Je pose ça là

Il y a sûrement des gens qui ont eu l’idée d’écrire à des endroits imprévus. Qu’est-ce qui m’empêche de faire ça. Laisser des petits mots ici ou là. De petites phrases, écrites sur des rubans de papier. À laisser tomber, à essaimer. Dans les vitrines des magasins de chaussures. Dans les boîtes aux lettres des sous-préfectures. Sur les appuis de fenêtre. Des tas de choses atterrissent sur les appuis de fenêtre, des canettes vides, des mégots, alors pourquoi pas des petits mots, ça n’aurait l’air de rien, mais est-ce que ce serait vain ? (rime pauvre). En tout cas ce serait un signe. Une sorte de prise de position. Quelque chose qui trafique l’habituel, le grand gourou catégoriel. Je ne suis pas sûre pour ce qui est de le ronger de l’intérieur. Pour ce qui est d’entrer avec les codes-passeport dans la structure pour en gratter les fondations, plus tard, en modifier les équilibres. Même avec l’intention cachée de secouer, en attendant, il faut faire allégeance, ce qui revient à transformer le digéré en interlocuteur valable, incontournable. On pourrait faire sans. Sans se soucier. Faire sans cahier des charges. Déboussolés, déboussoler. On se déboussole soi, on déboussole le reste, j’aimerais ça, c’est peut-être contagieux, je ne sais pas. Ajouter sur les présentoirs des cartes postales déjà écrites qui disent qu’on n’est pas des enclumes, qu’on a besoin de faire de l’air, qu’on pourrait écarter les bras, bref que les présentoirs qui tournent leurs clichés ventres à terre et leurs chiens à lunettes méritent d’être remués. Laisser des mots sur les tables en terrasse ou au dos du ticket de caisse. Laisser des mots dans les poches des manteaux essayés des galeries commerciales. Au rayon bricolage, entre les tournevis, laisser des mots. Écrire là où ça n’est pas normal d’écrire, j’aimerais ça. Je reçois un mail avec un appel à candidater dans une résidence d’écriture. Je ne répondrai pas. Il y a un dossier à remplir, c’est loin, je suis trop vieille pour ça. Et cette histoire de repérage-déboussolage, ça me perturbe. Je lis résidence, j’entends assignation à résidence. Pourquoi ne pas secouer, secouer, dire : la résidence d’écriture accueille tout le monde sans distinction, le but du jeu étant la désérésidenciation. Un nouveau mot. Qui ne rapporte rien au scrabble, et puis il y a trop de lettres. Mais dans ce que j’imagine, y’aurait jamais trop de lettres. On écrirait partout, dans les maisons témoins, celle-ci, et même les vraies. On viendrait visiter (« Spacieuse, accueillante et lumineuse, découvrez une de nos réalisations« ), on prendrait l’air intéressé, et puis négligemment on poserait des rubans de phrases dans les fausses jardinières et sous les abat-jours. Si on se faisait prendre, on dirait juste Je pose ça là.

allez allez

en fait l’idée c’est de faire ce que l’on fait
avec plus ou moins de bonheur
plus ou moins de chance
plus ou moins de sérénité et de ténacité
plus ou moins de questionnements
sans oublier que nous ne sommes pas des îlots ou des gardiens de phare, faire c’est aussi regarder ce que font les autres avec plus ou moins de hardiesse, plus ou moins de vilenie, plus ou moins d’âpreté, plus ou moins de courage et/ou de cohérence
le faire des autres vient heurter s’engouffrer s’insinuer saupoudrer pénétrer notre faire à nous
et c’est ce qu’on garde de ces poudres de ces poteaux ou ces tenailles qui compte
par exemple j’ai lu cet homme qui dénonce ceux qui sont fiers de leur hideur
j’ai vu ces sit-in
ces armes maniées à la cow-boys
ces pelleteuses que des bras sans force repoussent, bras accablés
ces têtes hautes qui refusent de s’asseoir au fond du bus, qui refusent que les noyés se noient
faire, ce n’est pas difficile
faire, c’est impossible
c’est entre ces deux plateaux de la balance que son propre visage se sculpte en trois dimensions
et dans ce faire il y a aussi l’insu
ce qui survient et n’était pas prévu
parler de cinéma, ce n’est pas parler de cinéma, c’est parler des gens de comment ils vivent de comment ils sont vus de comment ils se voient de ce qui est proposé dans le faire
on peut se placer en vigie
on regarde ou on tourne les yeux
on fait comme ça nous chante
et parce qu’on fait ce qui nous chante ça sonnera toujours assez juste
(l’idée)
parce que les idées, ce ne sont pas des concepts, ce sont des corps
les rêves de piscines vides n’existent pas
ou bien c’est que les boutiquiers ont gagné ?
les boutiquiers à cols blancs dont les suv possèdent un pare-chocs anti rhinocéros en centre-ville ?
non les rêves de piscines vides n’existent pas
hop
inutiles
et déjà envolés
allez allez, ne traîne pas dit la voix, tout va bien

