pour @joachimsene

donc, je passais dans la maison[s]témoin en toute quiétude, avec l’intention de relever le courrier, et voilà sur quoi je tombe…

évidemment, je pourrais mettre sur l’enveloppe « n’habite pas à l’adresse indiquée », mais j’ai peur que ce courrier se retrouve perdu et comme il m’a l’air officiel, le poster ici sera plus rapide

à la lecture (pardon d’avoir déchiré le timbre) je pense que c’est en lien avec les prouesses textuelles du-dit destinataire, converties il y a peu en pdf sous le sigle #MéchantsSortsÀMacron, desquels, bien évidemment, je me désolidarise

 

Monsieur Joachim Séné,

Je vous prierai de bien vouloir cesser vos diableries et autres sortilèges, car, ce faisant, vous érodez le ciment de la nation. Je vous rappelle — vous êtes surveillé pour votre sécurité — à la raison et vous préviens que vos scansions diaboliques peuvent dégrader à long terme ce qu’il faut bien définir comme— faute de mieux— l’état mental qui vous sert de pensée. En effet, les dernières études sur le sujet portées à notre connaissance démontrent qu’un taux d’agressivité trop élevé peut nuire à l’organisme. Nous ne pouvons que le constater : vos productions écrites regorgent de malveillances : l’amertume, la frustration et la colère irriguent vos terminaisons nerveuses. Les malédictions que vous égrenez comme des perles en toute impunité sont, par leur nature même monsieur Joachim Séné, inacceptables dans un état de droit. Nous sommes en France ! Terreau de la démocratie ! Mère du civisme ! Creuset de liberté ! C’est pourquoi je vous prie de cesser immédiatement toutes vos activités imprécatoires.

Qui plus est, il est entendu, tout le monde s’accordera sur ce point, que l’objet de votre hargne — à ce titre il ne me semble pas excessif de parler de fixation pathologique — a été élu. Un argument que même votre folie maniaque ne saurait contredire.

En espérant que cette nécessaire injonction vous ramènera à la raison, veuillez, monsieur Joachim Séné considérer l’expression de ma plus vive bienveillance. Un agent se tient à votre disposition près de l’interphone. La fonction gps de votre portable a été activée pour votre bien. Toute dissimulation de poupée vaudoue, mèche de cheveux non identifiés, yeux de grenouilles, mues de serpent et autres ingrédients sataniques porterait préjudice à votre dossier et/ou à votre intégrité physique.

En vous remerciant.

(suit une signature quasi illisible, frappée d’un sceau étonnant, une sorte d’œil qui clignote, c’est fou ce qu’on arrive à faire avec du papier)

/ à propos des choses, des détails, des perles et des pyramides / de l’influence des fanzines, des refus et des erreurs de recopiage / sans oublier les matelots, les clacs, les cormorans et les listes à écrire

