé la porte sur tout ça. Je suis partie à cause du pronom relatif. Enfin, c’est une façon de dire. Ce qui a fait que j’ai décidé de partir commence là, avec le pronom relatif. 

On nous a dit Il faut repérer celles et ceux des petits de trois ans qui utilisent à bon escient le pronom relatif. Comme ça on allait mettre au jour nettement celles et ceux qui ne l’utilisaient pas. Pour pouvoir après leur apprendre, on nous a dit. Sur le coup on n’a pas réagi. On ne s’est pas dit Ok Maurice, je te fais le topo, le petit qui entend à la maison le pronom relatif à bon escient bien comme il faut, eh ben il a un coup d’avance. Déjà on était inégaux. Ensuite il fallait faire en sorte, nous devions faire en sorte, de rééquilibrer ce bazar. Avec nos petits muscles. Mais on verrait plus tard, avant tout il fallait contrôler. Et maintenant, dans les années 90, ils n’étaient plus vingt-cinq, ils étaient plutôt trente, et parfois plus. On les mettait dans une situation forcée où le pronom relatif devenait obligatoire, avec un jeu de cartes à jouer par exemple (« dans la famille des chiens, je voudrais celui dont le poil est blanc »). Je me marre parce j’entends à la radio quelquefois des gens extrêmement bien élevés qui le sucrent ces jours-ci, ce pronom relatif, parce qu’à l’oral c’est ce qui se passe, moi aussi à l’oral je sucre parfois les dont. Donc, pendant qu’on contrôlait les dont, existants ou inexistants, on faisait des croix sur des pages, pour bien prouver qu’on n’était pas en train de rêvasser, acquis, non acquis, on cochait. Pendant ce temps-là les cloches sonnaient, un petit avait besoin de raconter sa grand-mère parce que pour lui c’était un événement, une petite avait besoin de raconter la jambe cassée du frère, parce que pour elle c’était un événement, et ç’aurait pu être partagé, être dit en écho à d’autres grand-mères ou d’autres jambes cassées, les amours, les bobos et les hôpitaux, la vie donc, la petite vie comme elle nous croque ou comme elle nous enchante, mais nous on disait Non. On disait Pas le moment. On disait Pas le temps, avec nos stylos préparés à cocher l’existence des dont. On insistait : Alors, et cette carte avec le chien dont le poil est blanc ?

On a commencé à ce moment-là à répéter très souvent, Non, Pas maintenant, On n’a pas le temps. C’était vrai qu’on n’avait pas le temps, le contrôle des dont étant exponentiel, car tu te doutes bien qu’il n’y avait pas que lui à contrôler, tout ce qui sortait des bouches, des mains, pouvant servir à établir des constats et données statistiques. 

Du coup, comme je n’avais aucun recul et que, comme mes collègues j’avais toujours été une élève bien obéissante, j’ai contrôlé, les qui, les afin que, l’inversion du sujet quand on pose une question et la numération, la maitrise de l’outils scripteur, le repérage dans l’espace d’un quadrillage, tout ça à l’aide de supports étudiés, des supports performants, sans rapport avec rien de ce qu’on avait à se dire de la veille, sans rapport avec rien qui tenait du partage d’expériences vécues ou d’apprendre à marcher affectueusement, et on a commencé à aller au boulot avec l’attaché-case rempli d’exercices pertinents, parce qu’on était des bons élèves, tous et toutes bien obéissants. Comme ça, lorsqu’il fallait venir remplacer une absence en passant d’une école à une autre, ou d’un niveau à l’autre, peut importait s’ils avaient trois ans ou bien quatre, s’ils vivaient en cambrousse ou près d’un cinéma, nous on sortait nos fiches parfaitement adaptées à l’activité de contrôle. Ça fait peur quand je regarde avec mes yeux de maintenant, cette bascule entre les années 80 et les années 90. Pendant qu’on s’obnubilait à contrôler, on oubliait d’accompagner, on ne voyait pas passer les mascottes géantes de football américain, elles auraient pu s’asseoir sur nos genoux on ne voyait rien. On ne pouvait pas réparer les paroles manquantes, pas le temps, on ne pouvait pas réparer l’attention aux petits détails qui font le quotidien du vivre, pas le temps. 

Bon, tu vas penser que c’est périphérique ce que je raconte, que c’est mettre l’accent sur une façon de voir, de faire, et que quand on regarde bien c’est mieux d’analyser en termes techniques, que c’est un signe de progrès, même quand il s’agit d’enfants très petits, si petits (dont l’âge pourrait tout aussi bien se compter en mois, c’est quand même fou, pas le temps, pas le temps).

Tu as sans doute raison. Je parle comme une vieille de cette vieille bascule. Ma vision d’après-coup est sûrement partielle, irréaliste, teintée de nostalgie, un peu ‘c’était l’bon’temps’

Je ne saurais pas dire pourquoi j’ai repensé à tout ça ce matin. Pourquoi j’ai eu envie de venir en parler ici, dans la maison[s]témoin. J’ai eu l’idée pendant que je remplissais ce papier et que je cochais la case, je me suis dit en tant que bonne élève Je vais le faire au cas où il y aurait un contrôle, tu sais, ce papier à remplir pour acheter le pain.