vos gueules les poètes

dans les maisons témoins, les vraies, les livres sont des boîtes en carton vides, un peu comme les cadeaux de noël qui décorent les branches de sapins coupées dans les rues en décembre — je crois avoir toujours eu en moi un reste de cette déception d’enfant en forme de lézarde, on dépiaute les rubans et on tombe sur un foutu cube en polystyrène
dans la médiathèque où je vais, les livres sont des livres, c’est déjà bien
je ne sais pas si c’est bien, dans la médiathèque où je vais il n’y a pas de rayon poésie, parce que les livres de poésie sont disséminés dans le rayon littérature générale
c’est peut-être mieux ce sans barrière
les poèmes font des livres avec des pages comme les autres après tout, alors c’est peut-être mieux de ne pas les regrouper à un endroit unique
surtout quand c’est un poil révélateur, exemple l’endroit fait 33 cm de large et repose sur deux étagères et attention, rien que de l’éclectisme inattendu qu’on aurait pas vu venir : baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
alors je ne sais pas, d’un côté je me dis c’est une bonne idée d’essaimer la poésie, éparpillons-là façon puzzle ou attaque printanière de pollens, et d’un autre côté j’ai vraiment peur que ce soit plus facile ainsi de cacher ce qui est disponible, c’est à dire [1] ce qui est disponible dans l’ordre d’apparition (et non pas dans l’otarie comme a voulu me le faire écrire mon correcteur orthographique, quel impertinent celui-là) baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
mais de toutes façons je n’y connais rien en poésie
il y a des courants, des écoles, des inimitiés terribles dont je n’ai aucune idée
je ne suis pas une fana de poésie en général, c’est plutôt que parfois une voix m’attrape : exemple antoine emaz, c’est mon exemple le plus solide et c’est un poète
c’est pour ça que cette idée d’essaimer les livres me va
c’est un peu comme la littérature
par exemple, le style antoine-compagnon-like ou la grande-librairie-like, je conçois mal que ce soit rangé dans la case littérature mais c’est comme ça, c’est le genre de denrées nouvelle-cuisine, une assiette blanche avec un zigouigoui de purée de brocolis en torsade sur le côté pour l’asymétrie élégante, la grande-cuisine-revisitée comme ils disent
le peu que j’en ai vu, les conférences d’antoine compagnon tiennent de la grande littérature-revisitée et torsadée de zigouigouis savants, sachants, anecdotiques, évidemment que l’écrire de duras à côté fait plat du pauvre et ressemble à un briquet d’ouvrier mangé sur le chantier en comparaison
la cuisine de la grande-librairie, pour le peu que j’en ai vu, ressemble plus à ces marque-pages papiers glacés, découvrez, voyagez, ressentez, ces publicités pour croisière grecque avec l’acropole en arrière-plan, placée là comme une torsade sur le bord de l’assiette blanche à je-ne-sais-pas-combien d’euros, en tout cas plus chère que ce que je dépense par an en coiffeur c’est-à-dire pas bézef puisque j’y vais en gros deux fois par décennie
mais qu’est-ce que j’en sais, je n’y connais rien en littérature
je n’ai aucun avis sur les écoles, les courants, les détestations, les colloques pour initiés, les top-tens des ventes en tête de gondole sur des présentoirs amovibles à superU juste à côté de ceux où tout est à 5 euros, l’ouvre-bocal et le set de table avec un dessin d’arrosoir anglais
qu’est-ce que j’y connais, la poésie pourrait très bien être un ouvre-bocal ou un arrosoir anglais après tout
je ne sais plus où je voulais en venir
ça aussi c’est un truc, c’est très mal vu de ne plus savoir où on voulait en venir, il vaut mieux convaincre, argumenter, échafauder, asseoir, et dérouler un raisonnement valable en partant du point a jusqu’à une lettre quelconque qui passe par un alphabet rangé correctement dans l’ordre je crois
cette maison[s]témoin ici n’est pas très occupée, pas très fréquentée
c’est un peu le grenier ou le cinéma dans l’impasse où je prends en photo la gouttière, les gens n’y passent pas délibérément, il y a la cathédrale en face qui prend toute la lumière, mais est-ce que ça empêche que le cinéma existe, ben non, même si on est très peu à savoir qu’il est là, c’est le fait qu’il soit là qui compte [2]
j’ai voulu ça au départ, je veux dire quand j’ai créé le site maison[s]témoin, parce que ça m’a semblé une bonne idée, je voulais qu’il soit exonéré du reste, un endroit un peu exotique où on ne moquerait de l’audience et de la temporalité, où les pièces mêmes vides raconteraient des histoires à qui veut bien passer sans presser le pas vers la route piétonne où, que ce soit dimanche, jours fériés etc, tous les magasins restent ouverts, le tourisme tu vois
je crois que c’est ça qui m’énerve un peu, je repense à compagnon et à la grande-librairie like — ce sont des exemples, je ne leur en veut pas personnellement d’exister — on présente ça comme de la grande-cuisine ou comme du cinq-étoiles-sur-le-michelin alors que c’est seulement anecdotique ou commercial ce genre d’échoppes, il y a ça aussi ici, des échoppes pour touristes, on a présélectionné ce qu’ils doivent acheter, la carte postale du d-day, le drapeau et l’affiche, le porte-clé d-day avec la voiture de guerre kaki dont les sachants savants experts connaissent le nom exact (la willys mb de 1941 par exemple), moi pas
alors je suis contente que le site de la maison[s]témoin ne soit pas in the mood, que ce ne soit pas un manifeste