peut-être qu’il faudrait faire une approche psychologique des choses
enfin je ne veux pas dire ‘des choses’
je veux dire de la place de chacun
je veux dire : ça date de longtemps long long cette histoire
je ne me souviens plus des détails mais – je dis souvent ‘je’
parce que je parle depuis moi –
je ne saurais dire les détails précis mais
on a retrouvé une tombe
deux adolescents
tête bêche
le corps couvert de perles
d’une multitude de perles
tant de perles qu’il a fallu des années pour les assembler
des années et des années de travail
en ces temps reculés, immémoriaux comme on dit
on peut penser
formuler l’hypothèse
que ces adolescents couverts de perles
milliers de perles au point qu’on ne voyait plus leurs ossements
que ces deux adolescents
étaient remarquables
remarquablement aimés
pour qu’une tribu entière
en tout cas plusieurs membres de ce groupe
passe des années et des années à confectionner
de quoi recouvrir leurs corps
ou ils étaient respectés
autre hypothèse
très respectés
admirés
malgré leur jeune âge
qu’avaient-ils bien pu faire pour mériter
tant d’admiration tant de perles tant de travail de tant de mains
qu’avaient-ils fait en si peu de temps
si jeunes d’une jeune vie couverte de joyaux
assemblés organisés cousus
pour leur faire un tombeau magnifique
peut-être qu’ils étaient des élus
mais pourquoi
et par qui
peut-être des fils de roi
il y a aussi des tombes près des pyramides
tombes superbes d’invention
que les ouvriers artisans artistes
se préparaient les uns pour les autres
le soir après la journée de travail
tombes qui ne montaient pas plus haut que le sol
au contraire
tombes catacombes cataractes bas de fosse tombes en bas
quand les ouvriers artistes artisans passaient le jour à décorer les pyramides élevées vers le ciel, hautes hautes
ainsi on peut visiter deux sortes de tombeaux lorsqu’on devient égyptologue
des tombeaux qui s’élèvent
– tombeaux d’un seul
des tombeaux qui descendent
– du plus grand nombre
je veux dire que ça vient de très loin
long loin longtemps
le choix de qui on et ce qu’on fait à quoi on sert
qui on révère
la place de chacun
on devrait interroger d’où on vient et pourquoi on est là
par exemple par quelle école est passé tel ou tel qui prend des décisions pour tous
grande école
est-ce que dans cette école (grande) tel ou tel s’amusait de concours de t-shirt mouillé
est-ce que dans cette école (grande) tel ou tel écrivait un fanzine avec en dossier « la pute du mois »
et qu’est devenu ce tel ou ce tel
est-il en charge de décider pour moi
lui incombe-t-il la charge de décider
est-ce que sa parole porte
je ne sais pas
je ne possède que des détails
est-il en charge de décider qui ou qui aura quel ou quel poste
qui aura quelle charge
qui remplira quel dossier sur la reconnaissance faciale
insensible aux visages noirs car créée par des algorithmes de blancs
ce qui fait que lorsqu’une femme noire veut se laver les mains dans des toilettes publiques
si elle se place devant le capteur
le robinet reste sec comme ses mains
mais si elle porte un masque blanc
l’eau se met à couler
cela pose des questions quand même
sur les refus
et sur les possibilités
à qui on refuse
à qui on offre
et pourquoi
d’où vient et qu’a vécu celui à qui on refuse
d’où vient et qu’a vécu celui à qui on offre
je pourrais écrire les mêmes phrases avec ‘celle’ à la place de ‘celui’
mais je ne peux pas écrire celle et celui simultanément
parce que ma langue n’est pas unanime
elle n’a pas fabriqué de pronom rassembleur rassembleuse
qui crée la langue
d’où vient-il par quelle école est-il passé
je ne me souviens plus des détails mais il semble que
le mot ‘poids’
qui prend un d et un s à la fin
soit une erreur de recopiage
recopiée recopiée cent fois ensuite et ainsi essaimée
justifiée
faisant loi
mon correcteur d’orthographe ne reconnaît pas ‘essaimée’
qui a crée mon correcteur orthographique
car entendons-nous bien comme disent les gens sérieux
mon correcteur orthographique est contractuel
je veux dire qu’il est une fabrication acceptable à un moment M
sur laquelle le plus grand nombre s’accorde
mon correcteur orthographique n’est pas factuel
les montagnes sont factuelles
les trous dans les montagnes sont contractuels
les rivières sont factuelles
les déversements de boues rouges sont contractuelles
si on pousse le bouchon mon bouchon mon petit mon amour
la vie est factuelle
les tombes sont contractuelles
les milliers de perles qui cisaillèrent les doigts par leur couture sont contractuelles
alors je me demande
quel contrat contractuel on passe avec soi-même
pour parler là d’où on parle et dire je
mettre sur la balance ce je
de quoi est-il capable
de quoi est-il le signe
de quoi est-il l’aboutissement
c’est peut-être psychologique
tous ces contrats qu’on passe avec soi-même
les fatigues qu’on a
baisser les bras
mais est-ce que c’est psychologique de voir les fumées contractuelles
traverser l’océan
de l’australie à l’argentine
j’aime les réponses simples
elles me reposent
ma réponse simple
c’est la peur
la proportion de peur
qui fait qu’on est là où on est et qu’on parle comme on parle
peur de manquer alors on accumule
peur de souffrir alors on se protège en attaquant premier
peur de perdre la face alors on repeint la réalité/le passé
peur des visages noirs quand on est blanc
peur des femmes puissantes qui savent créer la vie mystérieusement
– imagine qu’elles refusent l’homme est anéanti
et ça l’inquiète, c’est effrayant –
peur de manquer de perles pour son tombeau d’où l’idée d’embaucher du monde
peur de parler dans le vide d’où l’idée de choquer
c’est psychologique la peur l’anxiété
contractuel et existentiel
ohé matelot matelote
buvons ensemble une dernière fois
mais avant ça si nous faisions la liste de tout ce qui ne fait
pas peur
elle est immense
mais invisible
un peu comme de la matière noire
qui fait tenir ensemble les planètes dans l’espace
au fait j’y pense maintenant
– en tant que je en tant que moi –
un astrophysicien a dit
que
si toutes les étoiles s’éteignaient à mon claquement de doigt
clac
on ne le saura pas
pas tout de suite
pas avant longtemps
très longtemps
à cause de la vitesse de la lumière
si elle met des milliers d’années à entrer dans notre œil
on mettra des milliers d’années à savoir qu’il fait noir
alors pendant ce temps-là
si nous faisions des listes amis amies amicales amitiés
des listes de ce qui ne fait pas peur
des milliers de perles anti-peur
à coudre découdre
pour recouvrir nos corps vivants
je n’ai pas peur des libellules
ces hélicoptères sans bombes
je n’ai pas peur des goélands
ni du cormoran qui s’ébroue
je n’ai pas peur de la soupe de carottes
ni de l’orange ni du miel
je n’ai pas peur du noir si noir qu’il devient violet quand il pleut
je n’ai pas peur d’attraper une main pour traverser la rue
pas peur de réparer une poche
pas peur des sons qui me dérangent
– mais je demande pourquoi comme dit John Cage –
et pas peur d’écouter Clara Schumann
je n’ai pas peur de perdre mes marque-pages
ni peur des gorilles grands végétariens
et je n’ai pas peur des slogans hostiles aux peurs
je n’ai pas peur
de
passer
à
la
ligne
je n’ai pas peur d’être petite
ceci n’est pas une méthode Coué
ceci n’est pas un exercice
anti-coulée
je n’ai pas peur de parler de là où je parle
avec mon historique
contractuel et factuel
je n’ai pas peur de mes colères
contre ce qui est infondé
néfaste
destructeur
et pas peur de la suite
ni des franges du tapis
qu’on va tisser
qu’on peut tisser
ici
ou là
à vot’bon coeur msieudames
Gratuit
est un mot qui ne me fait pas peur
Incongru
est un mot qui ne me fait pas peur
Désiré
est un joli prénom aussi joli que Désirée
Gracile
est un mot tendre
qui pourrait servir de prénom aux girafes
et Tendresse
un mot qui ne fera saigner personne
n’a fait saigner personne
ne fait saigner personne
Personne est un mot double
qui fait peur et qui ne fait pas peur
je n’ai pas peur du double
et des nuances
Inutile est un mot important
Important est un mot gonflé
c’est mieux quand il est maigre
Maigre est un mot pointu
ses os dépassent
je n’ai pas peur des os
je n’ai pas peur des tremblements
même si les tremblements font peur
ce sont aussi des vibrations
– les cordes du piano de John Cage et Clara Schumann vibrent –
et les cartes postales se complètent
à satiété
le mot Difficile est facile à prononcer
et le mot Facile un peu rat
le mot Rat est intelligent
on raconte même qu’il sauve son partenaire coincé dans un tuyau
et que les scientifiques en blouses blanches en prennent note
en l’observant
on dit que les moutons reconnaissent les visages
je ne sais pas vous mais moi ça ne me fait pas peur
comme la curiosité
je n’ai pas peur d’être curieuse
sens propre / sens figuré
nous sommes des bêtes curieuses
assez bêtes et assez curieuses
pour faire des listes
et des listes de listes
longtemps
dans le lointain du long long
jusqu’à ce que les lumières s’éteignent clac
et même ensuite
sans peur et sans reproche chevalier chevalière
la chevalière n’est pas le féminin de chevalier
mais l’adjectif qui s’y rapporte
(fortune chevalière, bague à la chevalière)
alors je dis
faisons des listes
de chevalières essaimées
mon correcteur s’habituera

du travail

j’ai bien essayé, je suis vraiment d’une bienveillance, de voir d’un peu plus près cette expression : « ressources humaines », et j’avais un a priori si positif que la fée clochette devait dans mon cerveau déverser ses paillettes, « ressources » c’est-à-dire « ce qui peut améliorer une position fâcheuse, avoir de la ressource, de l’ancien verbe resourdre (ressusciter, relever, remettre sur pied) », j’y voyais personnellement, et on peut dire avec l’innocence qui me caractérise, un clin d’oeil au mot « source », ça sort de terre Ô magnifique Ôde à la vie essence même de notre présence dans ce cosmos en expansion gonflé de matière noire (une matière non identifiée, et qu’est-ce qu’on sait du monde ? c’est la question), source donc source, eau vive, petits poissons, qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de négatif dans source ? et puis humaines, l’humanité c’est beau, c’est un cadeau, à ce moment précis j’ai vu passer une vidéo où un jeune quidam blouson-noir (sorte de hooligan) sortait de l’eau un chiot, ou bien un chien très mal en point, au bord de se noyer, incapable de remonter les berges abruptes d’un canal bétonné, le jeune homme tendait le bras, se plaçait en déséquilibre pour le ramener au sec, oui donc, « humaines », humanité, j’ai pensé que c’était ça la marque d’une grande humanité, que ça faisait un grand ensemble, une grosse patate (j’ai appris le concept de patate au collège avec la grosse patate des nombres décimaux), il y avait donc la grosse patate de l’humanité où on pouvait caser des mots comme aide, gentillesse, attention, sympathie, générosité, altruisme, et d’autres grosses patates sur le côté bien moins aimables, et il fallait placer un trait séparateur assez étanche entre les saloperies et le reste, je ne sais pas vous mais pour ma part je trouve cette façon de voir plutôt claire, rassurante, donc « ressources humaines », ça ne peut pas faire de mal cette affaire-là, ça ne peut pas être nocif allons bon, resourdre-remettre sur pied, les petits poissons et les sauvetages, qui peut trouver ça moche à part Caligula, ensuite j’ai vu dehors une trace sur le mur un peu alambiquée, étrange, sans doute le passage d’une limace ce que j’en sais, et ça formait comme une silhouette de tête pourvue de jambes et de bras inventifs, c’est une « ressource humaine » je me suis dit (tout ça pour indiquer d’où je parle, c’est-à-dire d’un endroit saturé de patates dérisoires, de minusculitudes, allons allons, marchons toujours), et j’ai ensuite pensé que ce « ressources humaines », et surtout au pluriel, faisait référence au travail (de mon côté, j’avais dû, au travail, faire preuve de ressources ainsi que preuve d’humanité, mais c’était autre chose), car là il s’agissait de « recrutement, gestion des carrières, formation, gestion de la paie et des rémunérations, évaluation des performances », c’est-à-dire décider qui travaillait, à quel poste et pourquoi, qui serrerait les boulons dans le sens de la marche pour que la machine tourne, Charlie-Chaplin-clé-à-molettes, et j’ai pu voir la grosse patate remplie de qui ne convient pas, contrats rompus-suicides, enfin ça ne sentait pas très bon d’un coup les « ressources humaines », celui ou celle « en charge de » avait autorité sur qui et tous et toutes placé-e-s plus bas, sur qui se trouve où et pourquoi, c’est-à-dire qui travaille à quoi, c’est-à-dire qui travaille pour qui, c’est-à-dire quelle vie s’utilise pour quelle autre, « en charge de », mettre de l’ordre, il y avait aussi ce côté trieur de pommes talées, ce côté garde-chiourme en charge de virer qui a la tête ailleurs ou qui est trop fragile, qui n’est pas performant, là j’ai revu un dessin, celui d’un vieil homme surmonté d’une bulle, il dit « nous, l’argent c’est pas le problème, nous c’est pouvoir manger qui nous inquiète », ensuite j’ai vu (vraiment ce qui passe devant mes yeux, on le constate, s’enchaîne sans logique apparente) qu’un gestionnaire aux ressources humaines avait mis à la porte une employée pour une erreur de quatre-vingts centimes, ça n’avait rien à voir avec les chiots qu’on sauve de la noyade, vraiment, cette langue, j’en suis témoin, est désobéissante, elle s’extrait des patates dès qu’on regarde ailleurs, les traits séparateurs ne savent plus où se mettre, et puis l’aplomb, le fil à plomb, l’enclume, le plombé infini enfile le costume du bien, du bon, de l’amélioration, alors je vois des choses, des détails à la suite, avec ou sans logique, je ne sais pas quelle fourchette saurait titiller sous les mots doux les malfaisances, ou bien une fourche ? c’est du travail en tout cas, du travail