ça aussi, je suis un peu fatiguée des manifestes, des pamphlets dont on choisit le titre pour bien marquer les esprits, genre vos gueules les poètes, ou les poètes sont morts, pour derrière s’enfourner dans des anecdotes et des courants, des détestations — je déteste les détestations, est-ce que c’est détestable ou une ironique mise en abîme ? ça me fait toujours penser au « pour ce qui est de la modestie, je ne crains personne » d’alphonse allais
donc je ne voulais en venir nulle part, ce serait ça mon manifeste
je pourrais faire ça, un manifeste qui ne va nulle part, qui ne veut rien prouver ni convaincre, mais avec un titre bien saignant comme vos gueules les poètes pour attraper les chalands
parce que la visibilité coco
hier j’ai vu un reportage sur duchamp, et quand ils en sont arrivés aux années fluxus ils ont cité des tas de noms d’hommes, mais évidemment pas yoko ono, alors que c’est elle qui lance le truc, george maciunas la suit, et c’est elle qui dit je n’aime pas les écoles, les courants, c’est vachement réducteurs, bref, elle va rester sorcière jusqu’à la fin et de ce côté-là invisible
ce qu’on connaît du monde, c’est vraiment pedzouille quand même
lutter contre la visibilité ou l’invisibilité, celui ou celle qui écrira un manifeste sur ça, bien du courage, c’est comme écrire un manifeste contre le pouce opposable
donc je vais aller à la médiathèque ce matin, et comme j’aime bien la poésie je ne chercherai pas dans le rayon littérature générale à retrouver disséminés les noms de baudelaire rimbaud verlaine hugo prévert et boum
j’essaierai aussi de me boucher les oreilles quand machinette (chaussures de prix, bracelets en or, maquillage ouvragé et chapeau sur mesure) dirait à machinette bis, sa grande copine [3] ah que c’est bien écrit
bien écrit pour elle ça veut dire une bonne tripotée d’adjectifs suaves, des mots comme nacre, iridescent,  diapré, conséquemment
oui vraiment je n’y connais rien ni en poésie ni en littérature, il y a des tas de livres qui me fatiguent, je ne sais pas ce que je cherche, peut-être des trucs rugueux, mon père aimait le bois et j’aimais le regarder travailler le bois et j’aimais les copeaux et les morceaux de bois pas encore poncés avec des éclats, des entailles, et quand, à force de polir ça devenait lisse, puis verni, fini au sens de fignolé, ça ne m’intéressait plus parce que ça donnait au bois cette qualité étanche, je suis étanche à l’étanchéité on pourrait dire
c’est comme le buis, j’ai toujours de la peine de voir des buis taillés en boules, en zigouigouis décoratifs, en torsades, ce qu’il faut être prétentieux pour dompter les plantes comme on coule de la crème chantilly quand même
je vais appeler cet article vos gueules les poètes, histoire de taquiner
j’ai lu un livre comme ça une fois, un pamphlet au titre très batailleur, scandaleusement attirant, et une fois lu on réalisait qu’on avait écouté quelqu’un raconter sa vie, et pourquoi pas après tout
c’est bien aussi que dans la maison[s]témoin, qui est témoin de tas de choses forcément, on puisse raconter sa vie aussi
si j’avais de l’énergie je ferais un essai argumenté : comment raconter sa vie partout et tout le temps
parce que tout le monde raconte sa vie
les publicités pour l’acropole racontent des vies, la vie rupine, la vie schizophrène qui prend quand même l’avion ou le paquebot pour rien en s’émouvant par instant que les libellules disparaissent
même les débats à l’assemblée racontent des vies, il ne faut pas croire, ce n’est pas délesté du quotidien, quand machin pose une question qui n’est pas une question mais plutôt un commentaire fayot et qu’il fait durer sa flatterie six heures juste pour accaparer du temps de parole qui sinon serait utilisé par quelqu’un ou quelqu’une de plus teigneux par exemple, ça raconte bien la vie intellectuelle qu’il porte et l’exigence de sa pensée je trouve, et c’est très comparable à machin bis qui se gare au milieu de la rue et tout le monde derrière attend qu’il ressorte du tabac avec ouest-france, c’est des indices de vie, de vie réelles qui se racontent là devant nous, des vies somme toute pragmatiques
et tout le monde le sait qu’être pragmatique, c’est bien
normalement à la fin d’un billet on cherche une chute, ou quelque chose qui finisse sur une ouverture
on cherche à polir le bois en fait
bah
————–
[note 1 : attention les yeux, que du neuf msieudame, des noms que vos oreilles ignorent, gaffe au risque de se faire fêler le petit cailloux à l’intérieur qui sert à gérer l’équilibre, d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît ceux qui sont entrés en contact, ils basculent, c’est comme le petit doigt rigide des envahisseurs que traque david vincent, ils les a vus, ils sont là, musique à forte connotation inquiétante, quand au tympan n’en parlons pas, il va faire une tronche de cent pieds]
[note 2 : ça me fait penser que ce n’est pas pour rien peut-être que pch soit l’habitant de la maison[s]témoin le plus actif, il aimerait la rue dont je parle avec le cinéma, il aime le cinéma et les rues où on prend en photo les gouttières, c’est bien que ce soit comme ça]
[note 3 : (elles ont toutes les deux « quelque chose » en lubéron ) (ces gens-là ne possèdent pas une maison, ils ne disent pas une maison ou une propriété, c’est trop caca, ils font dans la possession-revisitée avec le zigouigoui de possédant qui se traduit pudiquement par le terme « quelque chose »)]

or, zen, futé

tout près de la maison[s]témoin il y a un grand parking avec souvent un bus garé, son moteur tourne au ralenti – puis on longe l’eau jusqu’au pont, à cet endroit où passent la voie rapide et les pistes cyclables

en contrebas poussent des arums sauvages, ça fait du bien de voir leur grandes vasques blanches qui dénotent dans tout ce vert sombre, du bien aussi de prononcer leur nom arôme, un nom-parfum

on traverse en s’éloignant des files de voitures, on passe un portique de fer qui tourne sur lui-même, et c’est encore assez urbain – il y a des poubelles, un hôtel à insectes aux pans de bois si bien rangés, si bien vernis, qu’un insecte n’oserait pas s’installer – on suit le ponton lancé par-dessus la zone marécageuse – de grandes tiges dépassent, parfois un iris jaune tout déplumé – et puis ça tonitrune, les grenouilles sont petites mais elles font plus de bruit que cent — à peine quinze –, leurs jambes élastiques fendent les lentilles d’eau, leurs yeux roulent pendant leur spectacle, performance : parce qu’elles s’observent l’une l’autre, elles font tout, l’artiste et le public

avant la voie de chemin de fer on tourne – c’est un sentier, de l’herbe, des boutons d’or, et ça s’ensauvagise – on marche et bientôt ça retourne sur soi, on revient vers la ville en longeant l’autre parking et le garage – il y a de grands drapeaux, OR, ZEN, FUTÉ, des occasions à ce qu’il paraît, qui pourrait croire que l’or, le zen et le futé scient les planches du radeau sur lequel on se tient serrés (il est possible qu’on coule)

on reprend le portique et on retrouve le bus à l’identique, son moteur allumé que des fleurs tricolores respirent – on se dit c’est dommage : comme l’anxiété du pipi jaune dans les piscines qui se verrait tandis qu’on nage, il faudrait des fumées colorées sur le cul des voitures, des jaunes, des brunes, des écarlates – les bleues seraient acides, les vertes et les violettes les plus nocives puisque, c’est bien connu, ce sont les couleurs du poison

on se mêle aux touristes, on les entend parler anglais, allemand ou norvégien, à ça qu’on les reconnait, et puis aux appareils photos avec leurs zooms si longs qu’ils  les déséquilibrent – on pense à cette amie qui s’est acheté une canne et marche sans doute comme oscar wilde, aussi élégamment, parce qu’elle est élégante, du dedans, du dehors tout autant (mais on ne sait pas si la comparaison lui va)

on rentre à la maison (témoin) – on se demande où se trouvent ses archives car le grenier a l’air bien vide et bien propret – on se demande ce qui sera archivé, et qui nous archivera dans les fumées

des hommes se serrent les mains, se congratulent, ils s’applaudissent avant d’entonner l’hymne de la fierté et du costume amidonné – on distribue des points – on fait « voir », « plus d’infos » et « ajouter à ma playlist » – on tousse – on écoute le silence qui dure plus qu’une minute, par respect – les tiges de myosotis résistent au vent, et le banc est repeint – BFMtv répond à toutes les questions : « Révélations ce soir. Saisissez l’opportunité. Ensemble. C’est là que ça se passe. Allez, c’est parti. Partagez vos bons moments. Maîtrisez votre trajectoire. Dans la vie on ne devrait pas avoir à faire de compromis. Terminus dans trente minutes. C’est en suivant ses rêves que l’on trace sa propre route. Profitez de facilités pour le transport. Nous partageons le même amour de la liberté. C’est bientôt l’heure. L’heure des comptes. Mais je vous interromps, vous imaginez ? C’est la réalité. C’est compliqué. »

 

sur le trottoir devant la maison[s]témoin

J’aimerais vous donner de ses nouvelles, clairement, je ne sais pas. Sa présence ne passait pas inaperçue. Voilà, et vous savez la suite. Il parlait de rien. Lui était médecin et il savait, à la visite d’embauche il aurait pu dire. Jamais on s’est posé la question de la visite inverse. La réponse était inapte. L’usine de la honte. L’usine cercueil. Essentiellement des femmes. Les gens qui habitaient dans la rue sont morts. Non lieu. Il n’y a même pas matière à instruire ou à juger. Dans cette rue y’avait les abattoirs, la spa et l’assédic. Maintenant ils ont mis des sdf. C’est pour dire la vocation de cette rue. Avant c’était une rue ouvrière. Y’avait les grèves, des distribution de tracts. Maintenant y’a quelques entrepôts, c’est des bureaux, artisan du placard, expertise-comptabilité, ils ont acheté ça pas cher. Là où y’a écrit horizon, moi j’ai commencé à travailler là, là où c’est marqué horizon. Le dernier pdg il travaillait là. Avant c’est son père qui était pdg. C’est des verrières. On n’a pas besoin de faire de fenêtres pour les ouvriers, sinon ça les distrairait. C’est la poésie patronale. Mon père avait été licencié comme syndicaliste, je pouvais plus aller à l’école, je suis venue et on m’a embauchée. On rentrait là. À côté y’avait la filature et en haut c’était le filage tressage. Il faisait tellement chaud, ça tapait on demandait au chef de peindre en bleu pour filtrer les rayons du soleil, on prenait les bobines et on les balançait sur les verrières, on les cassait alors ils venaient et ils peignaient. Y’avait des machines qui brasaient partout, vers chaque machine y’avait un nuage de poussière. C’était une atmosphère irrespirable. C’était une machine qui faisait une tresse, une gaine, la machine y’avait un tapis, ça faisait une mèche, on n’avait ni masque ni gant. Toutes les femmes en blouses de nylon, parce qu’en coton ça se collait dessus. On en avait dans les cheveux, les oreilles. Les médecins anesthésient les gens. Y’avait peut-être vingt-cinq navettes qui tapaient tapaient, ça faisait un bruit infernal tout le temps. Au début je venais pour gagner ma vie après je venais pour faire la syndicaliste. Le seul problème qu’on posait pas c’est celui qu’on savait pas. Entre gêné et empoissonné, c’est pas la même chose. Elle respirait pas bien ou elle toussait? On se disait c’est de la poussière. Aucune poussière n’est bonne. On se disait ça se saurait. On voyait des gens qui mourraient mais le lien était jamais fait. Il est mort de façon très rapide. La direction devait s’employer justement à dire ils fument ils boivent ils s’abîment la santé eux-mêmes, les mineurs crachaient leur poumons, les gars du bâtiment dégringolaient des échafaudages, c’est la condition minimum. Ce qui me tracasse beaucoup, c’est peut-être que ça se réveille. Le jour où ils ont annoncé la fermeture les gens étaient désespérés, j’ai demandé d’être entendue, on est rentré tous dans le grand bureau, il était là, elles ont commencé à dire c’est une honte, ce qu’on dit quand on est jeté à la rue et lui il était très surpris, il nous regardait d’un air détaché, y’avait une part d’indifférence, peut-être presque d’indifférence de naissance. C’est le dernier cliché que j’ai. Moteur.