Je pose ça là

Il y a sûrement des gens qui ont eu l’idée d’écrire à des endroits imprévus. Qu’est-ce qui m’empêche de faire ça. Laisser des petits mots ici ou là. De petites phrases, écrites sur des rubans de papier. À laisser tomber, à essaimer. Dans les vitrines des magasins de chaussures. Dans les boîtes aux lettres des sous-préfectures. Sur les appuis de fenêtre. Des tas de choses atterrissent sur les appuis de fenêtre, des canettes vides, des mégots, alors pourquoi pas des petits mots, ça n’aurait l’air de rien, mais est-ce que ce serait vain ? (rime pauvre). En tout cas ce serait un signe. Une sorte de prise de position. Quelque chose qui trafique l’habituel, le grand gourou catégoriel. Je ne suis pas sûre pour ce qui est de le ronger de l’intérieur. Pour ce qui est d’entrer avec les codes-passeport dans la structure pour en gratter les fondations, plus tard, en modifier les équilibres. Même avec l’intention cachée de secouer, en attendant, il faut faire allégeance, ce qui revient à transformer le digéré en interlocuteur valable, incontournable. On pourrait faire sans. Sans se soucier. Faire sans cahier des charges. Déboussolés, déboussoler. On se déboussole soi, on déboussole le reste, j’aimerais ça, c’est peut-être contagieux, je ne sais pas. Ajouter sur les présentoirs des cartes postales déjà écrites qui disent qu’on n’est pas des enclumes, qu’on a besoin de faire de l’air, qu’on pourrait écarter les bras, bref que les présentoirs qui tournent leurs clichés ventres à terre et leurs chiens à lunettes méritent d’être remués. Laisser des mots sur les tables en terrasse ou au dos du ticket de caisse. Laisser des mots dans les poches des manteaux essayés des galeries commerciales. Au rayon bricolage, entre les tournevis, laisser des mots. Écrire là où ça n’est pas normal d’écrire, j’aimerais ça. Je reçois un mail avec un appel à candidater dans une résidence d’écriture. Je ne répondrai pas. Il y a un dossier à remplir, c’est loin, je suis trop vieille pour ça. Et cette histoire de repérage-déboussolage, ça me perturbe. Je lis résidence, j’entends assignation à résidence. Pourquoi ne pas secouer, secouer, dire : la résidence d’écriture accueille tout le monde sans distinction, le but du jeu étant la désérésidenciation. Un nouveau mot. Qui ne rapporte rien au scrabble, et puis il y a trop de lettres. Mais dans ce que j’imagine, y’aurait jamais trop de lettres. On écrirait partout, dans les maisons témoins, celle-ci, et même les vraies. On viendrait visiter (« Spacieuse, accueillante et lumineuse, découvrez une de nos réalisations« ), on prendrait l’air intéressé, et puis négligemment on poserait des rubans de phrases dans les fausses jardinières et sous les abat-jours. Si on se faisait prendre, on dirait juste Je pose ça là.

sur l’écran

Sur l’écran la pianiste s’agite, mais le son est coupé.
C’est une allégorie. Elle s’agite en silence pour dire toutes les femmes effacées, inconnues, oubliées.
« J’ai un mauvais pressentiment mais qu’importe » dit le héros sur une autre chaîne.
« Fais ce que tu as à faire quoi qu’il advienne », lui conseille-t-on.
_ Je ne te promets rien. » répond-t-il.
Moi non plus j’ajoute à voix basse (et donc pour moi-même). Le héros frappe à une porte. Il est question de sorcières, comme d’habitude. Les femmes effacées, inconnues, oubliées, nocives, ça fait très longtemps que ça dure, que ça se propage dans les esprits, les fictions et les réalités en rendent compte chacune nourrissant l’autre et l’inverse.
« Crache le morceau! » dit le héros.
Très bien.
Ma question est – que cette maison[s]témoin soit le témoin de ce questionnement – en a-t-il toujours été ainsi ? Pendant les deux cent-cinquante mille ans où nous étions chasseurs-cueilleurs (deux cent-cinquante millénaires, c’est-à-dire peu ou prou une durée d’environ cent vingt-cinq civilisations cul à cul), pendant ce temps où nous étions tapis autour des foyers, réunis, effrayés par les prédateurs, effrayants pour nos proies, en a-t-il toujours été ainsi ? Et les vénus callipyges ? Quelles mémoires racontent-elles silencieusement ?
Il y a plusieurs niveaux de connaissance, plusieurs niveaux au sens propre : dans la cave d’une maison témoin, les fossiles et les questionnements ; au rez-de-chaussée salon salle à manger cuisine, le théâtre, l’agent immobilier qui organise la visite (c’est un homme, ou bien c’est une femme avec le lexique et les automatismes d’un homme) pour les clients, un couple (sans doute qu’elle demande où pourra se brancher la machine à laver) ; à l’étage, la salle de bain aux miroirs kaléidoscopiques qui nous traquent, nous définissent ou que nous nous évertuons à tromper, rigoureusement peints à la main quand nous en avons l’énergie et/ou l’occasion, et puis les chambres où s’agitent des rêves. Et passent des allégories de pianistes travaillant leur instrument en robe de soirée sans que personne n’entende.