Je suis arrivé tout début janvier. J’ai découvert le site, c’était le moyen âge. Y’avait de la poussière qui était là depuis quarante ans. Au bout des six mois, il avait rien fait, il fallait arrêter toute l’usine. Quels travaux. L’expert a mis huit mois pour faire le voyage, huit mois pour faire son rapport, en tout deux ans. Le pdg a déposé son bilan. Entre nous je crois que la faillite est arrivée au bon moment. Il savait très bien que c’était excessivement dangereux. C’est scandaleux. Ils ont bénéficié de ces experts, de ces médecins qui venaient dire que c’était pas dangereux. Le fils, quand il a pris l’affaire il savait très bien tout ce qu’il fallait faire, il savait.

Nous faisons partie de votre héritage. Vous avez eu le meilleur et nous le pire. Vous avez eu l’argent, nous avons eu la maladie. Il voulait pas faire de travaux. La fortune il l’a pris. Il faut qu’il prenne les victimes aussi. Les patrons ils venaient pas beaucoup, une demie-heure par an. La plainte a toujours pas abouti. Les témoins sont morts. Les accusateurs sont morts. Mais on se dit que ça pourrait donner à réfléchir aux autres. La dignité. Que nous on nous donne le statut de victimes, et lui d’empoisonneur. Que chacun ait sa place. Et que les ouvrières redescendent du bus en chantant. Qu’il ose nous faire face. On lâchera jamais.

(lettre à Chopin)

le tiroir


S. n’habitait la maison[s]témoin que depuis sa construction.
Avait posé la première pierre, avait frotté du plat de la main la première plaque de placo-plâtre.
Avait testé le premier tour de robinet.
S. avait décidé de laisser venir.
Les mots.
Puis de les coller comme ils venaient,
dans l’ordre d’apparition à l’écran de sa vue,
sur des morceaux de cartons étonnement rectangulaires, régulièrement carrés, le plus souvent munis de ces angles qu’on qualifie de droits.
De temps en temps, S. s’arrêtait de tourner dans la maison[s]témoin.
Cessait de regarder par les fenêtres
(les ponts, les travées, les affiches, les barricades, les courbes en hausse à 150 %).
S. lisait alors la récolte de messages ainsi constituée dans le plus heureux des hasards, celui qui s’adressant à S. ne pouvait jamais se tromper.
S. lisait :

« nonchalamment étendus dans la vase du fleuve
au milieu de cette foule de chevaux affolés
PROJETS D’AVENIR
Je m’écriais en moi-même :
cette clef
« ALLONS? JEAN-PIERRE EMBRASSONS-NOUS »
_Vous avez tort de me parler sur ce ton.
_N’y comptez pas !
_Mais si, mais si…
_Je ne vois pas ce que je gagnerai au change !
La porte s’ouvrit silencieusement.
vous imaginez que
_Je vous méprise autant
_Eh bien, mettons que j’en ai assez !
_Si j’étais vous
_Peut-être
_Mardi. _Ce n’est pas mardi. _Est-ce mardi ? _ C’est peut-être mardi.
SE PRÉOCCUPER DES FONDS OBSCURS
_Oui, c’est mardi.
Visser le fond
avec le pointilleur.
RÉVÉLATIONS !
un vrai miracle
directement à votre adresse.
La rivière est barré
et l’eau remonte.
On sent que le pas de l’homme
peut être regardé comme la plus grande
dérivation.
Un très riche et très noble dessein,
nous, à ses pieds,
il nous suffisait de l’apercevoir. »

Une fois ses lectures faites (à voix haute et à voix basse simultanément), S. se repliait en seize morceaux de taille identique et se rangeait dans un tiroir, celui du haut, ou celui du bas, selon la teneur de ses émotions, fugitives, contradictoires, pesantes, enthousiasmantes, incontrôlables, et propres à transformer S. en fumée.
C’est à ce titre que les volutes du S qui lui servait d’initiale lui apparurent comme prémonitoires.

« Vous devez être heureux de votre voyage » lui répondait alors un livre ouvert page 47(une page saturée d’un hasard objectif, millénaire, incompressible et discret).

Il étouffe, dit quelqu’un.

Elle était très habile, elle a donné son portrait au lieu de le vendre.
Plus que satisfaite.
Tout ce qu’elle suppose est que Rose est une rose.
Que suppose l’acheteur de la maison[s]témoin ?
Veut-il vendre son témoignage ?
Une artiste canadienne confronte les objets : statuette de lapin blanc et bouteille de rhum vide.
Elle accroche des couvertures qu’elle a récupérées et réparées.
Que confronte l’acheteur de la maison[s]témoin ?
Que veut-il récupérer et réparer ?
On a tous besoin d’accumuler, dit quelqu’un.
On a tous besoin que quelqu’un fasse appel à notre intelligence sensible, dit quelqu’un (les plus belles chansons, les plus grands artistes, des archives jamais revues, alors que tous nous avons besoin de danser, danser, danser).
On a tous besoin de retrouvailles, de choisir, de vouloir, de nostalgie.
On a tous une bonne raison, dit quelqu’un, de rester jeune.
L’acheteur de la maison[s]témoin cherche la tranquillité.
Entre voie rapide et buissons, il se gare, il éteint la radio de son SUV compact urbain.
Il va accumuler de l’excellence : des meubles neufs agencés au goût du plus grand nombre, et la possibilité de ne pas être remarquable, au point de devenir remplaçable.
C’est ce qu’il désire : se muer en personnalité fulgurante, interchangeable, proliférante, être tout et tout le monde à la fois, anonymement.
Au premier abord, on se dit qu’il s’agit là d’un extrait d’humanité sans contours.
Qu’il s’agit de créer une œuvre artificielle, dépersonnalisée, détachée, impassible.
Bienvenue dans un monde enchanté, dit-il.
Ce qui n’a pas de prix est rare, fait événement, et pourrait bien apporter la pureté et le bonheur, sans trop d’impact émotionnel.
Si j’ajoute du jaune, de l’orange et du magenta, les gens seront fascinés.
C’est ma façon de montrer, dit-il.
La piscine[s]témoin ouvre.
À l’intérieur, tous les nageurs nous fixent sans expression.
Le cimetière[s]témoin est finalisé.
Quand ses grilles s’écartent, elles produisent un grincement accordé aux teintes des tombe[s]témoins, un gris moussu très élégant.
L’acheteur de la maison[s]témoin fréquente la piscine[s]témoin et se promène dans le cimetière[s]témoin, ce qui aide à sa digestion.
Le soir, sur son canapé[s]témoin, il ouvre la bouche en étirant sa mâchoire de façon phénoménale.
Il la garde ouverte.
Elle se transforme en haut-parleur.
Elle crie.
Rose est une rose.
Le supermarché s’étend sur cinq hectares.
S’il y a quelque chose de brillant et d’original, c’est bien le système nerveux.
Au bout de quelques secondes, tout est comme avant.
Dans des statuts facebook, on confronte les définitions de ce qu’est une œuvre d’art.
Le correcteur orthographique de quelqu’un a corrigé le mot œuvre en pieuvre.
Cette certitude est d’une densité admirable, oscillant entre réflexion et confusion, dit quelqu’un d’autre.
L’acheteur de la maison[s]témoin rend compte de tout, au coup par coup, de façon formelle et informelle, dit-il.
Puis il commente : c’est un vieil épisode qu’on a déjà vu.
La maison[s]témoin est le témoin d’effondrements d’autres maisons.
Celles-ci ne peuvent plus témoigner.
Quelqu’un avait perçu des subventions pour réparer des fondations, mais ensuite il a pris l’avion et a pensé à autre chose.
Le kérosène et les arbres se combattent dans les airs
L’affrontement est non équitable.
Le pouls est trop rapide.
On va le perdre.
Il étouffe, dit quelqu’un.
Les troncs sont découpés, broyés, petit bois et copeaux pour cheminées.
L’acheteur de la maison[s]témoin n’a pas peur des fissures.
L’acheteur de la maison[s]témoin ne craint aucune moisissure.
« Tout a un prix » est l’expression qui reste, après lavage.

Négocier

L’agent ne comprend pas tout de suite. Le client voudrait acheter la maison témoin. Non pas une maison qui deviendrait la sienne sur le modèle de la maison témoin et sur le terrain de son choix, mais la maison témoin, ici, à cet endroit, telle qu’elle est meublée et placée. L’agent part dans un fou rire quand l’autre lui dit, très sûr de lui, comme une réplique de cinéma : « citez-moi une chose dans ce monde qui ne soit pas négociable » ; car il va devoir expliquer que le canapé convertible n’est pas réellement convertible, que les livres sont faux, les DVD aussi même si la télévision fonctionne (alors qu’elle ne devrait pas, d’ailleurs l’agent précise que la télé ne fonctionne pas), et s’il y du courant il n’en est rien de l’eau et de toute façon aucun robinet, aucun tuyau n’est raccordé ; et les toilettes ne sont pas faites pour être utilisées ici.

Je ferai raccorder. Je peux payer ce que vous voulez.

Voilà, l’agent ne trouve plus de mot. Après tout, pourquoi pas. Mais… si près des piscines et du cimetière témoin, ici, vraiment ? Pourquoi pas. Il n’y aurait qu’à signer au bas de quelques pages, chez le notaire, et donner les clés. Et ce serait terminé de cette maison témoin, il faudrait à nouveau en construire une, trouver un nouvel emplacement, changer la vue des bacs bleus plantés sans raison dans le sol au lieu de briller d’eau chlorée, pour des véhicules hybrides peut-être, ou des tracteurs et tondeuses John Deere, des campings-cars.