allez allez

en fait l’idée c’est de faire ce que l’on fait
avec plus ou moins de bonheur
plus ou moins de chance
plus ou moins de sérénité et de ténacité
plus ou moins de questionnements
sans oublier que nous ne sommes pas des îlots ou des gardiens de phare, faire c’est aussi regarder ce que font les autres avec plus ou moins de hardiesse, plus ou moins de vilenie, plus ou moins d’âpreté, plus ou moins de courage et/ou de cohérence
le faire des autres vient heurter s’engouffrer s’insinuer saupoudrer pénétrer notre faire à nous
et c’est ce qu’on garde de ces poudres de ces poteaux ou ces tenailles qui compte
par exemple j’ai lu cet homme qui dénonce ceux qui sont fiers de leur hideur
j’ai vu ces sit-in
ces armes maniées à la cow-boys
ces pelleteuses que des bras sans force repoussent, bras accablés
ces têtes hautes qui refusent de s’asseoir au fond du bus, qui refusent que les noyés se noient
faire, ce n’est pas difficile
faire, c’est impossible
c’est entre ces deux plateaux de la balance que son propre visage se sculpte en trois dimensions
et dans ce faire il y a aussi l’insu
ce qui survient et n’était pas prévu
parler de cinéma, ce n’est pas parler de cinéma, c’est parler des gens de comment ils vivent de comment ils sont vus de comment ils se voient de ce qui est proposé dans le faire
on peut se placer en vigie
on regarde ou on tourne les yeux
on fait comme ça nous chante
et parce qu’on fait ce qui nous chante ça sonnera toujours assez juste
(l’idée)
parce que les idées, ce ne sont pas des concepts, ce sont des corps
les rêves de piscines vides n’existent pas
ou bien c’est que les boutiquiers ont gagné ?
les boutiquiers à cols blancs dont les suv possèdent un pare-chocs anti rhinocéros en centre-ville ?
non les rêves de piscines vides n’existent pas
hop
inutiles
et déjà envolés
allez allez, ne traîne pas dit la voix, tout va bien

vos gueules les poètes

dans les maisons témoins, les vraies, les livres sont des boîtes en carton vides, un peu comme les cadeaux de noël qui décorent les branches de sapins coupées dans les rues en décembre — je crois avoir toujours eu en moi un reste de cette déception d’enfant en forme de lézarde, on dépiaute les rubans et on tombe sur un foutu cube en polystyrène
dans la médiathèque où je vais, les livres sont des livres, c’est déjà bien
je ne sais pas si c’est bien, dans la médiathèque où je vais il n’y a pas de rayon poésie, parce que les livres de poésie sont disséminés dans le rayon littérature générale
c’est peut-être mieux ce sans barrière
les poèmes font des livres avec des pages comme les autres après tout, alors c’est peut-être mieux de ne pas les regrouper à un endroit unique
surtout quand c’est un poil révélateur, exemple l’endroit fait 33 cm de large et repose sur deux étagères et attention, rien que de l’éclectisme inattendu qu’on aurait pas vu venir : baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
alors je ne sais pas, d’un côté je me dis c’est une bonne idée d’essaimer la poésie, éparpillons-là façon puzzle ou attaque printanière de pollens, et d’un autre côté j’ai vraiment peur que ce soit plus facile ainsi de cacher ce qui est disponible, c’est à dire [1] ce qui est disponible dans l’ordre d’apparition (et non pas dans l’otarie comme a voulu me le faire écrire mon correcteur orthographique, quel impertinent celui-là) baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
mais de toutes façons je n’y connais rien en poésie
il y a des courants, des écoles, des inimitiés terribles dont je n’ai aucune idée
je ne suis pas une fana de poésie en général, c’est plutôt que parfois une voix m’attrape : exemple antoine emaz, c’est mon exemple le plus solide et c’est un poète
c’est pour ça que cette idée d’essaimer les livres me va
c’est un peu comme la littérature
par exemple, le style antoine-compagnon-like ou la grande-librairie-like, je conçois mal que ce soit rangé dans la case littérature mais c’est comme ça, c’est le genre de denrées nouvelle-cuisine, une assiette blanche avec un zigouigoui de purée de brocolis en torsade sur le côté pour l’asymétrie élégante, la grande-cuisine-revisitée comme ils disent
le peu que j’en ai vu, les conférences d’antoine compagnon tiennent de la grande littérature-revisitée et torsadée de zigouigouis savants, sachants, anecdotiques, évidemment que l’écrire de duras à côté fait plat du pauvre et ressemble à un briquet d’ouvrier mangé sur le chantier en comparaison
la cuisine de la grande-librairie, pour le peu que j’en ai vu, ressemble plus à ces marque-pages papiers glacés, découvrez, voyagez, ressentez, ces publicités pour croisière grecque avec l’acropole en arrière-plan, placée là comme une torsade sur le bord de l’assiette blanche à je-ne-sais-pas-combien d’euros, en tout cas plus chère que ce que je dépense par an en coiffeur c’est-à-dire pas bézef puisque j’y vais en gros deux fois par décennie
mais qu’est-ce que j’en sais, je n’y connais rien en littérature
je n’ai aucun avis sur les écoles, les courants, les détestations, les colloques pour initiés, les top-tens des ventes en tête de gondole sur des présentoirs amovibles à superU juste à côté de ceux où tout est à 5 euros, l’ouvre-bocal et le set de table avec un dessin d’arrosoir anglais
qu’est-ce que j’y connais, la poésie pourrait très bien être un ouvre-bocal ou un arrosoir anglais après tout
je ne sais plus où je voulais en venir
ça aussi c’est un truc, c’est très mal vu de ne plus savoir où on voulait en venir, il vaut mieux convaincre, argumenter, échafauder, asseoir, et dérouler un raisonnement valable en partant du point a jusqu’à une lettre quelconque qui passe par un alphabet rangé correctement dans l’ordre je crois
cette maison[s]témoin ici n’est pas très occupée, pas très fréquentée
c’est un peu le grenier ou le cinéma dans l’impasse où je prends en photo la gouttière, les gens n’y passent pas délibérément, il y a la cathédrale en face qui prend toute la lumière, mais est-ce que ça empêche que le cinéma existe, ben non, même si on est très peu à savoir qu’il est là, c’est le fait qu’il soit là qui compte [2]
j’ai voulu ça au départ, je veux dire quand j’ai créé le site maison[s]témoin, parce que ça m’a semblé une bonne idée, je voulais qu’il soit exonéré du reste, un endroit un peu exotique où on ne moquerait de l’audience et de la temporalité, où les pièces mêmes vides raconteraient des histoires à qui veut bien passer sans presser le pas vers la route piétonne où, que ce soit dimanche, jours fériés etc, tous les magasins restent ouverts, le tourisme tu vois
je crois que c’est ça qui m’énerve un peu, je repense à compagnon et à la grande-librairie like — ce sont des exemples, je ne leur en veut pas personnellement d’exister — on présente ça comme de la grande-cuisine ou comme du cinq-étoiles-sur-le-michelin alors que c’est seulement anecdotique ou commercial ce genre d’échoppes, il y a ça aussi ici, des échoppes pour touristes, on a présélectionné ce qu’ils doivent acheter, la carte postale du d-day, le drapeau et l’affiche, le porte-clé d-day avec la voiture de guerre kaki dont les sachants savants experts connaissent le nom exact (la willys mb de 1941 par exemple), moi pas
alors je suis contente que le site de la maison[s]témoin ne soit pas in the mood, que ce ne soit pas un manifeste
ça aussi, je suis un peu fatiguée des manifestes, des pamphlets dont on choisit le titre pour bien marquer les esprits, genre vos gueules les poètes, ou les poètes sont morts, pour derrière s’enfourner dans des anecdotes et des courants, des détestations — je déteste les détestations, est-ce que c’est détestable ou une ironique mise en abîme ? ça me fait toujours penser au « pour ce qui est de la modestie, je ne crains personne » d’alphonse allais
donc je ne voulais en venir nulle part, ce serait ça mon manifeste
je pourrais faire ça, un manifeste qui ne va nulle part, qui ne veut rien prouver ni convaincre, mais avec un titre bien saignant comme vos gueules les poètes pour attraper les chalands
parce que la visibilité coco
hier j’ai vu un reportage sur duchamp, et quand ils en sont arrivés aux années fluxus ils ont cité des tas de noms d’hommes, mais évidemment pas yoko ono, alors que c’est elle qui lance le truc, george maciunas la suit, et c’est elle qui dit je n’aime pas les écoles, les courants, c’est vachement réducteurs, bref, elle va rester sorcière jusqu’à la fin et de ce côté-là invisible
ce qu’on connaît du monde, c’est vraiment pedzouille quand même
lutter contre la visibilité ou l’invisibilité, celui ou celle qui écrira un manifeste sur ça, bien du courage, c’est comme écrire un manifeste contre le pouce opposable
donc je vais aller à la médiathèque ce matin, et comme j’aime bien la poésie je ne chercherai pas dans le rayon littérature générale à retrouver disséminés les noms de baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
j’essaierai aussi de me boucher les oreilles quand machinette (chaussures de prix, bracelets en or, maquillage ouvragé et chapeau sur mesure) dirait à machinette bis, sa grande copine [3] ah que c’est bien écrit
bien écrit pour elle ça veut dire une bonne tripotée d’adjectifs suaves, des mots comme nacre, iridescent,  diapré, conséquemment
oui vraiment je n’y connais rien ni en poésie ni en littérature, il y a des tas de livres qui me fatiguent, je ne sais pas ce que je cherche, peut-être des trucs rugueux, mon père aimait le bois et j’aimais le regarder travailler le bois et j’aimais les copeaux et les morceaux de bois pas encore poncés avec des éclats, des entailles, et quand, à force de polir ça devenait lisse, puis verni, fini au sens de fignolé, ça ne m’intéressait plus parce que ça donnait au bois cette qualité étanche, je suis étanche à l’étanchéité on pourrait dire
c’est comme le buis, j’ai toujours de la peine de voir des buis taillés en boules, en zigouigouis décoratifs, en torsades, ce qu’il faut être prétentieux pour dompter les plantes comme on coule de la crème chantilly quand même
je vais appeler cet article vos gueules les poètes, histoire de taquiner
j’ai lu un livre comme ça une fois, un pamphlet au titre très batailleur, scandaleusement attirant, et une fois lu on réalisait qu’on avait écouté quelqu’un raconter sa vie, et pourquoi pas après tout
c’est bien aussi que dans la maison[s]témoin, qui est témoin de tas de choses forcément, on puisse raconter sa vie aussi
si j’avais de l’énergie je ferais un essai argumenté : comment raconter sa vie partout et tout le temps
parce que tout le monde raconte sa vie
les publicités pour l’acropole racontent des vies, la vie rupine, la vie schizophrène qui prend quand même l’avion ou le paquebot pour rien en s’émouvant par instant que les libellules disparaissent
même les débats à l’assemblée racontent des vies, il ne faut pas croire, ce n’est pas délesté du quotidien, quand machin pose une question qui n’est pas une question mais plutôt un commentaire fayot et qu’il fait durer sa flatterie six heures juste pour accaparer du temps de parole qui sinon serait utilisé par quelqu’un ou quelqu’une de plus teigneux par exemple, ça raconte bien la vie intellectuelle qu’il porte et l’exigence de sa pensée je trouve, et c’est très comparable à machin bis qui se gare au milieu de la rue et tout le monde derrière attend qu’il ressorte du tabac avec ouest-france, c’est des indices de vie, de vie réelles qui se racontent là devant nous, des vies somme toute pragmatiques
et tout le monde le sait qu’être pragmatique, c’est bien
normalement à la fin d’un billet on cherche une chute, ou quelque chose qui finisse sur une ouverture
on cherche à polir le bois en fait
bah
————–
[note 1 : attention les yeux, que du neuf msieudame, des noms que vos oreilles ignorent, gaffe au risque de se faire fêler le petit cailloux à l’intérieur qui sert à gérer l’équilibre, d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît ceux qui sont entrés en contact, ils basculent, c’est comme le petit doigt rigide des envahisseurs que traque david vincent, ils les a vus, ils sont là, musique à forte connotation inquiétante, quand au tympan n’en parlons pas, il va faire une tronche de cent pieds]
[note 2 : ça me fait penser que ce n’est pas pour rien peut-être que pch soit l’habitant de la maison[s]témoin le plus actif, il aimerait la rue dont je parle avec le cinéma, il aime le cinéma et les rues où on prend en photo les gouttières, c’est bien que ce soit comme ça]
[note 3 : (elles ont toutes les deux « quelque chose » en lubéron ) (ces gens-là ne possèdent pas une maison, ils ne disent pas une maison ou une propriété, c’est trop caca, ils font dans la possession-revisitée avec le zigouigoui de possédant qui se traduit pudiquement par le terme « quelque chose »)]