Et que deviendrait cet acheteur, ici, serait-il témoin, pourrait-on le visiter, l’évaluer, l’acheter ? L’argent avec lequel il achète, s’il s’agit d’un prêt, a quelque chose de témoin puisqu’il sera créé pour l’occasion, ne se transformant en « argent » que par le paiement des intérêts. À moins de payer cash, il ne s’agira jamais de monnaie, d’un salaire viré qui serait le fruit d’un travail. Le remboursement de l’emprunt transforme le fruit du travail tout d’abord en néant, puis en intérêt, pour la banque, qui paiera ses employés pour partie, et surtout placera cet argent qui sera alors de nouveau transformé en néant de pierre, immobilisation quelconque. Pas exactement néant mais droit de propriété, quelque chose qui aurait pu s’arranger autrement. Tout cela fonctionne parce qu’il s’agit d’un mythe auquel toutes les parties croient. L’argent, la dette, la raison sociale, l’État. Contrats tacites que personne n’ose déchirer.

L’agent se dit qu’il reviendra après l’installation de son client, voir si la chose peut se faire, s’il peut recruter cet homme pour devenir agent immobilier, qu’il fasse visiter sa maison et essaie d’en vendre des exemplaires pour le compte de l’agence.

les listes et les podiums

Je ne me souviens pas exactement de ce qu’il y avait sur cette liste, des sortes de résolutions, et en toute fin celle de ne jamais faire de liste.

Ce dont je me souviens est haineux surtout, mais je ne sais pas dans quelle mesure l’hippocampe du cerveau doit être tenu pour responsable et comment, de quelle façon, quoi, avec quel outil, comment pourrait-on – un deux trois quatre dit le mec au téléphone dans la cour – étudier ou même tout simplement reconstituer ce qui amène à ça, à la détestation des différences – la grille de la cour claque de façon très reconnaissable en se refermant, le mec un deux trois quatre est très différent de moi, je ne le déteste pas mais je suis tout à fait capable de détester qui s’érige qui se porte garant, qui refuse d’accorder, qui n’imagine pas se tromper, qui prend l’espace et la parole, ce serait trop compliqué de faire une liste, surtout sachant que certains paramètres de reconnaissance de ces qui détestables sont diffus, de l’ordre du sensible, et tiennent à une manière de prononcer certains mots, avec une certaine torsion de la bouche, par exemple en s’érigeant, se portant garant, refusant d’accorder etc.

Ensuite il y a beaucoup d’avis qui sont donnés sans préavis.
On cherche la poule qui sait compter ou le poulpe qui donne des résultats de paris sportifs.

Finalement, recopier intégralement, ou pratiquement intégralement, le discours d’une chaîne de téléachat est reposant, parce que le détestable se montre tout clair, sans masque, pas besoin de se fatiguer à le débusquer ou à le traduire. C’est l’éloge de la différence – plus exceptionnel, meilleur, performant, ça va vous changer la vie – mais d’une autre différence, celle qui nous rapproche de l’exception admirable. Le téléachat installe des nuées de podiums sur tous les emplacements, même quand il s’agit d’un coton-tige ou d’un parapluie pour que nous devenions tous l’exception admirable. Ne pas être comme les autres, c’est être meilleur – plus exceptionnel, performant – que les autres, ce qui est un abîme sans fond, car si ça fonctionnait avec cent pour cent de réussite, à la fin nous serions tous identiques. C’est reposant de voir à l’œuvre cette schizophrénie. Mais quel outil, comment, avec quoi, tirer des conclusions, sauf en détestant ce détestable.

Les décorations de noël sont en place, les rues ont été bloquées très peu de temps pour que les boutiques n’aient pas à en subir les conséquences, en termes d’accès, ventes, black-friday. Certaines guirlandes lumineuses ont peut-être été installées de nuit. À la devanture du magasin de jouet du centre-ville, un père noël ventru de douze centimètres sourit dans la nacelle d’une montgolfière tissée. Aucun jouet n’est à moins de cent cinquante euros. Le pull moutarde dans la vitrine d’à côté est en solde à deux cent vingt-cinq euros. Il en faut deux pour obtenir le prix d’une paire de chaussures. La ville est calme. C’est en périphérie qu’on brûle des pneus. Ce sont des différences visibles, des podiums bien installés. La haine aussi veut son podium. La ville est calme. Il n’y a pas de mère de famille tuée sur son palier à coups de couteau ici, comme dans d’autres villes. C’est peut-être une question géographique. On pourrait se dire – comment, de quelle façon, quoi, avec quel outil, comment pourrait-on, un deux trois quatre  – que les différences – de prix et de couteaux – sont géolocalisées. Peut-être même qu’il existera bientôt une application pour téléphone où les podiums apparaîtront en temps réel sous une tête d’épingle rouge ou verte en forme de goutte d’eau stylisée inversée. Une qui sert le café avait un bleu au visage l’autre jour et les yeux rouges. L’étrange, c’est qu’elle ne se trouve pas en périphérie. La chaîne du téléachat est dans toutes les télévisions, peu importe leur emplacement. C’est pareil pour les bleus, ça l’est moins pour les jouets en bois faits à la main, les montgolfières tissées de quinze centimètres de haut en soie et les vêtements moutarde. Historiquement, c’est un peu comme les chambres de bonnes toutes au rez-de-chaussée. Il y a une ville en Amérique du sud dont les quartiers les plus privilégiés se trouvent sur les hauteurs, et les zones pauvres en bas. Quand les pluies dévalent les pentes, qu’elles engorgent des rigoles parfaitement goudronnées, s’y engouffrent, longeant les interphones des portails électriques, passant devant des escaliers à double volée donnant sur des statues au centre de parterres fleuris, elles inondent les cabanes de bois et de tôles ondulées, elles les recouvrent, elles les pourrissent et elles les noient, avec des gens à l’intérieur. La haine de qui s’érige de qui refuse d’accorder s’écoule, simplement, au grand air.