or, zen, futé

tout près de la maison[s]témoin il y a un grand parking avec souvent un bus garé, son moteur tourne au ralenti – puis on longe l’eau jusqu’au pont, à cet endroit où passent la voie rapide et les pistes cyclables

en contrebas poussent des arums sauvages, ça fait du bien de voir leur grandes vasques blanches qui dénotent dans tout ce vert sombre, du bien aussi de prononcer leur nom arôme, un nom-parfum

on traverse en s’éloignant des files de voitures, on passe un portique de fer qui tourne sur lui-même, et c’est encore assez urbain – il y a des poubelles, un hôtel à insectes aux pans de bois si bien rangés, si bien vernis, qu’un insecte n’oserait pas s’installer – on suit le ponton lancé par-dessus la zone marécageuse – de grandes tiges dépassent, parfois un iris jaune tout déplumé – et puis ça tonitrune, les grenouilles sont petites mais elles font plus de bruit que cent — à peine quinze –, leurs jambes élastiques fendent les lentilles d’eau, leurs yeux roulent pendant leur spectacle, performance : parce qu’elles s’observent l’une l’autre, elles font tout, l’artiste et le public

avant la voie de chemin de fer on tourne – c’est un sentier, de l’herbe, des boutons d’or, et ça s’ensauvagise – on marche et bientôt ça retourne sur soi, on revient vers la ville en longeant l’autre parking et le garage – il y a de grands drapeaux, OR, ZEN, FUTÉ, des occasions à ce qu’il paraît, qui pourrait croire que l’or, le zen et le futé scient les planches du radeau sur lequel on se tient serrés (il est possible qu’on coule)

on reprend le portique et on retrouve le bus à l’identique, son moteur allumé que des fleurs tricolores respirent – on se dit c’est dommage : comme l’anxiété du pipi jaune dans les piscines qui se verrait tandis qu’on nage, il faudrait des fumées colorées sur le cul des voitures, des jaunes, des brunes, des écarlates – les bleues seraient acides, les vertes et les violettes les plus nocives puisque, c’est bien connu, ce sont les couleurs du poison

on se mêle aux touristes, on les entend parler anglais, allemand ou norvégien, à ça qu’on les reconnait, et puis aux appareils photos avec leurs zooms si longs qu’ils  les déséquilibrent – on pense à cette amie qui s’est acheté une canne et marche sans doute comme oscar wilde, aussi élégamment, parce qu’elle est élégante, du dedans, du dehors tout autant (mais on ne sait pas si la comparaison lui va)

on rentre à la maison (témoin) – on se demande où se trouvent ses archives car le grenier a l’air bien vide et bien propret – on se demande ce qui sera archivé, et qui nous archivera dans les fumées

des hommes se serrent les mains, se congratulent, ils s’applaudissent avant d’entonner l’hymne de la fierté et du costume amidonné – on distribue des points – on fait « voir », « plus d’infos » et « ajouter à ma playlist » – on tousse – on écoute le silence qui dure plus qu’une minute, par respect – les tiges de myosotis résistent au vent, et le banc est repeint – BFMtv répond à toutes les questions : « Révélations ce soir. Saisissez l’opportunité. Ensemble. C’est là que ça se passe. Allez, c’est parti. Partagez vos bons moments. Maîtrisez votre trajectoire. Dans la vie on ne devrait pas avoir à faire de compromis. Terminus dans trente minutes. C’est en suivant ses rêves que l’on trace sa propre route. Profitez de facilités pour le transport. Nous partageons le même amour de la liberté. C’est bientôt l’heure. L’heure des comptes. Mais je vous interromps, vous imaginez ? C’est la réalité. C’est compliqué. »

 

sur le trottoir devant la maison[s]témoin

J’aimerais vous donner de ses nouvelles, clairement, je ne sais pas. Sa présence ne passait pas inaperçue. Voilà, et vous savez la suite. Il parlait de rien. Lui était médecin et il savait, à la visite d’embauche il aurait pu dire. Jamais on s’est posé la question de la visite inverse. La réponse était inapte. L’usine de la honte. L’usine cercueil. Essentiellement des femmes. Les gens qui habitaient dans la rue sont morts. Non lieu. Il n’y a même pas matière à instruire ou à juger. Dans cette rue y’avait les abattoirs, la spa et l’assédic. Maintenant ils ont mis des sdf. C’est pour dire la vocation de cette rue. Avant c’était une rue ouvrière. Y’avait les grèves, des distribution de tracts. Maintenant y’a quelques entrepôts, c’est des bureaux, artisan du placard, expertise-comptabilité, ils ont acheté ça pas cher. Là où y’a écrit horizon, moi j’ai commencé à travailler là, là où c’est marqué horizon. Le dernier pdg il travaillait là. Avant c’est son père qui était pdg. C’est des verrières. On n’a pas besoin de faire de fenêtres pour les ouvriers, sinon ça les distrairait. C’est la poésie patronale. Mon père avait été licencié comme syndicaliste, je pouvais plus aller à l’école, je suis venue et on m’a embauchée. On rentrait là. À côté y’avait la filature et en haut c’était le filage tressage. Il faisait tellement chaud, ça tapait on demandait au chef de peindre en bleu pour filtrer les rayons du soleil, on prenait les bobines et on les balançait sur les verrières, on les cassait alors ils venaient et ils peignaient. Y’avait des machines qui brasaient partout, vers chaque machine y’avait un nuage de poussière. C’était une atmosphère irrespirable. C’était une machine qui faisait une tresse, une gaine, la machine y’avait un tapis, ça faisait une mèche, on n’avait ni masque ni gant. Toutes les femmes en blouses de nylon, parce qu’en coton ça se collait dessus. On en avait dans les cheveux, les oreilles. Les médecins anesthésient les gens. Y’avait peut-être vingt-cinq navettes qui tapaient tapaient, ça faisait un bruit infernal tout le temps. Au début je venais pour gagner ma vie après je venais pour faire la syndicaliste. Le seul problème qu’on posait pas c’est celui qu’on savait pas. Entre gêné et empoissonné, c’est pas la même chose. Elle respirait pas bien ou elle toussait? On se disait c’est de la poussière. Aucune poussière n’est bonne. On se disait ça se saurait. On voyait des gens qui mourraient mais le lien était jamais fait. Il est mort de façon très rapide. La direction devait s’employer justement à dire ils fument ils boivent ils s’abîment la santé eux-mêmes, les mineurs crachaient leur poumons, les gars du bâtiment dégringolaient des échafaudages, c’est la condition minimum. Ce qui me tracasse beaucoup, c’est peut-être que ça se réveille. Le jour où ils ont annoncé la fermeture les gens étaient désespérés, j’ai demandé d’être entendue, on est rentré tous dans le grand bureau, il était là, elles ont commencé à dire c’est une honte, ce qu’on dit quand on est jeté à la rue et lui il était très surpris, il nous regardait d’un air détaché, y’avait une part d’indifférence, peut-être presque d’indifférence de naissance. C’est le dernier cliché que j’ai. Moteur.

Je suis arrivé tout début janvier. J’ai découvert le site, c’était le moyen âge. Y’avait de la poussière qui était là depuis quarante ans. Au bout des six mois, il avait rien fait, il fallait arrêter toute l’usine. Quels travaux. L’expert a mis huit mois pour faire le voyage, huit mois pour faire son rapport, en tout deux ans. Le pdg a déposé son bilan. Entre nous je crois que la faillite est arrivée au bon moment. Il savait très bien que c’était excessivement dangereux. C’est scandaleux. Ils ont bénéficié de ces experts, de ces médecins qui venaient dire que c’était pas dangereux. Le fils, quand il a pris l’affaire il savait très bien tout ce qu’il fallait faire, il savait.

Nous faisons partie de votre héritage. Vous avez eu le meilleur et nous le pire. Vous avez eu l’argent, nous avons eu la maladie. Il voulait pas faire de travaux. La fortune il l’a pris. Il faut qu’il prenne les victimes aussi. Les patrons ils venaient pas beaucoup, une demie-heure par an. La plainte a toujours pas abouti. Les témoins sont morts. Les accusateurs sont morts. Mais on se dit que ça pourrait donner à réfléchir aux autres. La dignité. Que nous on nous donne le statut de victimes, et lui d’empoisonneur. Que chacun ait sa place. Et que les ouvrières redescendent du bus en chantant. Qu’il ose nous faire face. On lâchera jamais.

(lettre à Chopin)

le tiroir


S. n’habitait la maison[s]témoin que depuis sa construction.
Avait posé la première pierre, avait frotté du plat de la main la première plaque de placo-plâtre.
Avait testé le premier tour de robinet.
S. avait décidé de laisser venir.
Les mots.
Puis de les coller comme ils venaient,
dans l’ordre d’apparition à l’écran de sa vue,
sur des morceaux de cartons étonnement rectangulaires, régulièrement carrés, le plus souvent munis de ces angles qu’on qualifie de droits.
De temps en temps, S. s’arrêtait de tourner dans la maison[s]témoin.
Cessait de regarder par les fenêtres
(les ponts, les travées, les affiches, les barricades, les courbes en hausse à 150 %).
S. lisait alors la récolte de messages ainsi constituée dans le plus heureux des hasards, celui qui s’adressant à S. ne pouvait jamais se tromper.
S. lisait :

« nonchalamment étendus dans la vase du fleuve
au milieu de cette foule de chevaux affolés
PROJETS D’AVENIR
Je m’écriais en moi-même :
cette clef
« ALLONS? JEAN-PIERRE EMBRASSONS-NOUS »
_Vous avez tort de me parler sur ce ton.
_N’y comptez pas !
_Mais si, mais si…
_Je ne vois pas ce que je gagnerai au change !
La porte s’ouvrit silencieusement.
vous imaginez que
_Je vous méprise autant
_Eh bien, mettons que j’en ai assez !
_Si j’étais vous
_Peut-être
_Mardi. _Ce n’est pas mardi. _Est-ce mardi ? _ C’est peut-être mardi.
SE PRÉOCCUPER DES FONDS OBSCURS
_Oui, c’est mardi.
Visser le fond
avec le pointilleur.
RÉVÉLATIONS !
un vrai miracle
directement à votre adresse.
La rivière est barré
et l’eau remonte.
On sent que le pas de l’homme
peut être regardé comme la plus grande
dérivation.
Un très riche et très noble dessein,
nous, à ses pieds,
il nous suffisait de l’apercevoir. »

Une fois ses lectures faites (à voix haute et à voix basse simultanément), S. se repliait en seize morceaux de taille identique et se rangeait dans un tiroir, celui du haut, ou celui du bas, selon la teneur de ses émotions, fugitives, contradictoires, pesantes, enthousiasmantes, incontrôlables, et propres à transformer S. en fumée.
C’est à ce titre que les volutes du S qui lui servait d’initiale lui apparurent comme prémonitoires.

« Vous devez être heureux de votre voyage » lui répondait alors un livre ouvert page 47(une page saturée d’un hasard objectif, millénaire, incompressible et discret).