Après, il y a ce souci dès qu’on écrit, d’arriver à une conclusion. De faire une démonstration. Ou un portrait. De donner à voir un angle qui ne serait pas commun, ou qui serait différent. C’est peut-être la corrosion qui gagne. L’acide du podium se répand. Dès qu’on écrit, et sans qu’on le formule, même sans qu’on veuille s’y intéresser, arrivent les différences, le haut, le bas. La sélection. Écrire c’est sélectionner. Recopier c’est sélectionner ce qu’on va recopier.
Même la longueur d’un texte est soumise à la sélection : trop longue pour un billet en ligne sur le net comme ici, trop courte pour un livre. Si je choisis d’écrire un texte trop long pour être lu en ligne, est-ce que c’est pour déjouer ce principe ou pour faire différent ? (me la jouer ?) Comment – quel outil, comment savoir, comprendre, répondre, et où se terrent les illusions, sur soi et sur le reste, celles qu’on voudrait avoir, celles dont ne sait pas qu’elles nous collent aux talons.

« Il y aurait plus de mondes potentiellement habitables dans l’Univers que prévu », me dit un site. Juste après m’avoir demandé
« Qui est Jesus ? » et
« Comment préparer une pizza parfaite selon la science ? ».
Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si dans ces mondes aussi il y a obligation d’agencer en vue de démontrer, et si tout s’organise hiérarchiquement, même la pluie.

Un nom à chacune d’elles

J’aurais voulu ne pas y être allée. Ne pas parler des noms des hommes des noms des femmes et du fait qu’elle voulait préférait qu’on la désigne en employant le terme masculin parce que c’est neutre elle disait. Sinon elle se sentait au rabais c’est ce qu’elle a dit. J’aurais voulu ne pas dire que la langue n’est pas neutre qu’elle est tordue ou lui dire que si toutes les femmes faisaient comme elle rien ne changerait ce serait toujours le masculin qui aurait la légitimité du non rabais. Il y a un risque à prendre à ne pas être dans l’exactitude et j’ai été brouillon. J’ai lancé l’académie française richelieu une volonté politique acteur actrice mais actrice voyez-vous on pouvait le dire parce qu’une actrice était considérée comme une catin une moins que rien autrice ça a été gommé ça veut bien dire quelque chose ? je l’ai dit de façon brouillon elle n’a pas entendu. Elle a dit qu’elle aimait le papier tourner les pages qu’il fallait avoir du temps pour lire que si le livre était trop bon elle ne s’endormait pas avant quatre heures du matin parce qu’elle voulait savoir la fin. Je n’ai rien dit j’ai même souri j’ai même approuvé comme si c’était le cas pour moi aussi alors que je ne lis jamais pour savoir la fin alors que je lis pour la phrase elle-même son entièreté et pour sa force sa capacité à réussir à ne pas trahir comme je l’ai fait en souriant approuvant sa force à rester dans la durée à être une sorte de bascule sans objectif la phrase comme une bascule qui tangue sans se démener pour obtenir ce but si vain d’arriver à une fin. J’aurais voulu être capable de dire les publicités ont une fin un objectif les émissions de télévision qui font le buzz ont une fin un objectif chaque prise de parole chaque clash chaque énormité est destinée à basculer vers la fin de sa répercussion puissante l’objectif du déversoir et du brouillage l’objectif de donner du volume. Je n’ai pas été capable de dire que je déteste d’une grande force le volume inapproprié. Que mon emploi celui que je me suis assigné c’est de détourner le volume fort le volume éclatant de me tourner vers l’inaudible. J’aurais voulu ne pas y être allée pour parler de mon sommeil haché. C’était une impossibilité. J’aurais voulu qu’elle ne polarise pas sur le morceau de chair qui me manque et ma féminité pas de problème elle disait j’en connais d’autres qui n’ont pas de problèmes la société fait pression il ne faut pas se laisser faire elle l’a dit tout en se laissant faire en acceptant l’idée d’être elle-même au rabais à cause de quatre lettres en plus et mon sommeil haché s’est encastré dans la société et dans mon problème qui n’est pas un problème mais qu’on appelle quand même problème quand je dis que la langue est tordue. Parce que je n’ai pas su raconter ce qui me réveille. Des ouvriers travaillent. Ce sont des artistes. Ils veulent donner des noms aux profils des lionnes. Un nom à chacune d’elles. L’intérieur de la grotte se déploie comme un grand drap qui sèche. Une danse de lignes dit quelqu’un. La lionne qui renifle. La lionne qui grogne. Ça lui sort du cou dit quelqu’un. C’est le même artiste qui les a peintes dit quelqu’un je reconnais sa danse. On ne sait pas son nom. Jamais ne sera évoqué à aucun moment ni même pensé que cet artiste du temps de la préhistoire est peut-être une femme. Le profil le dernier profil celui qui a été peint en dernier se trouve au centre. C’est celui que l’on voit en premier. C’est vers lui en attendant de le peindre que l’artiste a travaillé. Mais ce n’est pas une fin. C’est un milieu. « Il dessinait pas mal ce mec » a dit cette autre femme et le quelqu’un l’a approuvée.